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         Une aube affaiblie permettait à peine de distinguer les contours du paysage. La neige tombée avec abondance les jours précédents donnait, sous cette lumière étrange, à toutes choses une apparence d'uniformité glauque. A l'horizon de la plaine, presque au pied des collines, tranchant nettement sur cette pâleur relative, une brume grise enveloppait les arbres et les ruines des quelques constructions éparses emmitouflées de neige. La brume - ou peut-être était-ce un brouillard finissant - stagnait en un mince tapis maléfique. Il faisait encore très froid et le silence était absolu.

         L'ombre claire, seulement visible quand elle bougeait, progressait lentement, de manière irrégulière, comme si elle se méfiait de tout, s'arrêtant à chaque bond pour guetter une éventuelle présence menaçante. En observant de plus près la silhouette épaisse, seul point mobile dans la nature inerte, on aurait pu reconnaître un être humain. L’homme était engoncé dans des vêtements informes, mélange inidentifiable de fourrures et de lourds tissus. Il portait un bonnet, une espèce de chapka comme en utilisaient jadis les habitants de la lointaine Russie. Profondément enfoncé jusqu'aux sourcils, l'étrange coiffure dissimulait totalement les cheveux, donnant à son propriétaire l'allure d'un animal dangereux. Pourtant, lors d'un examen plus attentif, quelque chose d'indéfinissable, la gracilité et la retenue de certains gestes, la démarche vaguement féline, les pas légers malgré la vigilance de tous les instants, auraient permis de s'en faire mieux une idée et, dans ce profil indécis, de reconnaître une femme. Celle-ci se pencha soudain sur son côté droit et se mit lentement à fouiller la neige qui s'étalait au pied d'un groupe d'arbustes rabougris. Elle en tira un piège artisanal qui renfermait les restes, à demi dévorés par un quelconque prédateur, d'un lièvre qui, de son vivant, avait dû atteindre une taille respectable. La femme grimaça mais s'empara néanmoins des restes du petit cadavre qu'elle enfourna dans le sac qu'elle portait à son épaule. Après avoir réamorcé et recouvert méticuleusement de neige le collet, elle reprit sa marche laborieuse et impassible. Pour elle, le temps ne comptait pas. Depuis longtemps, depuis le terme de son enfance si courte, depuis qu'elle était seule en fait, elle avait oublié les heures et le temps des hommes. Seules lui importaient la course du soleil ou, quand il ne se montrait pas, la luminosité du jour. Chaque saison avait pour elle ses repères et elle avait appris à adapter ses marches solitaires aux variations de la Nature, une Nature le plus souvent hostile, rarement clémente, toujours indifférente. Elle lui en demandait peu, à la Nature : qu'elle lui apporte les quelques éléments lui permettant de poursuivre sa vie de recluse en liberté. En contrepartie, elle savait la respecter et ne lui prenait jamais plus que nécessaire. Elle ne se sentait pourtant pas malheureuse dans cet immense isolement. Elle se contentait de voir les jours et les nuits défiler comme dans un rêve éveillé. Elle avait connu bien des souffrances, bien des amertumes, mais savait également le bonheur que pouvait apporter un rayon de soleil sur sa peau, le frémissement d'une source à la belle saison et la beauté des nuages, en haut, qui filaient indifférents et libres sur le fond bleuté du ciel. Cette vie végétative aurait pu, dans sa parfaite vacuité, faire horreur à la toute jeune fille qu'elle était encore en vérité mais c'était son existence et son âme n'en était pas troublée. Elle ne se posait même jamais la question.

         Elle se retourna tout à coup, l'esprit en éveil. Il lui avait semblé entendre un bruit inhabituel dans le silence familier. Un silence d'ailleurs relatif si l'on prenait en compte les multiples craquements de la glace et de la neige qui fondaient par endroits sous la tiédeur du soleil froid qui venait d'apparaître, le murmure des eaux courantes sur les pierres et, de temps à autre, le bruissement étouffé d'un petit animal qui s'enfuyait à son approche. Son cerveau avait enregistré le bruit sans qu'elle s'en rende compte mais cela avait suffi à lui faire suspendre tous ses mouvements d'un seul coup. Elle ne chercha pas à se réfugier sous un arbre ou contre une congère. Elle savait que, immobile, grâce à ses vêtements clairs, elle se fondait parfaitement dans le paysage. Comme une statue de glace pétrifiée, elle attendit sans crainte et sans hâte que le bruit reprenne. Elle l'entendit à nouveau. Une sorte de gémissement faible, presque inaudible et assez proche pourtant. Cela ressemblait à un souffle de vent s'enveloppant autour de quelque roche mais c'était indéniablement vivant. Ses yeux clairs parcoururent sans ciller la blancheur que faisait à présent scintiller le soleil. Rien ne bougeait. Une troisième fois, le bruit revint. Comme le sanglot d'une bête malade. Cela venait du tumulus de pierres écroulées, aux trois quarts ensevelis sous la neige épaisse, qui lui faisait face, à une cinquantaine de mètres du petit chemin qu'elle suivait lentement. Elle s'approcha. A la base de l'édifice, invisible du chemin, un trou noir. Une entrée de terrier. Le gémissement venait de là mais s'était arrêté comme elle approchait. Avec mille précautions, la hachette qui lui servait généralement d'arme de poing à la main, elle agrandit lentement l'orifice tout en parcourant d'un regard soupçonneux l'espace qui l'entourait. Un rayon de jour illumina en partie la petite cache. Tremblant de peur et de froid sur ses pattes malhabiles, un chiot minuscule la regardait de ses yeux larmoyants, aveuglé par la lumière soudaine. Derrière lui, les cadavres déjà rigides de deux autres petits chiens. Une portée probablement abandonnée par une mère insouciante ou apeurée. Elle leva son arme, décidée à abréger la vie de ce qui était une bien misérable nourriture, mais un réflexe ancien, une pitié tout à fait incompréhensible, lui fit différer son geste. Comme si elle avait deviné son hésitation, la petite créature s'approcha d'elle et, avant qu'elle ait pu reculer, chercha à lui lécher sa main libre. Elle reposa sa hachette.

     

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