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         Les consignes étaient formelles : à la tombée de la nuit, chacun des deux groupes d'exploration devait trouver un endroit facile à défendre pour y installer un campement regroupé, Lermontov et les autres restant, quant à eux, prudemment en arrière, hors des limites proprement dites de la Ville. Pour ne pas perdre l'effet de surprise du lendemain. Les jours suivants, on aviserait en fonction des résultats. Malgré le froid et la neige, Blois avait refusé d'investir les ruines encore en partie habitables d'une quelconque maison. Trop difficile d'en sortir en cas de coup dur. Il avait préféré arrêter son choix sur une grande bâtisse ouverte aux quatre vents, probablement un hangar ou un entrepôt dans les temps anciens. Il était à présent difficile de dire, au vu de ces éboulis de pierres, de morceaux de bois, de tôles disjointes, dans ce capharnaüm invraisemblable amassé au fil des saisons par tant de rôdeurs et le mauvais temps, ce qu'on avait bien pu jadis y abriter. Mais les murs de l'édifice semblaient encore en bon état et les protégeraient de la neige qui pour l'instant, heureusement, ne tombait plus. Surtout, la retraite en était facile ce qui rassurait Blois, mal à l'aise depuis qu'ils s'étaient enfoncés plusieurs heures auparavant dans la Ville. Ils avaient pénétré comme prévu par l'est, Launois progressant à l'ouest. Une fois atteinte l'extrémité nord de la Ville, ils devaient rebrousser chemin et faire leur liaison avec Lermontov et les autres qui, si tout se passait bien, devraient être en pleine opération de ratissage. Ce qui avait d'abord frappé Blois dans ces ruines, ce qui avait accru son sentiment d'insécurité, c'était l'absence totale de vie. Pas un bruit. Pas un mouvement à part quelques oiseaux loin dans le ciel grisâtre. Pourtant, il était impossible qu'aucune créature ne se soit abritée entre ces pierres tourmentées. Au moins des rats, voire des chats ou des lapins. Et sûrement bien plus. Mais rien. Ils n'avaient rien rencontré. Cela laissait supposer que, par un moyen mystérieux, les habitants ordinaires de la Ville étaient prévenus de leur présence, qu'ils les surveillaient peut-être, et qu'ils les laissaient avancer, attendant le moment propice pour fondre sur eux. Peut-être Launois avait-il eu plus de chance - ou de malchance ? Blois n'avait rien entendu mais cela ne voulait pas dire grand chose puisqu'il avait été convenu de ne pas utiliser les armes à feu, trop bruyantes, en cas de mauvaises rencontres... Lydia toucha Blois à l'épaule et lui tendit un peu de viande séchée.

              - C'est calme, chuchota-t-elle.

         Blois haussa les épaules avant de réaliser que la jeune femme faisait allusion au comportement de Camille qui, évidemment dispensée de veille, s'était enveloppée dans son sac de couchage, bien à l'abri dans l'obscurité du recoin qui leur servait de base principale dans l'entrepôt. Scorpion était à ses côtés, Blois n'ayant pas voulu attacher la jeune femme. Lydia effleura sans un mot le bras de son chef et se dirigea de sa démarche féline vers l'extrémité du bâtiment pour sa partie de veille, à l'extrême opposé de l'endroit où veillait Caspienne. Curieusement, plus que Camille, c'était le grand soldat qui préoccupait Blois. Probablement mécontent de l'absence de Jan, sa partenaire habituelle, et cela en raison de la présence de Scorpion, l'homme semblait de fort mauvaise humeur. Lui qui était généralement assez renfermé n'ouvrait plus la bouche et jetait sur tous un regard mauvais. Blois se demandait si cette colère rentrée risquait de le rendre moins efficacement opérationnel. Ça, ce serait un ennui majeur. A l'inverse, l'attitude de Camille était rassurante : par deux fois au moins, elle aurait pu se fondre dans les ruines et disparaître avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir. Mais elle n'avait pas eu la moindre hésitation, le moindre tressaillement. Au contraire, elle les avait attendus sans sourciller avec, selon Blois, une lueur de défi dans ses yeux gris. Aurait-elle enfin compris ?

         Blois n'avait pas sommeil. Il aurait dû chercher à se reposer avant son tour de surveillance mais il n'y arrivait pas. Cela se produisait souvent depuis quelques temps et commençait à le préoccuper mais il n'y pouvait rien. Cette fois-ci, c'était certainement l'endroit qui était responsable de son insomnie. Cette ville. Cette jungle de pierre et de débris divers qui finissait par lui peser. Contrairement à ce qu'il avait pu croire, la Ville vivait la nuit. Il distinguait à présent des bruits multiples, d'autant plus effrayants qu'il ne savait souvent pas à quoi les rapporter. Dans la campagne, dans la forêt profonde même, jamais cette apparence de vie nocturne ne l'avait impressionné. Mais ici tout était différent. L'obscurité, pour qui voulait écouter, était emplie de sons étranges, de craquements, de chuintements, de crissements, terrifiants par leur insignifiance et leur sonorité à la limite du perceptible. Le froid qui tordait les choses, la neige qui pesait sur les restants de ferraille, la glace qui figeait la pierre, un écoulement souterrain, l’écho d'un animal nocturne cherchant sa pitance, toutes ces explications s'imposaient à Blois sans le convaincre. Malgré son expérience, ses années de traques, ses livres, il ne pouvait s'empêcher de penser aux fantômes des habitants de jadis venus réoccuper leurs anciennes demeures. En ces temps de superstition revenue, les présences invisibles, les puissances mystérieuses, les forces incontrôlées et hostiles qui guettaient dans on ne savait quel but les vivants sans défense, dictaient, même à Blois, leur domination insécuritaire. Il se demanda ce que pensaient les autres. Étaient-ils comme lui repliés dans leur peur de l'inconnu, de l'étrange, de l'irrationnel ? Ou n'était-ce que le tribut qu'il devait payer, lui, à ses angoisses personnelles? Il se retourna sur sa couche dans un mouvement brusque qui déclencha, à ce qu'il lui parut, un vacarme immense. Vaguement honteux, Blois sentit qu'il ne pourrait pas dormir du tout. Il se releva silencieusement et, lentement, il franchit les quelques mètres le séparant de Lydia, immobile à son poste de surveillance. La jeune femme l'avait entendu venir et lui tendit la main en signe de bienvenue. Il s'assit près d'elle, et, presque aussitôt, il l'attira contre lui, dans un geste d'amitié soudain et irrépressible. Elle laissa aller sa tête sur son épaule sans parler. Ces gestes d'affection étaient rares en mission mais il se sentait tout à coup si proche d'elle qu'il avait besoin de son contact physique. Il en fut immédiatement rassuré. Ce n'était certainement pas Lydia qui se serait laissé aller à craindre les ombres de la nuit. Pour elle, les ombres en question étaient toujours, humaines ou non, des ennemis bien réels, à combattre sans état d'âme. Blois caressait doucement les cheveux de sa compagne, pensif mais à présent détendu. Si la jeune femme était étonnée de cet inhabituel mouvement de tendresse, elle n'en montra rien. Jamais, même au cours de leurs relations amoureuses, ils n'avaient été aussi proches l'un de l'autre. Plus tard, il lui proposa d'assurer seul la surveillance. Il devina le mouvement négatif de la tête qu'elle lui adressa en réponse et il n'insista pas. Ils restèrent longtemps, immobiles, à fixer l'épaisseur de la nuit puis à voir apparaître l'aube blafarde qui redonnait à tous objets cette impression de familiarité incertaine. Blois eut soudain l'impression d'être observé. Il se retourna vers l'intérieur des ruines. De son regard clair, Camille les observait. Quand elle se vit repérée, elle ébaucha vers le couple un sourire furtif et tourna les talons. Serp la suivit en reniflant ses traces mais les yeux du grand chien ne quittèrent pas Blois jusqu'à ce qu'il se soit à son tour fondu dans l'obscurité du hangar.

     

     

         Le froid était perçant. Malgré ses nombreuses vestes, Lime le sentait qui gagnait progressivement son corps. Pourtant, il ne faisait pas un geste, bloc de pierre fondu dans le paysage figé. Il était la proie de sentiments contradictoires : terrorisé sans doute de se voir ainsi en plein air à cette heure de la journée mais également prodigieusement intéressé par l'imprévu soudain de sa vie. A l'abri de la carcasse de la voiture, par la portière à demi ouverte, il pouvait jeter un regard plongeant sur le hangar aux trois-quarts effondré dans lequel, il le savait à présent, les étrangers avaient trouvé refuge. Il avait fallu toute l'autorité de Jacmo pour qu'il consente à se mettre en piste dès le lever du jour mais il ne le regrettait plus. Lime repensa à la séance de la veille, dans le tunnel. A l'air d'abord incrédule, puis furieux, puis intéressé de Jacmo quand Tronche et lui étaient venus l'avertir de la présence des intrus sur leur territoire. Même Lady avait, pour une fois, paru concernée. Tronche ne disant comme à son habitude rien, c'était lui, Lime, qui avait répondu aux questions sans cesse répétées du chef : « c’était qui, ces mecs ? D'où qu’ils venaient ? Qu’est-ce qu’ils voulaient vraiment au juste ? Qu’est-ce qu’on pouvait bien leur piquer ? » Personne, bien sûr, ne savait et Jacmo avait exigé plus de renseignements. Il avait ordonné qu'on suive leurs traces, dès le petit matin. Lime se félicitait d'avoir osé, malgré ses réticences, s'être mis en route si tôt. Il recommençait à neiger et les traces trop visibles il y avait encore quelques instants devaient maintenant être effacées. Aucune importance puisqu'il savait à présent où ils se cachaient. En fait, si on voulait bien y réfléchir deux secondes, toute l'opération reposait sur lui et Lime s'enorgueillissait de sa subite toute nouvelle importance. Il renifla avant d'essuyer, par un geste lent de la main, la morve qui lui coulait sur le menton. La veille, dans le tunnel, par précaution, ils n’avaient pas allumé leur minable feu habituel. Ils s'étaient partagé les restes glacés d'une quelconque bestiole puis, profitant du sommeil de Jacmo, Lady, pour la première fois, était venue se coller à lui. Lime avait pu la tripoter à son aise, vieux rêve sans cesse ressassé et enfin réalisé. Il avait encore sous ses doigts l'exquise sensation de l'élasticité des seins lourds et de la chaleur des cuisses de la fille. Le souvenir précis lui provoqua une érection immédiate. Bien sûr, la salope n'avait pas voulu aller plus loin mais Lime ne doutait pas, un jour proche, de parvenir à ses fins. Si, d'une manière ou d'une autre, il arrivait à débarrasser le quartier de ces étrangers, ce serait lui le plus fort. A lui la gloire. Alors, à lui aussi la garce ! Lime en salivait à l'avance. Ce serait lui le patron : pour la première fois, il avait enfin la donne.

         Il se renfonça dans les débris de la voiture, rentrant inconsciemment sa tête dans ses épaules. Il avait cru percevoir un mouvement dans le hangar. De l'autre côté, ce connard de Tronche, avec sa vue basse et son esprit obtus, n'avait aucune chance. Tout juste capable de se faire allumer. Lime, lui, était patient et malin. Très malin. Un vrai smartie (1) ! Il attendait le bon moment. Il serra son pique-feu dans ses doigts gourds. Même le loup, à présent, ne lui faisait plus peur. Il n'avait pas de plan précis. Il savait seulement qu'ils étaient trois. Plus le loup. Mais il avait pour lui l'effet de surprise. Il fallait seulement attendre qu'ils se séparent, ces nases, - inévitable, ne serait ce que pour pisser - et alors à lui de jouer. Frapper l'isolé avant même qu'il se rende compte, sans qu'il pousse le moindre cri. Ni vu, ni connu. Après, no problemo. Ne voyant pas revenir leur pote, v'la les autres qui partent chacun de leur côté à sa recherche, se répétait Lime. Et hop, encore un bon coup de pique-feu sur le cigare du suivant. Le dernier, ce serait le plus dur, à cause de la bête. Mais plus il y pensait, plus Lime se disait qu'il avait tous les atouts dans sa manche. La surprise, la connaissance du terrain même si les ordures l'entraînaient un peu loin. Dans les limites de la ville, il était le roi. Quelle jouissance, ensuite, de revenir expliquer ses exploits à Jacmo. Le trouduc attendait des renseignements et lui il ramenait l'affaire emballée. Mais faudrait faire vite pour décortiquer les radacs (2). Après évidemment. Pas question de risquer quoi que ce soit avant qu'ils soient tous dégommés. Ramènerait Jacmo et les autres ensuite pour le festin. Après s'être servi. Mais gaffe aux rôdeurs toujours possibles. Y avait seulement qu'à bien repérer où il cacherait les corps des étrangers. Y aurait que lui qui saurait. Lui. Toujours lui. Le roi que je vous dis. Il en bavait à l'avance. Marrant quand même comme tout peut arriver à qui sait... Les hurlements soudains arrachèrent Lime à son extase. Il se renfonça dans sa cache, puis risqua un œil. Rien ne bougeait pourtant. Les hurlements avaient cessé et le silence épais était retombé sur la blancheur. Puis des bruits de... sifflets. Puis plus rien. Lime ne comprenait plus. Qu'est-ce qu'ils pouvaient donc bien foutre, ces cons-là ?

     

     

         Le chien s'était mis à grogner doucement, sur un rythme soutenu que rien ne semblait pouvoir arrêter. Il fixait avec intensité un coin du hangar mais l'objet de sa méfiance était plus loin, au delà même de l'éboulis informe qui prolongeait le bâtiment. Le grognement avait figé tous les mouvements du petit groupe qui s'apprêtait à partir. Silencieuse comme un serpent, Camille s'avança vers le bord du hangar, jusqu'à la limite ultime de l'ombre. Blois qui l'avait suivie vit ses yeux gris se plisser dans son effort d'identification. Elle leva le bras et lui désigna un point sur un mur écroulé qui bordait l'autre côté d'un espace découvert assez vaste. D'abord, Blois ne remarqua rien puis il lui sembla en effet distinguer une ombre un peu plus grise. Quelque chose de vivant. Qui ne bougeait pas. Qui les observait peut-être. Ils se renfoncèrent en arrière sans un bruit.

         Blois évalua rapidement la situation. Un inconnu, ici, à les observer, ça ne voulait rien dire de bon. Il adressa un geste silencieux à Caspienne pour lui faire comprendre qu’il devait entamer un mouvement tournant, par l’arrière, pour surprendre l’intrus. Scorpion serait sa couverture. Camille, qu’en apparence on libérait ainsi, ne broncha pas. Restait à faire se rabattre l’inconnu vers Caspienne lorsque celui-ci serait en position. Cela gênait Blois de démasquer son groupe, de risquer la vie d’un de ses soldat. C’était donc à lui d’assumer. Toujours en silence, il grimaça à l’intention de Lydia qui se tenait immobile près de lui. Il cherchait à lui faire comprendre qu’il souhaitait l’avoir en appui tandis qu’il s’avancerait à découvert mais il arrêta ses explications. On venait de lui tirer sa manche droite et il sursauta. Ce n’était que Camille qui s’était approchée d’eux et lui indiquait du doigt le chien qui grondait doucement à ses pieds. C’était bien sûr la solution et Blois se félicita de l’idée. Avec un sourire furtif, il hocha affirmativement la tête. Lydia était toujours aussi immobile.

         Plusieurs minutes s’écoulèrent sans que rien ne se passe puis ils entendirent le sifflet lointain, presque inaudible, de Caspienne. Le soldat avait rejoint son poste. Blois se tourna vers Camille qui, immédiatement, émit un léger bruit de la bouche à l’intention de son chien. Contrairement à ce qu’avait anticipé Blois, la bête ne se rua pas en direction de l’intrus. Serp sortit du hangar par le côté gauche, lentement, presque hésitant tant il ne semblait guère se presser, mais sans quitter une seconde des yeux la masse grise qui se confondait totalement avec le mur, de l’autre côté de la cour, et qui, méfiante, s’était probablement renfoncée entre les pierres. Le grand chien rampait doucement dans un extraordinaire mouvement tournant qui le rapprochait inexorablement de sa proie. Sa masse sombre, parfaitement visible sur le fond de neige fraîche, lui conférait une apparence presque diabolique et Blois, qui en avait vu bien d’autres, dut se retenir pour ne pas frissonner tant la vision de l’animal paraissait surnaturelle. Alors qu’il était à trois ou quatre mètres de l’endroit supposé où se tenait l’inconnu, celui-ci se dressa soudain dans un grand cri de terreur. Tout se passa très vite. A peine l’étranger avait-il fait demi-tour pour ce qui semblait devoir être une fuite éperdue qu’il se heurtait à Caspienne qui, d’un seul coup, l’assomma de sa batte dressée. Les ordres de Blois étaient stricts : on ne tuait personne sans avoir pu au préalable interroger le gibier. L’homme s’écroula sans un bruit et Caspienne siffla pour signifier la fin des opérations. Le chien vint renifler le corps à présent inerte et, satisfait, retourna vers le hangar et sa maîtresse.

              - Ben, ça alors, je dois dire que c’est quand même quelque chose que cette bête ! murmura Blois. Tu l’as drôlement bien dressé... adressa-t-il à Camille.

         Flattant avec satisfaction les flans de son chien, pour la première fois, Camille condescendit à parler un peu longuement.

              - Non, tu te trompes, Blois. Camille n’a rien appris au dogue. Le dogue sait chasser tout seul. Il sait qu’il ne doit jamais attaquer sa proie de face. Il sait qu’il doit aller contre le vent. Il l’a toujours su sans doute. Camille n’est pour rien dans tout ça.

         La jeune fille souriait franchement, d’un sourire éclatant et naturel, qui découvrait ses dents parfaites. Blois qui l’observait toujours avec surprise la trouva soudain extraordinairement séduisante. Il se rendit compte qu’il avait affaire à une femme différente, une femme à la réelle beauté mais d’une beauté maléfique pour un homme comme lui. Il baissa les yeux. Lydia n’avait pas esquissé le moindre geste depuis le début de l’opération. Elle s’était contentée d’observer la scène et, à présent, elle dévisageait Camille avec attention. Sa méfiance quelque peu assoupie ces dernières heures était revenue, décuplée tout à coup. Le retour de Caspienne qui tirait en ahanant le corps de l’inconnu détourna son attention mais sa suspicion envers Camille avait de nouveau envahi tout son être et elle savait qu’il lui faudrait certainement longtemps avant qu’elle ne s’efface.

     

     

              - Alors, t’es qui toi ? grommela Caspienne.

         Tronche essaya de se libérer mais ses liens étaient bien trop serrés. Il retomba en arrière contre le mur du hangar et secoua la tête pour chasser le mélange d’eau et de neige que venait de lui lancer le grand soldat. D’un air hagard, le prisonnier observa furtivement Blois et Camille qui se tenaient debout près de lui. Mais plus que ces étrangers auxquels il ne comprenait rien, ce qui l’effrayait, le terrorisait au plus profond de son âme, c’était le loup dont il apercevait la masse noire à quelques mètres. Une réminiscence lui revint furtivement, lui rappelant que, dans son enfance déjà, il avait eu affaire à ces animaux. Le temps d’un éclair, il se revit courant en hurlant de peur pour fuir une meute de ces monstres tandis que sa mère se laissait rejoindre, par fatigue extrême ou plus vraisemblablement pour protéger sa fuite. C’est comme ça qu’il s’était sauvé, Tronche, jadis. Il était si jeune qu’il n’en gardait guère de souvenirs, seulement une impression de danger absolu et cette peur irraisonnée des loups qui faisait parfois tant rire ses copains. Tout au long de ses années de galère, presque chaque nuit, le cauchemar des loups était venu le tarauder pour des réveils en sueur, le cœur battant à se rompre, avec même quelquefois des gémissements involontaires dont il n’avait nulle conscience et dont les autres avaient fini par s’accommoder, des minutes d’horreur absolue qui l’obsédaient avant que la réalité du quotidien ne refoule la vision atroce au plus profond de lui, endormie quelques heures mais prête chaque fois à resurgir pour une nouvelle épouvante.

           Le coup de pied vicieux de Caspienne dans ses côtes le fit grimacer de douleur.

              - Alors, ça vient ou j’te rafraîchis la mémoire ? hurla le soldat.

            - J’cause pas, rétorqua Tronche d’une voix de basse presque inaudible.

           - Ah, tu causes pas. Ben, c’est c’qu’on va voir, mon bonhomme.

         D’une seule main, en dépit de la corpulence de son prisonnier, Caspienne mit Tronche debout et, le forçant à conserver un équilibre précaire, lui asséna une gifle violente pour faire bonne mesure.

             - J’cause pas, répéta Tronche. Cette fois-ci, sa voix s’était comme raffermie et, de ses yeux myopes, il défiait le soldat.

        Caspienne prit le temps de réfléchir à l’endroit le plus sensible pour asséner son prochain coup. Ses yeux se plissèrent de colère et de plaisir malsain et il levait déjà le poing quand la voix douce de Blois lui fit suspendre son geste.

                - Attends. J’ai peut-être un moyen...

      Camille contemplait la scène d’un œil tranquille. L’interrogatoire de l’inconnu lui en rappelait un autre mais, cette fois-ci, elle se trouvait du côté des plus forts. Elle n’en éprouvait ni contentement, ni remords. Elle se contentait de suivre les événements en observant avec attention les regards que l’inconnu jetait à Serp, comme si la seule présence du chien était plus effrayante pour lui que celle du soldat qui le torturait.

    [Camille sait ce qu’il faut faire. Camille sait que l’homme a peur du dogue. Elle peut faire dire à l’homme qui il est et pourquoi il les surveillait. Un seul mot de Camille et l’homme dira tout.]

         Blois se tourna vers elle. Il avait eu la même idée et, d’un geste du menton, il désigna Serp. Cette fois, Tronche réagit. Il fit un bond en arrière, parvenant avec difficulté à conserver son équilibre et il hurla :

              - Non, pas ça ! Pas le loup ! Pas le loup !

          De sa même voix douce, Blois lui répondit :

              - Alors, je t’écoute, mon petit vieux.

         Tronche avala sa salive avec peine, chercha à formuler ses mots, ouvrit la bouche puis ses yeux s’écarquillèrent d’une intense surprise. Un flot de sang jaillit de ses narines et de sa bouche et il s’écroula sans un mot. Tous les autres firent un bond de côté et regardèrent avec stupéfaction la flèche qui s’enfonçait en plein milieu du dos du cadavre. Tronche n’aurait plus jamais peur des loups.

     

    (1) smartie : individu d’intelligence supérieure

    (2) radac : cadavre

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         Le froid était venu d'un coup. La veille encore, il flottait dans l'air comme une douceur étrange, l'apparence d'un début de printemps, malgré les feuilles jaunies des arbres et la terre qui paraissait par instants s'endormir. On savait bien que cela ne pourrait pas durer et qu'il faudrait tôt ou tard payer son tribut à la morte saison mais on ne voulait pas encore le croire. Pourtant, au soir déjà, on avait pu sentir un frémissement, une espèce de souffle frais venu du passé. Les anciens, les plus vieux en réalité, avaient levé le nez vers le ciel encore pur. Ils avaient contemplé les quelques nuages qui jouaient à se poursuivre nonchalamment et avaient haussé les épaules sans rien dire. Quelque part au fond d'eux, leurs os leur soufflaient que c'en était bien fini de cette halte inattendue dans la clémence et que les pluies des semaines précédentes étaient bien ce signe avant-coureur du temps des frimas qu'ils avaient cru déceler. Le lendemain, avant même que les plus matinaux n'ouvrent leurs portes, la neige était là, omniprésente, envahissante, aussi belle que dans les souvenirs mais traînant avec elle son cortège prévisible de privations et de difficultés et la perspective angoissante de ces longues journées glacées, si dures pour tous, si tristes. Seules les quelques sentinelles de faction avaient eu le temps de se préparer en observant, un à un puis en volutes serrées, les flocons recouvrir le Village endormi. Depuis plusieurs saisons, la neige était présente chaque année sur les collines et les forêts et c'était uniquement la soudaineté de son attaque qui avait cette fois-ci pu donner un motif de surprise.

         Blois resta quelques secondes interdit sur le pas de sa porte. Lui n'avait rien pressenti et, immobile dans le froid soudain, il frissonna avant de retourner chercher la lourde pelisse qu'il enfilait en pareille circonstance par-dessus sa veste de cuir trop légère. Il revint contempler la blancheur qui continuait de tomber et qu'il devinait à peine. Pragmatique, il chercha à évaluer ce que cette apparition soudaine pouvait changer à leurs plans concernant le nettoyage de la Ville. Pourrait-on mieux s'y cacher ou, au contraire, la neige trahirait-elle plus facilement leurs ennemis ? Il se mit pensivement en marche pour la salle du conseil où devait déjà l'attendre Lermontov. Le jour n'était pas encore levé. Seule une lueur incertaine derrière le sommet de la colline l'annonçait pour bientôt. Il tendait sa lampe à huile à bout de bras. Le sol crissait sous ses lourdes bottes ce qui le rendait particulièrement attentif et un flocon, de temps à autre, le faisait cligner des yeux. Bien que le Village ne soit jamais particulièrement bruyant, il régnait ce matin-là un silence oppressant, presque minéral. Blois, pourtant peu sensible à ce genre de réactions, avait comme un pressentiment funeste. La neige et le froid ne lui paraissaient pas de bon augure.

         La salle du Conseil était plongée dans une demi-obscurité. Seules deux lampes à huile et quelques bougies très artisanales diffusaient une lumière jaune et tremblante. Contrairement à ses craintes, Lermontov n'était pas encore arrivé. Dès qu'il parut, chacun put se rendre compte qu'il avait sa tête des mauvais jours. Comme Launois, Blois se cantonna dans une prudente réserve et ce fut Jordan qui fit les frais de cette mauvaise humeur.

              - Rien, ça change rien, hurla Lermontov. Qu'est-ce que vous voulez que ça change ? Vous croyez que parce que ça neige, les salopards de pillards sortiront pas de chez eux ? Qu'ils resteront bien au chaud, peinards, à se raconter des histoires ? Qu'ils ont fait des provisions pour l'hiver, peut-être, hein ? Foutre non, ces racailles, c’est rien que des nuisibles, des clamèches (1), que je vous dis !

         Il frappa violemment du poing sur la table avant de reprendre, soudain adouci :

              - Au contraire, bien au contraire. C'est peut-être notre chance de les débusquer tous, ces fumiers ! Si on s'y prend bien, si on arrive par surprise, sans être repérés, les traces, on les verra sur la neige. Faut bien qu'y sortent pour bouffer, pour se retrouver, pour préparer leurs saloperies, s’pas ? Alors, on les verra, leurs traces. Voilà comment je vois les choses ...

         Le jour s'était levé depuis longtemps quand Lermontov donna le signal de fin de réunion. Un jour blême, charriant de lourds nuages gris, prémices d'autres chutes de neige. Le froid semblait même s'être accru. Alors que Blois se levait avec les autres pour rejoindre ses commandos, Lermontov l'arrêta d'un geste du bras, sans rien dire. Une fois seuls, il continua de se taire, fixant obstinément la grande table rectangulaire autour de laquelle ils venaient de discuter. Il était habillé d'un pantalon épais et maintes fois reprisé, de lourdes bottes qui lui montaient au dessus des genoux et de son habituelle parka de fourrure dont il se séparait rarement durant la saison froide. Il avait jeté sa chapka sur la table. Lermontov était un homme de haute stature dont, plus jeune, la force et la puissance avaient fait la réputation presque autant que la parole facile et la détermination dans les actes. Mais ce jour-là, Blois eut l'impression que l'homme était fatigué, vieilli. Les poils blancs de sa barbe, qu'on devinait dans le clair-obscur, ne lui donnaient plus cette allure de patriarche indestructible mais plutôt une apparence de fragilité, d'indécision. Peut-être est-il malade, pensa Blois tout à coup. Cela expliquerait ces alternances inexpliquées d'activité presque brouillonne et de quasi-apathie, de coups de gueule et de mutisme. Mais de quoi souffrirait-il ? Comment savoir ? Ou bien simplement le vieillissement, la lassitude... Blois fut interrompu dans ses pensées par un raclement de gorge annonciateur.

              - Blois, vieil ami, commença Lermontov, tu sais bien que, finalement, y a qu'en toi que j'ai confiance. Les autres, pffttt... conclut-il par un large mouvement de bras. Toujours à se plaindre, à proposer autre chose mais quand il faut se décider, terminé, plus personne. T'es pas comme ça, je le sais.

         Il paraissait s'adresser au mur situé derrière eux, comme pour trouver dans la pierre le mot juste, l'idée exacte. Blois qui n'était pas habitué à tant d'honneurs observait son chef avec attention et ne perdait pas un de ses gestes.

              - Bon, au fait. Deux choses, Blois. La première, c'est qu'y faut absolument qu'on se débarrasse des clamèches de la Ville si on veut être tranquille jusqu'à la nouvelle saison. Pour ça, pas d'autre solution que d'y aller maintenant. Plus tard, ce sera pire. Et il faut vider l'abcès d'un coup, je l'ai assez répété tout à l'heure. Mais, à toi, je veux bien te le dire : j’crois pas que ce sera facile. On aura des putains de pertes. Les salopards, y sont sûrement bien organisés. Enfin, je veux dire... Pour avoir survécu depuis si longtemps, ce sont des mecs qui savent sûrement bien se battre. Des bêtes sauvages, des ordures sans morale, ça d'accord, mais bien adaptées à ce milieu pourri. Leur milieu. Qui n'est pas le nôtre, comprendo ? D'où notre préparation qui doit être parfaite. Mais ce n'est pas pour ça que je voulais te parler. En fait... J'ai eu bien le temps de réfléchir. Je ne suis pas immortel évidemment, ajouta-t-il avec un léger rire. Il peut m'arriver n'importe quoi. Par exemple durant notre virée dans la putain de ville. Et il ne faudrait pas... J'ai donc pensé à toi pour me succéder ici.

         Blois ne disait rien. Il n'y avait rien à dire.

              - J'ai pensé à toi, continua Lermontov, parce que t’es le plus apte à empêcher que... Enfin, tu sais bien. Not’ seule chance, c'est de rester unis. Vigilants. Pas question de se relâcher. Surtout pas question de se battre entre nous, les autres, y z'attendent que ça. Alors, zéro pointé. Si je disparais, c'est sur toi que reposera la survie du Village. Non, ne dis rien. C’est ma décision que j’l’ai prise et qu’elle est définitive. Je le dirai aux autres lieutenants. C'est comme ça, un point, c'est tout.

         Après quelques secondes de silence, comme pour bien marquer l'importance de sa détermination, Lermontov reprit d'une voix plus alerte :

              - Il y a autre chose. Cette fille, là, Camille, où c’que t’en es avec elle ? Je veux dire plutôt : qu'est-ce qu'on en fait ? T’as eu assez de temps pour prendre une décision, non ?

         Blois baissa la tête, songeur, pour rassembler ses idées. Il savait que le sujet viendrait sur le tapis un jour ou l'autre et s'y était préparé.

            - Heu ... Je suis persuadé, commença-t-il, qu'avec le temps, elle peut nous être très utile. C'est un soldat-né, j'en suis certain. Elle connaît parfaitement la région et elle sait à merveille se dissimuler, passer inaperçue. Elle est jeune, très résistante; elle sait se battre et je crois que ...

               - T’es sûre d'elle ?

             - Eh bien... elle a changé depuis qu'elle est ici, tout le monde l'a reconnu. Je pense qu'elle a compris où est son intérêt. D'ailleurs, elle est très coopérative mais... mais, bien entendu, on ne pourra en être vraiment certains que quand on l'aura mise à l'épreuve. Justement, je pense que notre prochaine expédition sur la Ville sera un bon moment pour décider... Je crois que...

         Blois cherchait à deviner ce que pouvait penser Lermontov mais celui-ci ne disait plus rien, ne manifestait aucune émotion particulière. Il se contentait d'écouter et de dévisager son lieutenant avec patience.

              - Je vais l'intégrer à mon propre groupe, poursuivit Blois. Avec Scorpion qui l'a en charge. On sera donc trois sur notre ligne de milieu de groupe. On l'aura à l’œil mais surtout j'ai demandé à Lydia qui sera en latéral de ne pas la perdre de vue. Si elle s'échappe, si elle présente la moindre gêne, terminé. Qu'est-ce que tu en penses ?

             - Rien. J'en pense rien. C'est ton problème. Mais j’veux pas que tu passes trop de temps à t'occuper d'elle. Ou, encore pire, qu'elle nous fasse des merdes dans la Ville. Donc, au moindre signe que ça va pas, tu l'élimines, comprendo ?

             - C'est d'accord, au moindre signe, on s'en débarrasse, reprit Blois. C'est exactement ce que je pense.

         Lermontov se leva pesamment de sa chaise, avec un petit soupir, comme si le fait d'être resté longtemps assis à parler, lui pesait tout à coup. L'entretien était terminé.

     

     

         Les quelques jours qui précédèrent leur départ pour la Ville furent particulièrement éprouvants. Lermontov était partout, tançant les uns, prodiguant ses conseils aux autres, tenant à vérifier jusqu'au moindre détail les équipements et les armes, répétant encore et encore ses consignes à chacun. On aurait pu croire que cette expédition, banale en vérité si on exceptait les effectifs engagés, était la première du genre. Cette fébrilité inaccoutumée, qui rejaillissait sur tous et avait abouti en réalité à énerver tout le monde, expliquait le vif soulagement de Blois à se retrouver enfin en opération. Tôt le matin du départ, alors que la nuit recouvrait encore le Village de sa chape d'obscurité, il avait regroupé ses trois groupes pour une dernière réunion au cours de laquelle il répéta les consignes que chacun possédait parfaitement depuis déjà longtemps. La neige s'était miraculeusement arrêtée de tomber deux heures auparavant dans une espèce d'encouragement à aller de l'avant. Mieux encore, la lune que l'on n'avait pas aperçue depuis des jours était au rendez-vous. Le froid était perçant. Blois observa ses soldats une dernière fois avant de donner d'un signe de tête l'ordre de se mettre en marche.

         Le plan de Lermontov était simple : deux équipes, sous les ordres respectifs de Launois et de Blois, étaient envoyés en éclaireurs. Bien que leurs ordres soient de se comporter exactement comme à l'accoutumée et donc d'être les plus discrets possible, Lermontov comptait sur eux pour, une fois passés dans les ruines, permettre de débusquer les indésirables qui ne manqueraient pas, pensait-il, de réagir à cette intrusion. C'était alors qu'il se promettait d'intervenir avec le gros de ses effectifs restés quelques centaines de mètres en arrière. Dans cette perspective, la neige était indéniablement leur alliée. Il disposait au total d'une trentaine de combattants ce qui était peu, évidemment, si l'on prenait en compte la superficie assez considérable de la Ville, mais présentait à l'inverse l'avantage de ne pas attirer trop tôt l'attention. De toute façon, il n'y avait pas d'autre solution envisageable puisqu'il ne fallait pas dégarnir davantage le Village lui-même. Face à l'inorganisation probable de leurs ennemis, cette stratégie risquait néanmoins de se révéler très efficace. Même Launois, l'éternel touche-à-tout, n'avait pas eu de remarques particulières à formuler.

         Camille, quoi qu'elle ait à dire de son enrôlement de force dans la petite armée de ses geôliers, était heureuse. Pour la première fois depuis le début de sa mésaventure, elle franchissait réellement les limites du Village. Blois qui la surveillait de près s'amusait à la voir humer l'atmosphère glacée de cette fin de nuit, un peu à la manière d'un animal qui, privé depuis longtemps de sa liberté, retrouverait soudain la griserie des grands espaces. Ils progressaient dans un silence total depuis une dizaine de minutes quand, surgie d'un bosquet d'arbres, une masse noire se matérialisa devant eux. Amaigri, efflanqué, Serp était de retour. Blois arrêta d'un geste Scorpion qui venait de sortir son poignard et s'apprêtait à s'élancer. Le grand chien s'approcha en remuant la queue du groupe immobile et vint se coucher aux pieds de sa maîtresse qui n'avait pas fait un geste. Camille se pencha pour flatter l'animal qui se contorsionnait à présent en gémissant faiblement. Durant toutes ses journées de chasses solitaires, il avait attendu ce moment extrême, cette minute d'indicible bonheur. Peut-être avait-il monté ainsi la garde à attendre celle qu'il ne pouvait oublier. Peut-être aurait-il attendu jusqu'à la mort. Blois qui en avait vu d'autres était très impressionné par cette fidélité hors du commun. Il se pencha vers Scorpion qui attendait, statue de glace pétrifiée.

              - C'est son dogue, Scorpion, chuchota-t-il, la bête dont je t'avais parlée. C'est une recrue de choix pour ce qu'on veut faire. Tu continues de surveiller la fille comme prévu.

         Puis, après avoir observé Camille dont les yeux dans la nuit semblaient briller de bonheur, il donna l'ordre d'avancer.

    [Camille est heureuse. Le dogue ne l'a pas oubliée. A nouveau, elle est presque libre. Le temps de la délivrance n'est plus loin. Mais Camille doit rester sur ses gardes. Elle est encore prisonnière. Elle doit faire attention.]

         La jeune fille quitta quelques secondes des yeux le sol inégal et gelé sur lequel elle marchait pour porter son regard sur sa droite. Là-bas, plus loin, dans l'obscurité qui s'éclaircissait, entre les arbres dont elle arrivait à distinguer les squelettes désolés, elle savait que la femme aux cheveux bruns la surveillait, bien plus redoutable que le soldat silencieux qui marchait à ses côtés sans la quitter des yeux. Bien plus redoutable en fait que l'homme en cuir dont elle interceptait parfois le regard presque bienveillant. La femme aux cheveux bruns, elle, était impitoyable et terriblement efficace. C'était elle son ennemie.

     

     

         Lime avait deux bonnes raisons d'être de mauvaise humeur. D'abord, il avait faim. Il sentait son estomac gargouiller comme dans les pires moments. Il n'avait rien mangé depuis les misérables restes partagés la veille avec les autres. Il avait faim. Une putain de faim  ! Mais c’était pas vraiment nouveau. D'ailleurs, si Tronche était venu le chercher, c'était précisément pour y remédier. Et il savait que, d'une manière ou d'une autre, ils trouveraient de quoi becqueter. Malgré le putain de froid qui leur était tombé sur la gueule, comme ça, sans prévenir. Il ne s'inquiétait pas pour ça. Non, la vraie raison de sa mauvaise humeur, de sa rage plutôt, c'était la trahison de la putain d'araignée qui partageait habituellement son sous-sol. D'abord, il l'avait pas cru, non, pas pu le croire  ! Avec un petit morceau de bois, il avait délicatement exploré la toile mais rien : la saloperie d’bestiole s'était fait la malle. Comme ça, d'un seul coup ! Il était resté stupide pendant une bonne minute puis la colère s'était emparée de lui. Il avait massacré avec la main la soie délicate de la toile, laissant le coin de mur à nu. L'abandonner, lui ! Lui qui aurait pu l'écrabouiller mille fois, c'te vermine ! Qui lui donnait à bouffer ! Qui parfois allait même jusqu'à lui parler ! Qui la considérait comme une copine, comme un animal familier ! Voilà, c'était toujours pareil : quand on est gentil avec les autres, on vous prend pour un con ! Putain, s'il la retrouvait, il la pulvériserait; il l'écraserait lentement entre ses doigts; il lui arracherait ses putains de pattes une à une. D'imaginer cette vengeance mille fois méritée, il en salivait de plaisir à l'avance. Plus tard, quand l'autre taré de Tronche s'était pointé, de colère, il avait failli lui foutre sur la gueule. Mais non, l'était trop grand, le Tronche, trop fort pour lui. Et puis, il avait besoin d'eux pour bouffer. D'ailleurs, c'était Jacmo qui l'envoyait : l'avait repéré un chat à bouffer. Un misérable et minable chat ! Putain de neige qui vous réduisait à bouffer une charogne de ce genre. Mais faut ce qu'y faut. Lime soupira, haussa les épaules et enjamba le petit mur couvert de neige. Il suspendit son mouvement immédiatement et se rejeta brutalement en arrière, s'aplatissant sur le sol, malgré la neige. Tronche s'était arrêté et le regardait avec curiosité. Lime mit un doigt devant sa bouche et, se redressant, un peu honteux de sa précipitation, il désigna les traces d'un geste de la main. Des traces parfaites. Des pas. Bien nets. Trois hommes. Tronche s'avança pour mieux regarder mais Lime le repoussa. Son tisonnier à demi-levé dans la main droite, il enjamba le muret et s'accroupit doucement près des traces, en sifflant doucement de surprise. Il ferma à demi les yeux, comme pour réfléchir à ce qu'il voyait. Trois hommes. Ensembles puisqu'en y regardant de plus près les marques se chevauchaient alternativement. Trois hommes ici, dans son coin à lui ! Et depuis pas longtemps : les marques étaient parfaites. Apposées comme une signature après la dernière averse de neige qui ne les avait pas recouvertes, une neige qui datait donc depuis moins de la moitié d'un après-midi. Il ne les aurait jamais repérées, ces traces, s'ils n'étaient pas sortis plus tôt que d'habitude, avant la nuit. Tronche lui toucha l'épaule gauche très doucement et lui désigna du regard une autre traînée qu'il n'avait pas encore aperçue. A nouveau, Lime siffla doucement entre ses dents. Différentes, cette fois, les traces. Celles d'un animal. Un putain de dogue ! Ou alors ...

              - C'est pas un cabot, ça, mon pote, murmura-t-il, on dirait plutôt ...

                - Un loup, termina Tronche. C'est un putain de loup ...

         Un effroi incroyable s'empara de Lime. Il n'arrivait pas à s'en persuader. Pendant qu'il ressassait sa colère à quelques mètres de là, des types étaient passés accompagnés d'un loup apprivoisé, fallait croire. Il était indiscutablement avec eux, le putain de loup. Les suivait pas. Çà va jamais seul, un loup. Lime se releva brutalement et, bousculant Tronche qui s'affala dans la neige, pris d'une panique irraisonnée, il se mit à courir comme un fou vers sa tanière. Tronche lui emboîta le pas en silence. Ce ne fut que bien plus tard qu'ils décidèrent de prévenir Jacmo et les autres.

     

    (1) clamèche : fou, dingue

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        - Tu vois, d'ici, on a un excellent poste d'observation. Difficile de s'approcher du Village sans être repéré. En tout cas, un groupe important, conclut Blois avec un geste du bras.

         Ils se trouvaient sur une petite placette, à l'extrémité ouest du village, sorte de décroché parmi les maisons dont les murs extérieurs surplombaient la plaine et la rivière qu'ils voyaient miroiter par intermittence.

              - C'est pour ça que les premiers d'entre nous ont choisi cette petite ville fortifiée. Difficile à prendre. Non, le problème, c'est les champs et les vergers autour.

    Blois s'adressait à Camille qui semblait perdue dans l'évaluation du site. Il ne pouvait voir d'elle que son profil. Elle était vêtue d'un épais manteau de laine noir qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Ses cheveux blonds qu'elle laissait pousser tombaient sur ses épaules et, de temps en temps, elle les secouait d'un mouvement inconscient de la tête. Elle paraissait tranquille, acceptant en apparence ce qui était pour elle une captivité probablement insupportable. Peut-être était-elle à ce moment précis en train d'évaluer ses chances d'évasion et peut-être s'ingéniait-elle à repérer le chemin qui lui permettrait de s'enfuir. Blois haussa les épaules. La jeune fille, ayant deviné son geste, tourna les yeux vers lui, l'observa calmement de son regard lumineux puis retourna à sa contemplation.

    - Camille comprend, murmura-t-elle.

    C'était à peu près les seuls mots qu'il lui entendait jamais dire. Impossible de savoir s'il faisait des progrès dans ses tentatives de lui faire accepter ce qu'on attendait d'elle. En surface, elle ne semblait plus hostile. Elle suivait sans se plaindre ses geôliers et ne discutait jamais leurs ordres et leurs recommandations. C'était précisément cela qui souciait Blois, cette passivité, presque cette nonchalance, qui cadraient si peu avec ce qu'il avait appris d'elle dans les premiers temps. Comment et surtout à partir de quand lui faire confiance ? Lermontov ne faisait aucun commentaire mais Blois pouvait comprendre que cela ne durerait pas. Tôt ou tard, il faudrait aviser.

    - Allez, Camille, on retourne.

    Elle se tourna docilement vers lui et lui emboîta le pas. Scorpion, le soldat qui était assigné à la garde de Camille, toujours à quelques mètres derrière elle, les suivit en sifflotant. Ils parcoururent en silence la petite rue en pente qui conduisait à la chambre où elle était maintenue enfermée en dehors de ses heures de promenade. Ils croisèrent en chemin Jeandot et Perce-Neige, deux des soldats de Launois. Brefs saluts de tête, pas de commentaire. Blois ne chercha pas à savoir mais il était persuadé que les deux hommes s'étaient retournés sur eux et les regardaient s'éloigner. Ça aussi, c'était un problème. La fille était naïve et ne se rendait absolument pas compte de l'effet qu'elle produisait sur certains villageois. Naïve à moins que ... Non, naïve, croyait Blois, inconsciente de son apparence. C'était à lui d'empêcher un incident. Il avait assez prévenu tout le monde : la fille, pour l'instant, était une tueuse, sous haute surveillance. Sa formation n'était pas achevée. Gare à celui qui l'approcherait sans raison. Camille s'avança dans le hall du pavillon et s'arrêta devant la lourde porte de chêne. Scorpion sortit la clé tandis que la jeune fille se tournait vers Blois, affichant ce demi-sourire habituel qu'il n'arrivait pas à interpréter, puis elle disparut dans l'obscurité de la pièce.

    - Tu as encore suffisamment de bougies ? jeta Blois.

           Il attendit deux à trois secondes mais comme elle ne répondait pas, il fit un signe de tête au soldat. Claquement de porte. Cliquetis de serrure.

    Si Blois, au tout début, avait trouvé amusant, en tous cas stimulant, de former sa prisonnière, ce n'était certainement plus le cas. La fille le mettait mal à l'aise. Il ne la comprenait pas. Il n'arrivait pas à savoir ce qu'elle pensait, comment elle risquait de réagir. Blois détestait ça. Il avait horreur de l'imprévisible, de l'inconnu, de l'hypothétique. Bien fait pour ma gueule ! pensa-t-il. Ça m'apprendra à vouloir faire compliqué. Il se retourna vers Scorpion qui attendait sans impatience.

    - Demain, au lever du jour, cracha-t-il avant de tourner les talons.

     

     

    Blois fut heureux de se retrouver en opération avec ses hommes. Depuis qu'il était en charge de la fille sauvage, il n'était pas sorti du village. En tout cas, rien qui valait la peine d'être noté. Il ne s'en plaignait pas puisque c'était prévu. D'une certaine manière, en la ramenant au lieu de l'éliminer, c'était lui qui s'était mis en avant. Mais il y avait eu le meurtre de Cavier, un pauvre vieux qui ne demandait rien à personne. Assassiné atrocement à coups de couteau ou plus vraisemblablement de serpette pour quelques poules et un canard. C'était absurde. Le vieux était à moitié infirme et n'aurait pas cherché à s'opposer au vol : pourquoi l'avoir tué sinon par pur plaisir, par sadisme ? Cavier n'était pas quelqu'un du Village mais plutôt un vieil original qui, vivant dans sa périphérie et  moyennant quelques services mineurs, bénéficiait de sa protection relative. Jusqu'à ce jour. Lermontov en avait été vert de rage et, après une réunion houleuse au cours de laquelle il avait quasiment accusé les uns et les autres de laisser-aller, il avait donné l'ordre que ce crime ne reste pas impuni. D'où l'expédition. Et le nouvel enfermement, pour deux jours au moins, de Camille. Ce qui, pensa, Blois serait peut-être une bonne chose et l'amènerait à se livrer un peu plus. Enfin, on a le droit d'espérer, essaya-t-il de se convaincre. Lydia, qui était à ses côtés, se pencha doucement vers lui. Il pouvait sentir son odeur et, comme toujours, il en fut troublé mais son visage, aussi bien contrôlé que celui d'une statue de pierre, ne risquait pas de le trahir. D'une voix presque indistincte, elle chuchota :

    - Ils sont trois, peut-être quatre. Launois doit être arrivé de l'autre côté.

    Blois acquiesça en silence puis, prenant la jeune femme par le bras, il avança doucement avec elle à travers les feuillages, en direction du foyer minuscule qui ne devenait visible que lorsqu'on était pratiquement dessus. Mais, l'habitude et l'expérience aidant, les soldats du Village avaient d'autres moyens de repérage. Ils avaient été presque immédiatement sur la piste des rôdeurs qui ne devaient guère se douter de l'Organisation qui s'était lancée à leur poursuite. Blois avait senti l'odeur du feu longtemps à l'avance, de même que Lydia vraisemblablement, et tous deux n'avaient plus eu qu'à avancer lentement, dans le silence de la nuit tombante. Les rôdeurs s'étaient crus avisés en choisissant de dresser leur campement dans la cour envahie de ronces d'une ancienne ferme depuis longtemps détruite. Fatale erreur, pensait Blois car, s'ils étaient relativement peu visibles de loin, une fois repérés, il leur était difficile de s'enfuir.  Blois et Lydia attendirent tranquillement que les autres se soient mis en place. Launois et Lermontov seraient sans doute bientôt prêts. De fait, ils entendirent le sifflet lointain d'un des soldats de Launois prévenant de l'imminence de l'assaut. Blois siffla à son tour doucement. Les rôdeurs avaient entendu cette étrange musique et, tous mouvements soudain suspendus, ils tendaient l'oreille, intrigués. Ils n'eurent pas le temps de se rendre compte. Venus de la nuit, des silhouettes inidentifiables leur sautèrent dessus et leur tranchèrent la gorge en quelques secondes. Une pure opération de routine, pensa Blois ; ces barbares ne sont décidément pas à la hauteur de leurs saloperies. Et c'est tant mieux mais que tout cela ne nous donne pas un sentiment de trop grande facilité. Un jour, on tombera peut-être sur plus forte partie. Il faudra que j'en dise deux mots à la prochaine réunion de groupe.

    Lydia était revenue. De son groupe, c'était elle et Caspienne qui avaient été désignés pour l'élimination.

    - Lermontov dit qu'il vaut mieux rester ici pour la nuit, rapporta la jeune femme.

    Blois approuva sans un mot. Plus tard, alors qu'il accomplissait son tour de veille, il prit une décision. Il en avait assez de l'incertitude dans laquelle les tenait la fille sauvage. Dorénavant, il lui faudrait choisir. Ou elle s'intégrait immédiatement, ou elle disparaissait. Ils n'avaient pas de temps à perdre, l'opération de ce soir démontrait s'il en était besoin que l'énergie des Villageois devait avant tout se concentrer sur le monde extérieur. Il espérait que la fille comprendrait, qu'elle avait déjà compris. Sinon tant pis. On avait besoin d'elle mais il n'était plus question de perdre encore du temps. Il toucha du coude Lydia qui était allongée contre lui et dont il savait qu'elle ne dormait pas. Il lui expliqua ce qu'il attendait d'elle : il était sur le point de lâcher Camille dans le Village et il souhaitait que, jusqu'à nouvel ordre, Lydia couvre Scorpion, le garde normal de la fille. Sans que ni lui, ni la fille, ne s'en rendent compte. Il savait qu'elle en était parfaitement capable. Si elle devait s'apercevoir que la fille sauvage était sur le point de s'enfuir ou, pire encore, qu'elle présentait d'une façon ou d'une autre une menace quelconque pour la communauté, qu'elle l'élimine. Si lui, Blois, n'était pas présent, il lui donnait carte blanche. Lydia hocha la tête en le regardant avec attention. Dans la nuit, faiblement éclairés par les braises qui rougissaient encore, ses yeux, habituellement d'un bleu très pur, apparaissaient à Blois d'un noir d'encre. Cela lui donnait un air étrange, insolite. Il se rendit compte qu'elle aussi il n'arrivait pas toujours à savoir ce qu'elle pensait.

     

     

     Lermontov - Mikaël Warens-Simonin de son vrai nom depuis longtemps oublié, même de lui - s'extirpa avec précaution du fauteuil dans lequel il était enfoncé depuis deux bonnes heures. Malgré tout, et comme il s'y attendait, la douleur se manifesta dans son dos pour descendre dans la fesse droite. Il émit un faible grognement et s'arrêta à mi-mouvement, le temps que le mal s'atténue. Il avait connu pire. Plusieurs fois, la douleur était descendue jusqu'à son pied, inexorable et taraudante, l'obligeant en pareil cas à rechercher une position antalgique quasiment introuvable. Les décoctions infectes de la vieille Craquette qui faisait office de guérisseur dans le Village ne l'avaient jamais aidé et il y avait renoncé depuis des mois au grand dam de l'intéressée. Il se contentait de subir en silence. Lermontov reprit son mouvement, presque soulagé, et vint se camper devant la grande cheminée où crépitaient les bûches. Il tendit les mains vers elles puis se tourna à demi pour exposer son dos encore douloureux. Il avait l'impression que cela lui faisait du bien. Enfin, en soupirant et en se secouant comme pour revenir à un présent maussade, il s'approcha de la table de chêne massif sur laquelle s'étalait la carte. C'était une vieille carte qui datait évidemment d'Avant et qui, par voie de conséquence, était devenue plus qu'approximative. Mais c'était le seul élément un peu tangible dont il disposait sur la Ville et il se devait de faire avec. La Ville. Peut-être le dernier témoignage de ce qu'il appelait les années-lumière. Jadis aussi peuplée qu'une termitière. Il y avait vécu, longtemps auparavant, quand il n'était encore qu'un tout petit enfant. Il n'en gardait pas de souvenirs véritables, seulement une impression de mouvements, de couleurs et, ce qui paraissait aujourd'hui incroyable, de sécurité. Il y avait si longtemps de ça. Mais ce qui était peut-être dans le temps - il n'en était plus sûr - un endroit paisible représentait à présent une nuisance insupportable. Une fois de plus, il détailla le plan, murmurant à voie basse les indications qu'il y déchiffrait péniblement. La Ville, c'était, Lermontov en était persuadé, la grande affaire du moment. Tant qu'elle ne serait pas nettoyée, le Village ne serait pas tranquille. Elle était située à trois heures de marche, c'est-à-dire à une quinzaine de kilomètres environ du Village suivant les anciennes mesures que Lermontov était encore un des rares à parfois utiliser. Elle n'était pas si étendue si on la comparait à d'autres villes situées un peu plus loin et qui, à ce qu'on disait, s'étendaient sur des kilomètres et des kilomètres. Ce n'était qu'un champ de ruines dont certaines, de manière surprenante, semblaient encore intactes ou presque. Un refuge pratiquement inexpugnable pour toute cette racaille qui, de temps à autre, venait piller les maigres possessions du Village laissées par force sans surveillance. Un réel problème qu'il faudrait bien, un jour ou l'autre, prendre en considération. Ce jour approchait, avait-il décidé. Il n'était plus tolérable de laisser les pauvres gens, comme le vieux Cavier, se laisser massacrer sans réagir. Trois meurtres en deux mois déjà. Mais comment procéder ? Impossible de ratisser ces rues délabrées et ces maisons aux trois-quarts détruites - et donc autant d'abris invisibles - dans une gigantesque partie de cache-cache mortelle. Pas question d'y mettre le feu ce qui était probablement impossible et ne résoudrait rien. Des représailles donc. Une opération punitive qui servirait d'exemple et de dissuasion. Rapide pour ne pas laisser le Village trop longtemps exposé mais brutale et meurtrière. La plus meurtrière possible et ce sans hésitation : il ne pouvait rien y avoir de bon là-bas. Le maximum de commandos disponibles. Au moins trente soldats. Lermontov y pensait depuis longtemps. Une action à préparer avec soin. Lermontov se redressa en grognant et se dirigea vers la porte. Il devait réunir ses lieutenants car il y avait tellement à discuter, à prévoir, à organiser. A présent que la décision avait mûri, que l'action s'imposait enfin, il était impatient d'en découdre.

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         Vincent Blois n'était pas un homme de son temps et il le savait. Cela pouvait paraître paradoxal pour quelqu'un dont on admirait l'efficacité et la parfaite adaptation à un monde hostile. Il était en effet connu pour se faire respecter, parfois brutalement, de ses compagnons et on disait de lui qu'il savait mieux que quiconque trouver sans hésitation les solutions adéquates aux multiples problèmes qui lui étaient confiés. Il passait aux yeux des autres pour un homme sans états d'âme dont le seul souci était d'aboutir au résultat escompté le plus rapidement et le mieux possible, sans s'encombrer des réticences ou des hésitations qui paralysent souvent les meilleures volontés. On le voyait comme un chef en puissance, un des rares à pouvoir, si la chance le voulait, succéder un jour à Lermontov. Pourtant cette image était trompeuse. En réalité, Blois en était arrivé, les années passant, à s'entourer d'une épaisse carapace de savoir-faire et d'apparente assurance qui le faisait passer pour bien plus insensible qu'il n'était. En d'autres temps, mais bien sûr il ne pouvait pas s'en douter, il aurait été un chef de famille aimant et aimé, capable de partager sa vie entre son travail au sein d'une entreprise où il aurait été apprécié pour sa compétence et sa gentillesse et une femme et des enfants auxquels il aurait consacré le plus clair de son temps. Le hasard en avait décidé autrement et il s'était retrouvé dans un univers dangereux où, le plus souvent, faire confiance à l'autre, c'était signer son arrêt de mort. Pour survivre, pour ne pas être éliminé à son tour comme tant d'autres, plus faibles ou moins chanceux, il lui avait fallu se construire cette enveloppe de certitude et d'indifférence qu'on lui enviait mais qui ne le représentait que partiellement. Certains soirs, quand lassé des éternelles parties de cartes ou de dés et des racontars divers sur les uns et les autres, il regagnait la pièce qui lui servait d'appartement, il ne pouvait s'empêcher de s'interroger sur l'existence insatisfaisante qui était la sienne. Il revoyait la vie de l'enfant qu'il avait jadis été, entouré de sa mère et de sa sœur, coulant des heures relativement insouciantes pour l'époque. Il habitait alors une vieille maison, une grange plutôt, non loin de la grande ville qui étalait ses ruines encore flamboyantes. La vie était rude mais on pouvait y rencontrer des voisins compréhensifs qui passaient par les mêmes souffrances. Un semblant de vie communautaire s'était reconstitué et il y avait même un vieil homme barbu, le père Florent, qui instruisait occasionnellement les enfants des alentours. C'était comme ça que Blois avait appris à lire, un luxe insolent pour ce monde barbare qui vivait au jour le jour. Des livres, il y en avait à foison, resurgis du fond d'une civilisation à présent éteinte, et qui n'intéressaient plus personne excepté un enfant comme lui qui passait l'essentiel de ses nombreuses heures de liberté à rêver sur ces morceaux de papier moisi. C’est grâce aux livres qu’il avait appris à réfléchir, à jauger, à comparer. Certains d’entre eux, évidemment, parlaient de techniques et de machines qu’il ne comprenait pas. D’autres évoquaient des pays étrangers, des villes lointaines dont certaines étaient situées au delà des mers, ces immenses étendues d’eau qu’il n’avait jamais vues et qui, paraît-il, existaient quelque part. Avec les livres, Blois avait appris que d'autres gens, avant, avaient connu une existence différente, effrayante par certains aspects qu'il avait du mal à concevoir mais qui lui faisaient soupçonner que le temps présent n'était peut-être pas inéluctable. Au hasard de ses lectures forcément disparates, il avait appris les étoiles, les plantes, les animaux et même la psychologie si particulière des hommes, encore qu’il s’agissait là des gens d’avant. Quelque chose néanmoins lui faisait soupçonner que les êtres, quelles que soient les époques et les circonstances, ne variaient guère. Sa mère le disputait de perdre ainsi son temps à des rêveries et sa sœur se moquait de lui dont elle prétendait qu’il avait la tête dans les nuages. Mais d’imaginer que d’autres mondes que le sien pouvaient peut-être encore exister quelque part au-delà des montagnes et des plaines le consolait de la médiocrité de sa condition présente. Par force, il en était venu à utiliser une langue imperceptiblement différente, plus riche, plus féconde que celle, amoindrie, qui avait cours autour de lui, une singularité qui lui était restée et qui, parfois, déroutait son entourage.

         Malheureusement, le hasard - ou la malchance, c'était peut-être la même chose - avait mis brutalement un terme à cette existence en apparence figée. Les Étrangers venus de l'Est étaient un jour réapparus, comme ils le faisaient régulièrement tous les deux ou trois ans, mais cette fois-là, pratiquement personne n'avait eu le temps de se cacher, de se fondre dans la nature indifférente. Il y avait encore eu des morts, des incendies, des pillages, la dispersion et le vol des maigres ressources patiemment accumulées par ces survivants de la misère. Blois avait été sauvé par ses livres qu'il avait pris l'habitude d'explorer dans la vieille cabane perdue dans les arbres qui lui servait de refuge. Quand il avait osé réapparaître, il avait retrouvé, près des ruines calcinées de sa maison, les cadavres atrocement mutilés et torturés de sa mère et de sa sœur. Les Barbares avaient emmené tout ce qui présentait un quelconque intérêt à leurs yeux, n'abandonnant que ruine et que mort. Il avait cru devenir fou, Blois. Des jours entiers, il avait erré dans la campagne désolée, se nourrissant de racines et de petits animaux piégés au hasard. C'était bien des années auparavant mais il s'en souvenait comme de la veille. Plus tard, associé avec d'autres pauvres hères comme lui, il avait juré de ne plus jamais se laisser surprendre, d'où son enthousiasme ultérieur à s'intégrer au dispositif que Lermontov bâtissait pour protéger ce qui devint le Village. Depuis, pas un seul jour, il n'avait failli à la mission qu'il s'était fixée : défendre, jusqu'à la mort s'il le fallait, les biens et les gens du Village. Même au risque d'être cruel ou injuste avec ceux qui ne méritaient pas d'en faire partie. Même s'il fallait accomplir des horreurs pour en éviter de pires. Avant de s'endormir, avant de souffler la bougie qui dispensait une lumière mesquine et blafarde dans sa chambre, il repensait à ce qui était écrit dans les livres et se demandait si, un jour, une autre forme de société pourrait réapparaître, un monde civilisé comme celui d'avant. D'avant la barbarie. Il en doutait mais espérait quand même. Il avait, avec Lermontov ou d'autres soldats, parfois même avec les femmes qui partageaient incidemment son lit, évoqué ce grand problème qui lui tenait tant à cœur mais devant l'étonnement et les rires, il s'était résolu à ne plus parler de ces visions qui finissaient par ternir aux yeux des autres l'image qu'il s'était forgée. Cela n'intéressait personne d'autre que lui. Les autres se contentaient - et il pouvait le comprendre - de gérer le temps immédiatement présent. Ce qui était déjà beaucoup. Mais que c'était dur souvent de décider la mort des autres, la mort de ceux qui, à tort ou à raison, pouvaient présenter un danger pour le Village ! Il ne le montrait jamais mais ce sentiment étrange et démobilisateur, la pitié, la pitié pour tout ce qui essayait de survivre, l'obligeait à prendre sur lui pour accomplir ce qu'il jugeait être son devoir. En dépit de toutes les années passées à vivre cet enfer intermittent, il ne s'était pas totalement habitué. Il comprenait que jamais il ne pourrait être complètement l'égal de ces barbares incultes et indifférents qui dominaient le monde nouveau mais il savait aussi que jamais, même sous la torture la plus extrême, il n'avouerait cette faiblesse. Blois était une sorte de romantique réaliste égaré dans un monde de rustres.

         C'était peut-être pour cela, l'idée lui en vint un soir soudainement, qu'il s'intéressait tellement au sort de la fille sauvage. Elle, elle ne semblait pas être une barbare au sens que Blois accordait à tous ces gens déshumanisés que la misère, l'indifférence et la mort avaient rendu complètement insensibles à la souffrance des autres. Ce n'était bien entendu pas non plus quelqu'un de civilisé comme les habitants du Village. Camille, à ce qu'il pressentait, était encore autre chose, plus impénétrable et pourtant si proche de ce qu'il aurait pu lui-même devenir. C'était un animal intelligent et solitaire, une de ces créatures intraitables qui avait appris à ne compter que sur elle-même. Quand il s'en approchait, toujours terriblement méfiant, il ne pouvait s'empêcher de lire dans les yeux gris et calculateurs cet incroyable instinct de survie, cette volonté farouche, presque effrayante, de lutter jusqu'à la dernière extrémité, jusqu'à l'ultime souffle et, d'une certaine manière, cela, il l'admirait. Il savait néanmoins que jamais il ne pourrait totalement avoir confiance en elle, qu'il persisterait chez elle des zones d'ombre, des pulsions profondes, qui la rendraient toujours imprévisible. Il ne désespérait toutefois pas de l'amener à surmonter sa méfiance et son hostilité innée. Contrairement à ce qu'il avait d'abord cru, il était à présent certain qu'il ne servirait à rien de la contraindre trop brutalement. Mieux valait l'amener à comprendre qu'elle devait rallier le Village non par obligation mais par intérêt. Ce qu'au fond il lui proposait, c'était une survie plus facile et surtout plus efficace que son existence solitaire qui, tôt ou tard, l'aurait conduite à la destruction. Était-elle encore capable de le comprendre, il n'avait aucun moyen de le savoir mais cela valait la peine d'essayer. Capter cette énergie brute, la détourner de son existence sans justification, serait très certainement profitable à tous. Blois ne savait pas réellement comment s'y prendre avec elle mais il était sûr qu'il n'y avait pas d'alternative. Il s'agissait d'un jeu dangereux et serré, sous le regard hostile des autres qu'elle effrayait, mais d'un jeu passionnant. A lui de sentir jusqu'où il pouvait aller : pour cela il avait du temps et de la patience. Jusqu'à un certain point.

     

     

                Lime n'apercevait d'elle que l'extrémité de deux de ses pattes. Il fallait être vraiment vigilant pour savoir qu'elle était là, attentive, patiente, si patiente. Par le soupirail, un rai de lumière grise éclairait faiblement la plus grande partie de la toile qui en prenait des reflets ouateux. Un piège, un piège sublime qui se refermait en un éclair sur la misérable bestiole qui avait le malheur de s'y risquer. Alors, tandis que l'insecte n'avait pas encore eu le temps de réaliser, l'araignée, noire comme la mort, avertie de la présence de l'intrus par les infimes vibrations que le prisonnier communiquait à la toile, se jetait sur sa proie qu'elle entourait de ses pattes fines et pourtant robustes. Quelques secondes encore et elle enroulait la créature à présent inerte dans son linceul de soie avant de repartir reprendre sa veille, l'esprit en repos de savoir son garde-manger rempli. Lime, de temps à autre, capturait une fourmi ou un cafard afin d'assister à l'inévitable mise à mort. Il était littéralement fasciné par la scène. Il sentait comme une analogie entre la sentinelle de la toile et son sort à lui qui, des heures durant, occupait la cave et guettait le moindre mouvement, le moindre bruit venus de l'extérieur. La cave, c'était sa toile. Mais la ressemblance s'arrêtait là car il devait s'aventurer à l'extérieur pour savoir ce qu’il s'y passait et la plupart du temps, à l'inverse de l'araignée, il devait se renfoncer entre les pierres, la proie éventuelle étant trop forte pour lui, même avec l'effet de surprise escompté. Mais l'araignée, comme lui, passait ses journées à attendre et c'était la raison pour laquelle il ne l'avait pas détruite comme il faisait habituellement de tout ce qui bougeait, du moins quand il le pouvait. Lime s'étira et rejeta sur lui l'assemblage hétéroclite de vieilles couvertures et de cartons pour s'en faire une petite tente où il pourrait humer avec délice sa propre chaleur. Il commençait à faire froid. La mauvaise saison approchait. Une douleur soudaine à la bouche le fit grogner faiblement. A nouveau cette saloperie de dent. Il ne pouvait rien faire d'autre que d'attendre que la douleur s'en aille d'elle même. Il toucha le chicot sensible d'un doigt crasseux qu'il retira précipitamment devant l'éclair qui s'était transmis à toute sa mâchoire. S'il n'y avait pas ces putains de dents, ce que la vie serait belle ! Merde, il ne savait vraiment pas quoi faire avec elles. Une fois, il y a longtemps, une autre dent l'avait taraudé. De guerre lasse, il l'avait fait sauter avec le manche de son canif mais le remède avait été pire que le mal : des jours durant, il avait souffert le martyre. Une espèce de boule avait gonflé dans sa bouche et l'avait presque empêché de manger. Il pouvait encore sentir avec le bout de sa langue la petite dureté cicatricielle. Il savait à présent que mieux valait attendre que ça se calme spontanément. Tout finit par passer, il suffit d'avoir de la patience.

         Le jour commençait à décliner. Encore un moment et ce serait nuit noire. Là aussi, il y avait une différence entre l'araignée et lui. Elle, sans doute, elle s'apprêterait à passer une nuit bien tranquille au fond de sa toile, à prendre des forces pour la journée à venir mais lui, il lui faudrait sortir. Il lui fallait retrouver les autres et, avec eux, partir en chasse pour ramener le minimum à manger. Lime n'aimait pas sortir. Il se sentait trop vulnérable à découvert même si la nuit le cachait aux regards des ennemis éventuels. Mais s'il n'y allait pas, les autres partiraient sans lui et si jamais ils trouvaient quelque chose, il pourrait s'accrocher pour le partage ! Et qui sait ? Peut-être ce soir, ils allaient débusquer un chat, quelque rat ou peut-être même un dogue errant. Il en salivait d'avance. Il voyait déjà la carcasse rôtir en tournant sur le feu de Jacmo, bien à l'abri des regards indiscrets, là-bas, dans le tunnel qui servait de refuge au petit groupe. Il y aurait Jacmo, bien sûr, le verbe haut et le poing déjà serré, et puis Lady qui, peut-être, ce soir accepterait enfin de venir chez lui si Jacmo ... Et puis Lion Noir et Tronche évidemment. Cinq. Ils seraient cinq. Ni trop, ni trop peu. Le nombre parfait pour une meute efficace.

         Il enfila le manteau déchiré et moisi puis, pour faire bonne mesure, passa également la grosse veste qu'il avait trouvée dans la vieille baraque pourtant déjà tant de fois explorée à quelques rues vers le sud. La veste en gros tissu que Tronche lui enviait tant. Lime sourit sans s'en rendre compte à l'évocation du souvenir agréable. Pouvait attendre, le salaud... Lady, à elle, si elle voulait bien venir ... Et encore. Pas sûr. Lime s'empara de sa casquette en velours qu'il enfonça profondément sur ses yeux. Le pique-feu enfin. C'était son arme, le pique-feu. Il savait s'en servir à merveille : une arme légère, facile à porter ou à dissimuler, facile à utiliser. Enfin, pour lui. Il ne comptait plus le nombre d'animaux ou d'hommes qu'il avait estourbis avec. Il fallait viser les yeux, toujours les yeux, c'était la règle à respecter. Quand on touchait du premier coup, y avait plus de problème. Mais fallait savoir y faire. Jacmo, il appelait ça un tisonnier mais c'était un pique-feu, c'est comme ça que la vieille disait quand il était gamin. Un pique-feu. Pour la première fois depuis si longtemps, il venait de repenser à la vieille. Il avait vécu toute son enfance avec elle. Rien que lui et elle. Elle disait qu'elle était sa mère. Pas sûr. En tout cas, toute vieille qu'elle était, plus tard, elle était aussi devenue sa femme. Mais, à la longue, elle s'était surtout montrée gênante, la vieille, toujours à râler, à lui dire ce qu'il devait faire ou ne pas faire, à lui donner des ordres, à lui crier dessus pour un oui, pour un non. Elle avait tellement exagéré qu’un soir, elle avait pris son pique-feu en pleine figure et depuis il était tranquille. Il n'avait jamais regretté de s'en être débarrassé, de cette vieille râleuse puante. Il préférait être seul, Lime. D'ailleurs, s'il n'avait pas eu besoin d'eux pour bouffer, jamais il ne serait allé retrouver Jacmo et les autres. Il jeta un dernier regard vers sa copine l'araignée - mais, bien sûr, dans l'obscurité quasi-totale il ne pouvait plus la voir - et grimpa lentement les marches qui conduisaient vers le hall dévasté de l'immeuble sous lequel il vivait. Dehors, une faible luminosité trahissait la fin du jour. Pas de lune en raison des nuages bas qui avaient traîné toute la journée. Dans quelques instants, il ferait nuit noire mais Lime s'en moquait complètement. Il connaissait le chemin par cœur. Et puis il n'était pas comme le vieux Tronche : il avait une ouïe et une vue parfaites. Même au beau milieu d'une nuit totale. Il attendit deux ou trois minutes à l'abri du porche et, satisfait, s'avança dans la rue.

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         Ce qui manquait le plus à Camille, c'était de pouvoir bouger. Pouvoir courir dans la forêt, observer la Nature, guetter les animaux, sentir le souffle du vent dans ses cheveux, respirer les enivrantes odeurs de la liberté. Immobilisée à demeure sur l'infect petit lit, elle dormait peu mais somnolait souvent. A deux pas de la conscience, elle vivait presque toujours les mêmes parties de chasse et les longs affûts au creux d'un buisson, cette activité d'une certaine manière insouciante qui avait jusque là expliqué son existence. Quand elle émergeait de ses rêves, engourdie et désespérée, elle regardait sans les voir les misérables murs qui lui servaient de prison. La nuit surtout, elle épiait chaque bruit, chaque mouvement de son univers sauvage qu'elle savait si proche et si inaccessible. Un soir, peu après le début de sa claustration, un orage terrible avait éclaté. La lumière du ciel en colère illuminait par instant, comme en plein jour, la petite pièce. L'eau venait s'écraser contre les fenêtres. Sous les éclairs, elle pouvait voir les gouttes ruisseler et se tortiller comme des vers de terre sur les restes de vitres et cogner contre les planches et les bandes de papier épais qui les complétaient. L'eau, infiltrée par de multiples interstices, avait envahi le plancher et les taches plus foncées qu'elle formait, visibles par à-coups, s'étendaient presque jusqu'au petit lit. Les narines de Camille palpitaient à l'odeur puissante de l'orage. Avant, quand le ciel exhalait sa colère, elle se pelotonnait dans le fond de la maison à observer le feu clair de la cheminée que, pour une fois, elle pouvait laisser aller à sa guise. Jamais elle ne sortait dans la pluie et les grondements de colère de la Nature. Elle faisait comme tous les autres animaux qui attendaient l'accalmie. Mais ce soir-là, dans sa prison, elle aurait donné un de ses bras pour sentir l'eau sur son visage. Elle espérait presque que le feu tombe sur le Village. Peut-être aurait-elle pu en profiter pour s'enfuir, elle ne savait comment. Mais le calme revint et elle était toujours attachée à son petit lit, dans le secret de sa solitude.

         Deux fois par jour, une femme muette venait lui apporter un peu de nourriture et d'eau avant de changer le seau. La femme ne prononçait jamais un mot et Camille qui n'aurait pas accepté de lui répondre mourait d'envie de lui poser une foule de questions. Mais la porte se refermait chaque fois sur le silence ininterrompu.

         Camille en arriva à perdre la notion du temps. Elle identifiait bien l'alternance des jours et des nuits mais sans être capable d'évaluer la durée de son enfermement. Autant, dans sa maison ou lors de ses longues traques, elle avait appris à compter avec précision les bêtes qu'elle repérait, les plantes qu'elle ramassait, l'état de ses réserves et même le temps qui passait grâce à la luminosité du jour, autant, dans cette atmosphère de peur et d'inconnu, son esprit se brouillait et la laissait dans l'incertitude. Elle avait l'impression que son état actuel durait depuis toujours, en tous cas depuis si longtemps que sa liberté perdue se confondait presque pour elle avec l'époque si ancienne de Lud. Souvent l'image de Serp venait la meurtrir. Elle se demandait ce que faisait et où était son compagnon. Peut-être rôdait-il autour du Village, scrutant désespérément la nuit à la recherche de sa maîtresse ? Un soir, elle entendit dans le lointain une succession brève d'aboiements rageurs, comme ceux que laissait échapper le puissant animal dans l'excitation d'une poursuite, mais elle n'était sûre de rien et elle se renfonça sur sa paillasse. N'était-ce pas plutôt un bruit imaginaire, une de ces voix de l'intérieur dont la mère lui disait jadis que leur seul but était de rendre fous ceux qui les écoutaient ? Elle se sentait dans un état étrange. Une partie d'elle-même était avidement à l'écoute du monde extérieur si impénétrable. Elle distinguait ainsi des bruits multiples et infimes, cris d'oiseaux éloignés, minuscules bourdonnements d'insectes, mouvements des Étrangers à plusieurs maisons de là, sons divers et à peine reconnaissables, tout un monde qui continuait d'exister sans elle et dont elle cherchait à capter la moindre palpitation. Mais une autre part de son être, de plus en plus pesante, tirait à l'inverse. Une voix dans sa tête lui soufflait que tout cela ne servait à rien, qu'elle ne reverrait jamais les collines qu'elle aimait si fort, qu'elle allait mourir parce que les Étrangers la tueraient dès qu'ils se rappelleraient son existence à moins qu'ils aient tout simplement décidé, par une de leurs cruelles plaisanteries, de la laisser dépérir ici en se vidant progressivement de ses forces. De fait, elle comprenait bien qu'elle s'affaiblissait. Son manque d'activité la minait, elle qui était si dépendante des grands espaces. Elle se sentait chaque jour un peu plus misérable. Le bras par lequel elle était attachée, toujours le même depuis le début, lui faisait mal en permanence d'avoir été trop souvent tiré contre l'obstacle des menottes, parfois complètement involontairement. La bouillie et la viande que lui apportait la femme muette ne lui faisaient plus guère envie et si elle mangeait encore régulièrement, c'est qu'elle se forçait pour ne pas perdre trop rapidement sa bonne condition physique, seul moyen de son éventuelle évasion. Camille oscillait entre le découragement et la vigilance accrue de ceux qui n'ont plus rien à perdre et cette ambivalence, très certainement, la rendait d'autant plus dangereuse.

         Elle sursauta brutalement quand elle entendit la clé dans la serrure de la porte à une heure tout à fait inhabituelle. Ce ne pouvait être la femme où alors elle venait pour une visite spéciale. Elle se pelotonna dans sa veste de fourrure qu'elle ne quittait plus depuis plusieurs jours en raison du froid intense et se laissa glisser sur le lit, tous ses sens aux aguets. La porte en s'ouvrant laissa entrer une bouffée d'air frais dans l'atmosphère confinée de la chambre. L'homme en cuir était revenu et l'observait tranquillement depuis l'entrée. Il s'avança enfin, se saisit de la chaise et s'y assit à califourchon, les bras sur le dossier, continuant de l'observer en silence. Camille ne disait rien mais ses yeux ne quittaient pas l'homme une seule seconde.

              - Je viens voir, murmura Blois d'une voix sourde, si tu as réfléchi à ma proposition de l'autre jour. Face au silence de celle qui le regardait avec tellement d'intensité, il poursuivit : Faut te dépêcher de te décider, ma grande. Je ... On n'a pas les moyens de te garder ici trop longtemps. Parle, je t'écoute.

              - Faut changer la corde de fer. Camille a mal au bras.

         Ce n'était pas ce qu'attendait Blois mais enfin la fille avait dit quelques mots. Un début encourageant. Il s'approcha du lit, vérifia qu'effectivement le lien meurtrissait la jeune femme et sortit son poignard dont, durant tout le temps que dura l'opération de changement de bras, il laissa la pointe au contact du cou fragile de sa prisonnière. Puis, silencieux, il retourna s'asseoir. Camille se l'était maintes fois répété, elle ne composerait pas avec ses ravisseurs. Jamais elle ne leur ferait confiance. Pourtant, elle changea brusquement d'idée, sans doute avec l'arrière-pensée qu'en paraissant entrer dans leur jeu, elle trouverait certainement plus d'occasions de s'échapper qu'en restant cloîtrée sur son lit. Pour la première fois depuis qu'elle était tombée entre les mains des Etrangers, elle arbora un franc sourire qui dévoila ses petites dents très blanches. Blois observa avec une méfiance extrême ce sourire, ce changement d'attitude.

              - Camille veut bien être un soldat. Un soldat du Village. Elle veut bien essayer.

         Blois qui était venu pour cela était surpris de cette victoire inattendue, inquiet soudain de ce revirement trop facile. A son tour, il lui rendit un sourire hésitant et, extraordinairement soupçonneux, attentif à surprendre chez la jeune fille le plus petit signe de duplicité, de dissimulation, il lui expliqua ce qu'il attendait d'elle. Dans un premier temps, visiter le Village, connaître et comprendre ses habitants. Puis, si tout se passait bien, si elle était acceptée, lui apprendre le métier de défenseur de la petite communauté. Blois se chargeait de tout ça. C'était à lui, et à lui seul, qu'elle avait été confiée. Il insista sur le fait que longtemps, tant qu'il ne serait pas sûr d'elle, elle serait menottée et étroitement surveillée, d'abord par lui, bien entendu, mais aussi par tous les autres, tous les autres qui, elle devait en être absolument convaincue, ne l'aimaient pas, trouvaient dangereux son intégration éventuelle et ne laisseraient passer aucune occasion de l'éliminer si nécessaire. Il termina son petit discours en l'assurant que lui, Blois, il lui faisait jusqu'à un certain point confiance et que cette confiance devait être réciproque.

              - Camille a compris. Elle cherchera pas à s'échapper. Elle regardera les gens. Elle cherchera à comprendre les choses ... Elle veut défendre le Village.

         Blois, peu convaincu, hocha la tête et partit sans ajouter un mot, renvoyant Camille à ses réflexions.

        De nouveau, le même rythme de vie végétative. La même femme aux mêmes heures mais alors que Camille commençait à se désespérer et à croire que l'homme en cuir avait en définitive décidé de ne pas lui faire confiance et l'avait oublié à sa misère, le matin du troisième jour suivant, il revint. Il réapparut, de manière toujours aussi inattendue, alors qu'il faisait encore nuit noire mais il était vrai que les jours, depuis quelques temps, raccourcissaient rapidement. Blois était accompagné de deux autres personnes dont l'une était la femme aux longs cheveux noirs de sinistre mémoire pour Camille. L'autre, un homme dont elle ne put distinguer que la silhouette massive, tenait une torche qui produisait une odeur âcre et parsemait les murs de la prison de lueurs tremblotantes. Sans un mot, ils s'avancèrent vers le lit où leur prisonnière, les muscles bandés, l'esprit en parfait éveil, les attendait, yeux écarquillés et respiration contenue.

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