•  

     

     

     

       La porte immédiatement sur sa gauche s’ouvrit brutalement et vint s’écraser contre le mur extérieur dans un énorme fracas.

              - Blois ! Attention ! hurla Camille en se reculant sur Garance.

       Mais Blois, déjà, s’était jeté à terre. Une ombre avait surgi de la pièce et la barre de fer qu’elle tenait à bout de bras frôla la tête de l’homme avant de s’écraser contre la porte rabattue. Dans le même temps, Camille jeta sa batte de toutes ses forces dans les jambes de l’assaillant tandis que Garance lui plongeait son sabre dans la poitrine. L’ombre s’écroula avec un hoquet. Revenu de sa surprise, Blois s’était relevé et retournait le corps de sa botte. Une flaque noire commençait déjà à s’étaler sur le sol du couloir. Il s’agissait d’une toute jeune femme dont les quelques mouvements spasmodiques traduisaient l’agonie. Blois l’enjamba et, très lentement, s’avança vers le chambranle de la porte. Une pièce, claire et propre, lui faisait face. Il risqua un œil. Derrière une table basse, deux enfants terrorisés se cramponnaient l’un à l’autre, les yeux écarquillés par la terreur. Il s’avança vers une seconde pièce dont il apercevait la porte. Vide. Il revint vers les enfants, une petite fille d’une dizaine d’années et un petit garçon d’environ cinq ans. Son frère très certainement. Il s’approcha d’eux en levant sa dague.

              - Non, Blois ! cria Camille.

       Blois observa la scène deux à trois secondes puis baissa son arme, en haussant les épaules. Il signifia à ses deux soldates de sortir de la pièce et, repoussant le corps de la femme, il réussit à refermer la porte sur les enfants dont il pouvait encore entendre les pleurs.

              - Elle avait peur pour ses gosses, hasarda-t-il à voix basse en désignant le cadavre, et elle a voulu les protéger. J’peux comprendre mais on pouvait pas faire autrement.

       Camille regarda son chef sans répondre : elle partageait son avis. Bien sûr, qu’ils n’avaient pas eu à réfléchir face à l’attaque soudaine et qu’il avait fallu se défendre et puis, de toute façon, la femme aurait donné l’alerte. À moins que ce soit elle qui ait été alertée et que… Ou bien… Camille ne savait pas trop quoi penser et c’était peut-être cela son défaut, son point faible, se disait-elle : penser durant une opération, quand chaque seconde compte pour épargner sa vie, celle des autres… Elle serra son poing droit fortement sur sa batte. Tout ça était triste mais comment faire autrement ? Garance qui s’était rapidement avancée plus avant dans le couloir revint en levant la main en signe de vigilance.

               - Y a quelque chose là, murmura-t-elle en désignant l’avant dernière porte de droite. Mais c’est encore des gosses, j’les ai entendus…

               - On vérifie et on passe à l’étage au-dessus, décida Blois.

       Il y avait bien, entourées de trois ou quatre enfants en bas âge, deux autres femmes dans une des pièces du fond mais elles ne présentaient certainement pas la même menace que la première. Lorsque Blois et Garance ouvrirent la porte, elles se jetèrent à genoux pour implorer leur vie sauve. Blois referma et décida de monter rapidement à l’étage supérieur, le bruit ayant certainement éveillé l’attention d’éventuels ennemis. Ils revenaient vers l’entrée du couloir lorsqu’une cavalcade les cloua sur place. Camille qui menait le petit groupe aperçut à contrejour une ombre grossière qui s’enfuyait. Elle se lança à sa poursuite et immédiatement sentit l’odeur si particulière de la vieille. Celle-là même qui l’avait piégée et presque tuée. Son sang se glaça et, se tournant vers les deux autres, elle jeta :

          - C’est la vieille, celle qui… enfin, vous savez. Très dangereuse… Faut y aller !

              - Pas toute seule ! Garance, accompagne-la ! hurla Blois.

       Sautant plusieurs marches à la fois, les deux femmes se ruèrent à la poursuite de l’ombre entraperçue. La lumière brutale du jour aveugla Camille un bref instant mais, presque aussitôt, elle repéra la silhouette de son ennemie qui courait sur le trottoir opposé, probablement à la recherche d’une cachette d’où il serait plus que difficile de la faire sortir, à supposer même qu’elle puisse y être repérée. Traversant d’un bond la rue, la jeune femme se lança à sa poursuite, batte et poignard à la main. La vieille courait assez vite pour son âge mais, compte tenu de sa jeunesse et de son excellente forme physique, Camille était certaine de la rejoindre sous peu. De fait elle gagnait plutôt rapidement sur elle et s’apprêtait même à accélérer pour se jeter lorsque la vieille disparut subitement. D’un coup, d’un seul, comme par enchantement. Camille suspendit sa course, les yeux écarquillés par la surprise. Il y avait bien une toute petite rue sur la gauche mais elle était en impasse et totalement vide de toute présence humaine. Le trottoir sur lequel se trouvait la jeune femme se prolongeait au-delà de l’impasse mais, relativement dégagé de débris, on pouvait aisément voir que, lui aussi, était désert. Apercevant son amie brusquement arrêtée, Garance, qui suivait le trottoir de l’autre côté de la rue pour le cas où leur proie aurait voulu traverser, se décida à rejoindre Camille.

               - J’avais une meilleure vue de l’aut’ côté et je l’ai vue rentrer dans c’te p’tite rue, affirma-t-elle en reprenant son souffle.

                - Impossible, lui rétorqua Camille, parce qu’on la verrait forcément dans une impasse où y a qu’des murs sans porte. Pas d’ouverture non plus et je comprends pas… Attends…

       La jeune femme s’avança d’environ deux mètres dans l’impasse qui, en réalité, ressemblait plus à une sorte de cour qu’à une véritable ruelle. Elle se mit à rire brièvement.

              - Ouais, ben faut être drôlement habile et aussi pas bien gros pour passer par là, conclut Garance qui l’avait suivie.

        Elle faisait allusion au soupirail que Camille lui désignait du doigt. À cet endroit, le mur appartenait à une autre maison que celle du début de la ruelle et avait été construit légérement en retrait : il ne présentait pour seule ouverture qu’un minuscule fenestron : il avait fallu beaucoup d’agilité pour s’y jeter d’un coup. A l’évidence, leur proie n’était vraiment pas décidée à s’en laisser compter.

     

     

       Blois hésita. Ses deux soldates étaient parties à la poursuite de la vieille et il l’avait accepté sans hésiter puisqu’il s’agissait d’une des deux cibles principales de leur expédition. Toutefois, cela lui posait un problème : devait-il continuer seul l’exploration des étages supérieurs ? Il décida que non : trop exposé. En revanche, il ne pouvait pas rejoindre l’autre escalier pour aider ses soldats au risque de laisser s’enfuir des blésines. Il redescendit lentement au rez-de-chaussée et se campant dans le couloir le long de l’escalier, il attendit d’éventuels fugitifs.

       Contrairement à ce qu’il avait pensé, c’est de l’extérieur que, quelques minutes plus tard, survint un mouvement. Soulagé, Blois reconnut des écharpes vertes. Des Villageois que Lermontov lui adressait à présent que la grande salle avait été visitée, grande salle au demeurant totalement vide ce qui avait permis également la libération des trois soldats en planque près de la porte de sortie arrière. Blois connaissait l’homme qui lui expliquait tout ça sous le nom de Barda, un grand gaillard assez impressionnant par la taille et la corpulence. Il était accompagné de trois autres compères tout aussi résolus. Blois hocha la tête et, s’avançant plus près des nouveaux venus, expliqua la situation. Aucun des quatre ne fit la moindre remarque sur la poursuite engagée par les deux soldates de Blois.

              - Premièrement, je veux que personne ne reste seul, commença-t-il à mi-voix. Il y a deux de mes hommes qui explorent l’escalier de droite et il faut les aider. Toi et toi si ça vous va. Les deux autres restent avec moi et on part à gauche. Attention ! Y a plus d’effet de surprise : les clamèches savent qu’on est là et ils nous attendent. Prudence donc. Allez, on y va : avec un peu de chance, on retrouve le chef et le groupe de Launois dans les étages. Davaï !

       Le petit groupe se sépara à l’entresol. Blois entraîna ses hommes directement au second niveau qui était apparemment inhabité. C’est à l’étage du dessus que leur ascension s’arrêta parce que l’accès au quatrième et dernier étage était muré : on pouvait apercevoir deux marches immédiatement interrompues par un solide mur de brique montant jusqu’au plafond et datant très certainement de l’ancien temps. Le silence était pesant et Blois doutait que quiconque se soit caché dans le corridor étroit et sombre qui lui faisait à présent face. Les villageois explorèrent néanmoins l’endroit avec mille précautions mais les pièces qui ouvraient sur le couloir étaient vides et on comprenait qu’elles n’avaient pas été habitées depuis longtemps. Très déçu, Blois donna l’ordre du repli.

              - On va rejoindre ceux des nôtres qui ont pris à droite, chuchota-t-il.

       En s’engageant dans l’escalier de droite, il eut toute de suite la certitude qu’ici la situation serait bien différente. De fait, une large tache de sang s’étendait à l’entrée du couloir, rendant le parquet usé et sale particulièrement glissant. Levant l’avant-bras droit, Blois arrêta la progression du petit groupe. Tous tendirent l’oreille mais il était difficile de se faire une idée : on entendait des bruits – claquements de portes ou de volets, sons de course lointains – sans pouvoir seulement imaginer ce qu’il se passait. Y avait-il eu contact ? Le sang s’étalant à ses pieds le prouvait pourtant. Ils commençaient à progresser dans le couloir lorsqu’un bruit de cavalcade les fit se retourner vers l’escalier : on descendait à toute vitesse des étages supérieurs. D’un coup apparurent deux silhouettes qui poussèrent un cri de terreur en voyant Blois et ses soldats se dresser devant eux. Le combat, inégal, ne dura pas longtemps. Blois fit repousser les cadavres contre le mur et décida qu’il convenait décidément de monter dans les étages pour y trouver le reste des crapules. Il se tournait vers Barda pour signifier sa décision lorsqu’il reconnut le bruit si caractéristique du trait d’arbalète.

              - A terre ! hurla-t-il en se jetant dans le couloir.

       C’était bien trop tard pour un de ses hommes qui fut comme soulevé du sol par la force du coup : la flèche, presque tirée à bout portant, lui avait traversé là tête de part en part à la hauteur du front et il s’écroula sans un mot dans un geyser de sang et de matière cérébrale. Tous les autres étaient à présent étendus à terre, protégés du palier par l’angle du couloir. Blois sortit son revolver : on ne réplique pas à une arme de jet à l’aide d’un poignard. Même un spécialiste des armes blanches comme Launois aurait compris ça. Ils s’approchèrent en rampant du palier, à présent déserté. Deux des hommes envoyés par Lermontov s’agenouillèrent auprès du mort. L’un d’entre eux tourna des yeux larmoyants vers Blois.

              - C’est pas possible ! Un vieux camarade comme lui ! déclara-t-il d’une voix tremblante. Comment… Comment ça se fait que…

       Blois ne savait pas quoi lui répondre. Il comprenait la douleur de l’homme. Il la partageait même. Il toussota et désigna l’escalier :

              - Il faut qu’on détruise ces clamèches. Et rapidement ! Sinon on aura d’autres pertes… On va être encore plus prudent… on va avancer tout doucement et seulement quand on sera sûrs… Mais je veux cette crevure à l’arbalète. Vous comprenez ? Je veux qu’on débarrasse le coin de cette clamèche. La flèche est venue du couloir alors… alors on y va !

       Blois parlait à voix basse et chacun approuvait sa détermination à en finir que, depuis la mort de leur camarade, ils partageaient du plus profond d’eux-mêmes. Les quatre hommes s’enfoncèrent doucement dans l’obscurité relative du couloir, prêts à chaque instant à s’immobiliser ou à se jeter à terre. A l’issue du couloir, bien plus court qu’il ne le supposait, le petit groupe arriva sur un nouveau palier, une plateforme qui laissa Blois perplexe. Le lieu était éclairé par de larges fenêtres en hauteur dont certaines avaient des vitres brisées ce qui laissait certainement entrer le froid mais aussi la lumière. L’immeuble était bien différent et surtout beaucoup plus complexe qu’il ne l’avait supposé. Ce qui, accessoirement, expliquait aussi pourquoi il avait été choisi. Face à eux, en effet, l’endroit desservait trois couloirs et surtout deux nouveaux escaliers dont l’un, sur la droite, laissait penser qu’il se dirigeait vers l’immeuble donnant sur l’autre rue. Pour les villageois habitués à une cartographie simple et sans mystère, tout cela ressemblait à l’entrée d’un dédale. Ou bien à une petite place de village avec ses rues inconnues et tortueuses… mais dans un seul et unique bâtiment ! Un bâtiment complexe et surtout mortel pour ceux qui ne connaissaient pas la topographie des lieux et où chaque endroit, chaque recoin pouvait receler un piège. Blois s’interrogeait sur la suite à donner à sa petite expédition. Il ne comprenait pas non plus pourquoi il n’avait pas encore trouvé de signes de l’avancée de Veupa et Loulou, sans parler, évidemment, des autres groupes de villageois. Il s’apprêtait à s’approcher des escaliers lorsque Barda lui saisit brièvement le bras droit en lui indiquant une forme allongée contre un des murs, à l’entrée du couloir de droite. La forme venait de bouger.

     

     

       Les deux femmes s’interrogèrent du regard et  ce fut Garance qui parla la première.

              - Pas question de s’enfoncer là-dedans, déclara-t-elle en désignant le soupirail de la tête.

             - La clamèche nous y attend peut-être et on ferait une cible parfaite…

              - Il faut revenir en arrière et trouver l’entrée mais…

              - …faut que l’une d’entre nous reste ici pour surveiller…

              - … pour qu’elle ne se tire pas par là ! affirma Camille.

              - Eh bien… qui va dans c’te maison et qui reste ici ?

              - Si tu n’y vois pas d’inconvénients…

              - … tu préfères explorer l’endroit, conclut Garance.

       Camille connaissait celle que tout le monde appelait la vieille ce qui n’était pas le cas de l’autre soldate : c’était un argument important à avancer pour défendre l’idée que c’était à elle de faire sortir leur ennemie de l’endroit où elle se cachait mais ce n’était pas le principal. En fait, depuis leur si désagréable rencontre, elle savait que tôt ou tard elle se retrouverait face à la vieille. Et Camille avait un compte à régler. Parce qu’elle avait été prise par surprise, piégée, affaiblie, certes, mais aussi et surtout parce que, outre sa vie, c’étaient celles de Blois et de Lydia qui n’avaient alors tenu qu’à un fil. Et ça, elle ne le pardonnait pas. L’affaire ne datait que de deux jours mais il s’était passé tant d’événements depuis ce moment que la jeune femme avait l’impression que tout cela remontait à un passé lointain, presque à moitié effacé. Mais pas oublié. Certainement pas oublié ! Elle sourit à Garance qui, sans attendre son approbation, s’était déjà assise, dos contre le mur, son sabre à ses côtés, prête à sauter sur quiconque chercherait à s’extraire du fenestron. Cette dernière releva les yeux vers Camille et soutint son regard. Les deux femmes n’avaient nul besoin de parler : elles se comprenaient parfaitement.

       Garance regarda partir sa camarade pour une exploration sommaire de l’immeuble mais elle savait que celle-ci reviendrait rapidement de l’autre côté du soupirail afin de la délivrer de sa surveillance. Elle se demandait comment avait évolué le ratissage de la maison rouge, si Lermontov avait réussi son pari qui était de réduire en cendres ce repaire de crapules comme on détruit un nid de serpents. En dépit de son épaisse veste de laine, de son lourd pantalon multi poches et de ses gants, elle commençait à avoir froid aussi se leva-t-elle pour se dégourdir les jambes. Le soleil qui avait été relativement présent jusqu’à maintenant semblait s’être définitivement caché et, du coup, la luminosité du jour avait diminué ce qui rendait l’endroit encore plus sinistre. Après plusieurs minutes d’une sorte de danse sur place pour éviter l’ankylose de tous ses membres, elle commença à s’inquiéter, se demandant pourquoi Camille mettait autant de temps à venir la rejoindre par l’intérieur. De temps en temps, elle avançait jusqu’à l’entrée de l’impasse dans l’espoir d’apercevoir un des villageois à leur recherche mais la maison rouge était à plusieurs pâtés de maisons de là et dans la rue rien ne bougeait. Sa main droite n’était pas douloureuse mais plutôt engourdie. Elle l’avait aspergé d’alcool – chaque villageois en avait une réserve dans son havresac – avant d’y enrouler une bande de tissu propre. En réalité, la blessure, si elle avait beaucoup saigné, était peu profonde et la jeune femme espérait bien que cela ne l’handicaperait que faiblement. Garance secoua la tête. « Décidément, elle met trop de temps, chercha-t-elle à se convaincre. Il lui est arrivé quelque chose. Je n’ai pas le temps d’aller chercher de l’aide : il faut que j’y aille ! ». Elle regarda pensivement l’œil noir du soupirail qui semblait la narguer. « Tant pis si l’autre clamèche ressort par là mais faut que j’aille aider Camille. Maintenant ! ». Elle tournait sur elle-même, observant les murs aveugles, la rue déserte, incapable de se décider vraiment lorsqu’elle entendit tout près d’elle, la mélodie bitonale d’un sifflet. Soulagée, elle s’approcha de l’ouverture et entraperçut les cheveux blonds de Camille. Elle s’accroupit.

            - Ben, j’commençais à m’demander… T’as vu quelque chose ?

              - Non mais je peux te dire qu’il y a pas d’autre sortie. Toi, t’as rien vu, rien entendu pendant que j’étais là-dedans ? interrogea Camille.

                - Tu penses qu’elle est toujours ici ?

               - Ma main au feu. Mais ce sera dur de la faire sortir, elle peut se planquer n’importe où. Allez, descends. En fait, c’est pas si haut.

       Garance s’introduisit délicatement par le soupirail et se laissa glisser. Elle tomba pieds en avant sur une sorte de matelas fait de vieux chiffons et put même rester debout puisque Camille la saisit par le bras à son arrivée. À l’évidence, l’endroit était aménagé pour ce type d’opérations.

     

     

     

       Blois fit signe à ses soldats de se tenir en retrait et, flanqué de Barda, s’avança vers la forme couchée à même le sol. Il reconnut immédiatement Loulou. Le petit homme était allongé en chien de fusil et saisit la main de son chef dès qu’il l’identifia.

              - Lieutenant, j’ai pris un coup de couteau et… Ils nous attendaient puis ils se sont barrés et… Veupa est resté avec moi jusqu’à ce que... les autres, les gars du chef, arrivent. Ils ont décidé de me laisser là pour que j’me repose une peu… et pis ils savaient que vous étiez pas loin, alors…

       Loulou se tenait le flanc droit en grimaçant mais il ne semblait pas avoir perdu beaucoup de sang.

             - T’as mal, tu souffres beaucoup ? questionna Blois

       L’homme fit un geste de dénégation.

             - Pas trop, lieutenant.

             - Alors, on va te laisser là encore un peu. On va rejoindre les autres pour en finir avec les blésines. Tu sais, tu risques rien ici. Y a personne derrière nous. Repose-toi : on te reprend en revenant. Ça s’ra pas long, j’en suis sûr, assura-t-il en lui tapotant l’épaule. Ils sont partis par où ?

       Loulou désigna l’escalier de droite. Blois fit signe aux trois autres soldats qui les avaient rejoints. Le petit groupe s’engagea dans l’escalier. Le niveau supérieur desservait à son tour deux nouveaux couloirs : Blois avait l’impression que cela ne finirait jamais, qu’ils étaient englués dans une sorte de labyrinthe infernal. Il hésita deux à trois secondes avant d’indiquer le couloir de droite. Après tout, c’était celui qui allait dans la direction de l’autre maison et donc de leurs camarades. Il s’agissait manifestement d’un corridor de liaison entre les deux bâtiments car il ne comportait aucune porte d’appartement. Les quatre hommes n’avaient pas avancé de deux mètres qu’ils entendirent aussitôt des coups de sifflets et virent s’approcher d’eux Launois et les siens, parmi lesquels figurait Veupa.

             - Alors, tu l’as vu… Où il est ? Tu l’as bien intercepté, non ? hurla Launois dès qu’il aperçut le petit groupe mené par Blois.

              - Quoi, mais qui ?

           - Mais l’arbalétrier, voyons, tu sais bien, la clamèche avec…la… le… mais la clamèche à l’arbalète, quoi, enfin, Blois ! Tu l’as forcément rencontré !

       Launois paraissait hors de lui. Essoufflé, couvert de sueurs, presque surexcité, il se dandinait d’un pied sur l’autre à la grande surprise de Blois qui le savait plutôt réservé et appliqué en opération.

               - Oui, tout à l’heure, il a tué un des nôtres mais il est reparti vers toi. C’est toi qui a dû le voir. Allez, raconte ! hasarda-t-il.

              - Donc, toi, tu l’as pas vu ! Il est pas passé par là, conclut Launois, se tournant vers ses hommes en écartant les bras en un geste d’impuissance. J’comprends pas comment c’est possible ! Non, c’est pas possible, c’est pas possible…

       Blois posa sa main sur l’épaule gauche de Launois et lui demanda de s’expliquer sur une situation que, à l’évidence, il avait du mal à saisir. Des explications d’abord confuses puis plus cohérentes de ses vis-à-vis, Blois arriva à comprendre que, après avoir neutralisé quelques individus plus ou moins isolés, le groupe de Launois, vite rejoint par Lermontov et les siens, s’était finalement heurté à plus forte résistance à ce même étage mais dans l’autre immeuble. L’homme à l’arbalète, à la tête d’un groupe peu important mais déterminé d’individus, avait joué quelque temps à cache-cache avec les villageois. Après avoir blessé – et peut-être même tué – au moins deux des leurs, la crapule, comme le surnommait Launois, s’était finalement enfuie dans un couloir communiquant entre ce qui n’était finalement que les deux ailes d’un même bâtiment, celui où précisément ils se trouvaient à présent. Tandis que Lermontov et son groupe allaient ratisser les étages supérieurs, Launois s’était donc lancé à la poursuite de « la crapule » mais au lieu de la rattraper, voilà qu’il se heurtait à Blois et ses hommes qui n’avaient rien vu : c’était à n’y rien comprendre, jurait Launois. Les deux hommes firent le point sur leur activité passée immédiate et une chose paraissait certaine : on ne pouvait s’expliquer comment l’homme à l’arbalète avait pu leur échapper puisqu’il était pris entre leurs deux groupes venant à la rencontre l’un de l’autre dans un endroit sans ouverture latérale.

           - Eh bien, c’est simple, s’exclama Blois. Il y a dans ce couloir forcément une issue de secours… Tiens, toi, passe moi ta torche, je vais regarder de ce côté et vous autres regardez de l’autre. Inspectez la moindre surface parce que, j’vous le dis, y a forcément une porte de sortie par ici ! Forcément.

             - Ici, lieutenant, jeta un des hommes au bout de quelques minutes.

            - Ben voilà ! chuchota Blois plus pour lui-même que pour les autres.

       Tous s’approchèrent de l’endroit qu’indiquait le villageois. Il fallait avoir d’excellents yeux pour apercevoir, dans la demi-obscurité du couloir et à la lumière tremblotante d’une torche, le fin liseré noir qui démasquait une porte dérobée : la jointure était presque parfaite et une personne qui n’aurait pas su quoi chercher aurait pu passer devant des centaines de fois sans jamais rien remarquer. Chacun s’essaya à peser sur le mur sans succès au point que Blois se demandait si, au fond, il s’agissait bien d’un passage. Ce fut Barda qui débloqua la situation. L’homme fit reculer tous les villageois puis se tourna vers Blois et Launois.

              - Vous allez voir. Je connais ce genre de porte, commença-t-il. En réalité, plus on appuie dessus, plus on la bloque. Il y a certainement un mécanisme qu’il faut déclencher mais pour ça, faut savoir où appuyer. Je le sais pasqu’y avait une porte comme ça dans la maison de ma famille. Mais on trouve pas forcément du premier coup… faut avoir de la patience... beaucoup de patience… appuyer un peu partout… mais plutôt à hauteur d’homme… Comme ici !

       La porte s’ouvrit d’un coup. Veupa avança sa torche qui éclaira un étroit escalier plutôt raide. Après avoir jeté un rapide coup d’œil, Blois se tourna vers le petit groupe de villageois.

              - Voilà ce que je conseille. Barda, tu prends deux hommes avec toi et tu descends. Moi, je monte avec Veupa, toi et toi. Launois, je te propose d’amener les autres par le couloir jusqu’à l’entrée principale. Si je me trompe pas, c’est là qu’on va tous se retrouver. Y faudra aussi s’occuper de Loulou, là, juste après le couloir, qu’a pris un coup de lame, que ça paraît pas trop grave, qu’on pourra p’t être même le soigner ici… sinon, tant pis, au village, on verra bien…

                   - Et la crapule ? hasarda un des villageois.

                - Y a longtemps qu’il s’est tiré, reconnut Launois à contrecœur.

       Blois ne l’entendit pas car il s’était déjà engouffré dans l’escalier avec ses trois hommes. Arrivés à l’étage supérieur, ils rencontrèrent le même type de porte quasi-secrète qui devait s’ouvrir sur le même type de couloir que celui qu’ils venaient de quitter. Blois ne se demanda même pas s’il devait explorer ce couloir car il venait de se rendre compte que l’escalier menait à un quatrième étage : l’étage muré dans l’escalier de gauche du début, le premier qu’il avait exploré. C’était plus qu’intriguant et il poursuivit son ascension. Une autre  porte dérobée franchie, un couloir en tout point identique à celui qu’il venait de quitter desservait ce quatrième étage. Blois décida de tenter sa chance vers la gauche avec le secret espoir de trouver une issue vers l’extérieur de ce qui serait alors la maison rouge. Ils progressaient lentement et découvraient un monde fort différent de celui qu’ils venaient de quitter. Ici, en effet, tout avait été aménagé en un immense et unique appartement regroupant des chambres, des salons, des pièces diverses servant de réserve, le tout dans un luxe relatif que les villageois découvraient avec surprise. On était loin du tunnel supposé être le repaire de leurs ennemis. L’endroit était désert et le parquet, manifestement bien entretenu, craquait sous le seul poids de leur présence. Au fond, presque caché derrière un large divan en assez bon état s’amorçait un escalier de descente dont Blois avait de fortes raisons de soupçonner qu’il aboutissait au mur de brique rencontré au début de son exploration. De fait, le mur était bien là mais de ce côté, on pouvait voir un assemblage de barres en acier qui le maintenait parfaitement clos. Sur un signe de Blois, Veupa manœuvra le système de fermeture et les villageois se retrouvèrent au troisième étage de l’escalier de gauche.

              - Bon, s’exclama Blois, nous voici revenus à notre point de départ ! J’ai la quasi-certitude que notre clamèche est passée exactement par là… Ce qui veut dire, ajouta-t-il à l’intention de ses soldats, que la chasse ne fait que commencer !

              - Et comment qu’il a refermé ? demanda Veupa, sortant pour une fois de son silence habituel.

              - C’est automatique, pardi. Y a qu’à renvoyer ce faux mur d’un coup, comme ça et voilà… Bon, on y va maintenant. Allez, vite  !

     

     

       La preuve que le soleil n’avait pas définitivement disparu, c’est que, par le soupirail où cela ne devait pas être souvent le cas, il éclairait à ce moment précis l’endroit où venait d’atterrir Garance : une pièce emplie d’objets hétéroclites, mélange de cave et de débarras où devaient pulluler les rats pour l’instant heureusement absents. Camille profita de l’aubaine pour sortir de sa parka le miroir dont elle se séparait rarement et, tendant sa torche à son amie, elle dirigea le faisceau de lumière solaire dans la pièce : l’objet pouvait parfois éclairer remarquablement bien, une vieille astuce que Blois lui avait apprise lors de sa formation des mois auparavant.

             - Elle est quelque part dans les étages, cette blésine, chuchota Camille. J’en suis à peu près sûre. Je sais que ça va être difficile de la coincer… de la faire sortir. Mais, par contre, elle est seule et ça c’est bien pour nous.

               - Comment tu vois ça ?

               - Oh, on n’a pas le choix. Il y a une seule entrée, un seul escalier : il faut donc partir de là. On fait les étages les uns après les autres et on voit venir. Bien sûr, elle peut être dans une cave comme celle-ci mais, j’sais pas, j’ai pas l’impression… j’suis sûre que… on verra de toute façon et puis j’ai pas mieux à proposer… Et toi ?

              - Ben, on pourrait aller chercher de l’aide chez le chef et, comme ça, ça nous permettrait de…, hasarda Garance.

               - Non, non, ça va prendre trop de temps et puis, ça veut dire qu’une de nous deux doit rester ici pour intercepter la vieille si jamais… Risqué, trop risqué ! On s’ra pas trop de deux, je te le promets, conclut Camille, reprenant sa torche.

       Elle conduisit son amie jusqu’à l’extrémité de couloir desservant cette rangée de caves, couloir qui, assez étrangement, était peu encombré, comme si, depuis l’abandon de la maison, quelqu’un s’était appliqué à ranger afin de rendre l’endroit habitable. Puis l’escalier débouchant sur le palier du rez-de-chaussée. Garance observa la petite cour et, au delà, la porte cochère donnant sur la rue principale. De chaque côté de la cour, des murs mais dont aucun ne communiquait directement avec elle : le seul accès était bien celui où les deux jeunes femmes se trouvaient.

              - J’ai jeté un coup d’œil rapide tout à l’heure en venant te chercher pour être sûre que la vieille surveillait pas et en profite pas pour se tirer mais j’ai rien vu, murmura Camille. J’crois qu’il faut qu’on y repasse, on sait jamais. Après, on monte…

       Sur le rez-de-chaussée s’ouvraient deux appartements de part et d’autre de l’escalier central. Bien entendu, toutes leurs portes avaient été forcées depuis longtemps, les logements saccagés et vidés de leurs éventuels objets de valeur aux yeux des vandales. Il y régnait un froid glacial et une atmosphère de moisi. Tandis que Camille explorait méthodiquement chaque appartement ce qui, compte tenu de l’état de délabrement des lieux, fut assez rapide, Garance se tenait chaque fois contre les portes d’entrée, attentive à ce que la vieille ne se sauve pas par l’escalier mais prête à intervenir immédiatement si sa camarade tombait sur une présence hostile. Ensuite, avec mille précautions, les deux femmes empruntèrent l’escalier pour arriver au premier étage où le même spectacle de désolation les attendait. Le palier, éclairé par une vaste fenêtre à moitié ouverte et aux vitres brisées, était encombré de multiples objets arrachés aux appartements voisins et que les voleurs avaient décidé d’abandonner là, les jugeant finalement trop lourds à transporter ou bien tout à coup inutiles. Aucun signe de leur ennemie. Ce fut alors qu’elles atteignaient presque le palier du second, que Camille entendit un bruit inhabituel, à la limite du perceptible. Comme un raclement léger sur un sol raboteux. Garance et Camille se regardèrent et cette dernière, désignant le second appartement de droite, posa brièvement son index sur ses lèvres avant de saisir sa dague et de raffermir sa batte dans sa main gauche. Garance, quant à elle, avait son sabre bien en main. Elles se regardèrent et, d’un mouvement de tête simultané, s’élancèrent en silence. Elles s‘immobilisèrent à l’entrée du logement dont la porte était entrebâillée. Elles s’avancèrent dans un couloir vide d’objets pour, immédiatement sur leur gauche, s’immobiliser derrière une porte elle-aussi entrebâillée. Camille se préparait à en repousser le battant lorsque la voix qu’elle connaissait bien résonna dans le silence :

              - Entre, ma chérie, n’aie pas peur ! J’suis pas armée, t’sais. J’suis bien contente de t’revoir ma p’tite poulette pasque, la dernière fois, ça s’est pas trop bien passé entre nous et, tu vois, ça, ça m’désole. Allez, quoi, entre, faut pas avoir peur d’une pov vieille comme moi. Kek tu crois ? Que j’vais t’jeter une flèche comme mon Jacmo. J’suis pas armée que j’te dis !

       Camille, quoique particulièrement méfiante, se tourna vers Garance pour lui signifier de rester derrière la porte et s’avança, sa dague en avant. La vieille était affalée dans un fauteuil défoncé, seul meuble de la pièce, et s’était emmitouflée dans une flopée de couvertures diverses. L’endroit, éclairé en partie par le soleil du début de l’après-midi, était clair et, bien que les fenêtres soient intactes, il y faisait froid. La vieille regardait Camille de ses yeux d’un bleu vif perçant rehaussé par la luminosité ambiante tout en lui présentant un sourire édenté de bienvenue. À présent, qu’elle pouvait la détailler, la jeune femme se rendait compte que la vieille n’était pas si vieille que ça. C’était en réalité une apparence que celle-ci voulait se donner, avec une silhouette épaissie par de nombreux vêtements, des gestes volontairement ralentis et même hésitants, une démarche parfois chancelante, tout un ensemble qui laissait penser à tort qu’elle était bien plus âgée. Depuis sa poursuite dans la rue, Camille avait compris que la femme avait certainement plus de ressources qu’elle ne voulait le faire croire et, de fait, vue de près dans cette lumière et en dépit de la crasse que intentionnellement elle laissait s’accumuler sur son visage, il n’y avait aucune hésitation possible : la peau élastique de ses joues et de son cou, ses traits accentués mais nets, les cheveux sales mais incontestablement blonds, les yeux bleus vifs et perçants, l’absence de rides trop profondes et même jusqu’à la fraîcheur de sa main gauche nue qui tenait un vieux gant de laine, tout en elle la situait peut-être vers les trente-cinq ou quarante ans. Une adulte dans sa maturité. Plutôt jolie, même. L’examen rapide renforça s’il en était besoin toute la prévention que Camille avait pour elle.

              - Mais kek t’as à m’regarder comme ma, ma toute belle, reprit Lady face au silence de la jeune fille. J’commence à croire que j’te plais bien au fond. P’têt bien qu’t’as le béguin et qu’tu voudrais qu’on soit de bonnes amies, toi et moi. Moi aussi, j’te trouve mignonne. Alors, t’as qu’à m’dire et j’te promets qu’on va s’amuser toutes les deux pasque j’suis sûre qu’toi et moi, on n’a pas besoin des bonshommes et d’ailleurs… Oh mais c’est qu’t’es pas venue toute seule. Fallait le dire…

       Garance qui était restée jusque là en retrait, invisible derrière la porte, venait de s’avancer. Camille remarqua immédiatement la pâleur de son visage et observa avec étonnement son amie lâcher son sabre qui s’écrasa avec un bruit métallique sur le sol inégal. La porte s’ouvrit complètement et dévoila la silhouette d’un homme qui appliquait son arme contre le dos de Garance. Camille en identifia la forme : une arbalète.

              - Mais c’est qu’il est là, mon Jacmo. Allez, soit pas timide, avance, j’vais te présenter !

       Immédiatement, Camille leva sa dague pour menacer la vieille et égaliser la situation mais si la femme n’avait pas bougé, sa main gauche tenait à présent le rasoir à la lame effilée que la jeune fille avait vu de près lorsqu’elle avait été prise au piège.

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G

     


    votre commentaire
  •  

     

     

       C‘était bien du sang. Étonnamment frais qui plus est. Le blessé avait dû s’arrêter à cet endroit très peu de temps auparavant, peut-être pour panser ses plaies qui devaient être importantes. Toutefois, la piste semblait se figer là car quels que furent les efforts des villageois, ils ne purent trouver d’autres traces proches.

              - Il était évidemment pas seul, hasarda Garance, et ils l’ont enveloppé dans une couverture ou un linge quelconque et pis ils l’ont emmené avec eux : c’est pour ça qu’y a pas de sang ailleurs…

              - … ou bien ils l’ont tué et ils s’en sont débarrassé là… prolongea Camille qui avait suivi son chien du regard. Elle désigna du doigt un renfoncement de la paroi en regard de l’escalier qu’explorait Serp, une cinquantaine de marches en contrebas du petit groupe.

       Blois ordonna la descente. Effectivement, les fuyards s’étaient déchargés là du cadavre. Pas tout à fait un cadavre d’ailleurs puisque l’homme, affalé sur son manteau imbibé de sang, n’était pas mort : inconscient et parfaitement immobile, il gémissait faiblement. Des bulles écarlates s’échappaient par instants de sa bouche désespérément ouverte à la recherche d’air et on pouvait facilement comprendre qu’il s’agissait de ses derniers instants de vie.

              - Bon, on continue. Y a rien à tirer de cette blésine, allez, davaï ! conclut Blois.

       Le petit groupe poursuivit sa descente. Au pied de l’escalier, Serp les attendait tranquillement allongé entre deux blocs de pierre qui lui faisaient comme un sarcophage. Il se mit à remuer lentement la queue et Camille qui s’apprêtait à le caresser, se retourna. La colonne des hommes de Lermontov se faufilait le long de la paroi du tunnel après avoir contourné la petite colline verdoyante.

                   - Ben, vous avez fait vite, remarqua Blois.

             - Vous avez une piste ? s’enquit immédiatement Lermontov.

                  - Ils sont passés par là. Y a un mort plus haut et pas mal de sang, lui répondit son lieutenant.

                  -  Ça en fera toujours un de moins! s’exclama Launois. C’est pas moi qui regretterai ce genre de types et d’autre part…

                  - Voilà ce qu’il faut faire, le coupa Lermontov.

       Le grand barbu venait de sortir de sa veste épaisse et couverte de poussière un bout de papier qu’il commença à déplier, prenant bien soin de ne pas l’exposer au vent léger qui soufflait par moments. Curieux, Blois s’approcha de son chef et reconnut une ancienne carte, certainement de cet endroit de la ville. Il siffla doucement, comme pour reconnaître la sagacité de celui qui les commandait car, à supposer que, lui, il en ait eu une, de carte, il se demandait s’il aurait songé à s’en encombrer. Il soupira légèrement.

       A déchiffrer la carte, cette partie de la ville vers le nord paraissait relativement facile à comprendre par opposition au centre-ville et à son lacis de ruelles enchevêtrées. Il n’en restait pas moins que la surface à explorer était plutôt conséquente.

              - Ouais mais, argumentait Lermontov, y faut pas oublier que les clamèches sont plus chez elles ! On les a fait sortir de leur repaire ! Les mecs, y sont en cavale maintenant et ça, ça change tout ! Faut simplement qu’on trouve ousque qu’y z’avaient prévu de se replier. Parce que c’est bien ça qu’y vont faire : des crapules comme ça, évidemment, ça a des positions de repli  ! Mais c’est là qu’on a un avantage, poursuivit le grand barbu en se tournant vers Camille et son chien. Pasque le dogue va nous conduire. Pas vrai, le dogue ?

             - Comment on fait alors ? demanda Launois.

             - Ben, on suit le dogue, j’viens d’te dire, et on voit ensuite, s'impatienta Lermontov. Tu vois autrement, toi ? Et puis, ajouta-t-il en se tournant vers Camille qui, appuyée contre le mur du tunnel, essayait de reprendre son souffle, la fatigue des longues heures qui venaient de s’écouler commençant à lui peser sur les épaules et dans les jambes. Et puis, il faudra que tu y fasses drôlement attention à ton dogue pasque si nous on sait qu’on va le suivre, les crapules, elles doivent s’en douter aussi et y chercheront à le tuer, ton dogue. Faudra bien le surveiller, comprendo ?

       Se retournant à nouveau vers ses lieutenants, il reprit :

              - On a la moitié de ce tantôt pour les débusquer avant qu’il fasse nuit ; je sais qu’c’est pas beaucoup mais ça devrait suffire. Si on trouve pas, ben, on campe ici et on recommence demain. J’partirai pas avant d’avoir nettoyé cet endroit. C’est comme ça. Bon, on va suivre le dogue. On garde nos groupes comme avant mais on met Blois et ses soldats en arrière pasqu’y sont fatigués depuis le temps qu’ils courent. Allez, on y va !

       La vingtaine de villageois se mit en marche, Camille précédée de son chien en tête. Toute sa fatigue avait disparu.

       Toutefois, il apparut très vite aux yeux de tous qu’il leur était impossible d’avancer en groupe. Trop visibles et trop peu de terrain couvert au total. Lermontov décida rapidement une halte près d’un hangar à demi-démoli et décida qu’il fallait envoyer des éclaireurs chargés de repérer leur cible. Un problème toutefois : seule Camille pouvait diriger son chien mais elle devait être assez fatiguée de ses efforts antérieurs.

           - On peut faire autrement, argumenta Lermontov. J’comprends très bien qu’tu sois fatiguée, alors on remet à demain, d’autant que le soir va bientôt tomber.

       Observant la jeune femme, fine silhouette fragile en dépit de son épaisse parka, Blois se disait que Lermontov avait raison et que, lui aussi, avait fini par se rendre compte de tout ce que l’on avait demandé comme efforts à une jeune fille, uniquement parce qu’elle était courageuse et que son chien était un atout considérable dans leur poursuite des crapules. Oui, elle avait nécessairement besoin de repos et, d’autre part, il était tard et… Camille le coupa dans ses réflexions.

               - Non, chef, c’est vous qui avez raison : plus tôt, on poursuit ces… gens, plus on a de chance de les attraper… et puis je suis pas si fatiguée que ça : j’ai bien dormi sur ce toit la nuit d’avant alors…

                  - Dans ce cas… déclara Lermontov.

            - Dans ce cas, je vais avec elle, martela Blois. J’abandonne pas mes soldats quand ça devient dangereux.

       Camille lui décocha le plus large de ses sourires mais déjà Blois se retournait vers ses autres soldats qu’il se proposait de confier à Launois. Il n’en eut pas le temps : Veupa, pourtant habituellement peu disert, lui confirma le choix du reste de son groupe :

              - On vous quitte pas, lieutenant ! On reste avec vous devant !

       Blois hocha la tête, intérieurement très touché de cette marque de confiance. Les villageois se séparèrent après être convenus d’une tactique simple : le groupe de Blois, c'est-à-dire du chien, suivrait la piste alors que deux autres groupes seraient formés de part et d’autre d’eux, à deux rues adjacentes près puisque la carte montrait que cela était possible. En cas de bifurcation, Blois préviendrait les autres par des coups de sifflet, un pour la droite, deux pour la gauche. On se mit en route.

       Serp semblait effectivement suivre une trace mais sans enthousiasme particulier ce qui faisait dire à Camille que leurs proies s’étaient probablement séparées et que la piste elle-même s’estompait peu à peu. Lorsque les maisons commencèrent à se clairsemer, Blois se rendit compte qu’ils étaient en train de quitter la ville. D’ailleurs, le groupe de gauche, celui de Launois, revenait vers eux, leur progression étant coupée par les anciennes voies de chemin de fer. Ils attendirent le groupe de Lermontov qui ne tarda guère à apparaître.

              - Va vous falloir faire demi-tour et nous suivre, annonça d’emblée Lermontov. Notre bon ami qu’est là m’a expliqué quelque chose. On l’a trouvé deux rues plus haut qui se cachait derrière un tas de pierres, c’te clamèche ! On l’a un peu secoué et… Mais ce qui est intéressant, c’est ce qu’y nous a dit et… Allez, répète donc c’qu’a t’as dit, toi !

       L’homme, grand et maigre, n’en menait pas large et tremblait imperceptiblement de tous ses membres. Un léger filet de sang coulait de sa lèvre inférieure tuméfiée mais, pour le reste, il paraissait en assez bonne forme. Il était vêtu d’un long manteau à la couleur indéterminée qui lui tombait jusqu’aux pieds et que Blois associa immédiatement aux hommes qu’il avait vus dans le tunnel lorsqu’il veillait Lydia. Il s’approcha de lui, l’œil mauvais, mais, déjà, l’homme, voulant bien faire, se répandait en phrases plus ou moins compréhensibles.

              - Holà, tu ralentis, j’comprends rien, l’avertit Blois.

       L’homme, fermement tenu par deux villageois du groupe de Lermontov, avala sa salive et entreprit de reprendre ses explications plus lentement. De ses phrases alambiquées et elliptiques, de ses formules incompréhensibles et de ses silences, on finit quand même par comprendre que « l’homme à l’arc droit », comme le dénommait leur informateur, dirigeait une petite bande d’une vingtaine d’individus qui rackettait plus ou moins les quelques rares habitants de la ville avant d’aller écumer, en période de disette ou plus simplement pour le plaisir, les alentours où quelques villages comme le leur essayaient de subsister tant bien que mal. Il y avait quelques femmes avec eux mais c’était surtout « celle du chef » qui lui faisait peur car elle était, prétendait-il, bien plus « méchante », c'est-à-dire cruelle, que tous les hommes réunis. Camille qui écoutait attentivement cette confession en flattant son chien ne put s’empêcher de penser à la vieille ayant disposé le piège qui avait failli lui coûter la vie.

              - On l’appelle Lady et c’est la dame à Jacmo et c’est elle…

                - Jacmo ?

                - Oui, Jacmo. C’est le nom du patron, de l’homme à l’arc droit…

              - Très bien, le coupa Lermontov, mais raconte donc à mes hommes c’que tu m’as dit tout à l’heure sur la maison qui…

               - Oui, oui, reprit l’homme. Les amis, y s’retrouvent dans la grande maison rouge qu’est à l’angle des deux grandes rues et de la grande place, là où…

              - Ce qu’il veut dire, l'interrompit à nouveau Lermontov, c’est qu’on est passé devant tout à l’heure. C’te grande bâtisse, pour eux, c’est comme une seconde tanière après le tunnel. On va donc y aller faire un tour.

       Blois eut soudain la vision de l’immeuble qu’évoquait l’homme. De la rue qu’il remontait avec son groupe, il l’avait effectivement aperçu quelques minutes plus tôt et avait identifié l’édifice comme celui d’un cinéma : c’était écrit en lettres à moitié effacées sur le fronton de la façade. Il était probablement le seul avec Lermontov à savoir ce qu’était ce genre de salles et à quoi celles-ci pouvaient servir du temps des anciens : la projection d’images animées au moyen de machines perfectionnées, ressemblant - mais en beaucoup mieux - aux lanternes magiques de son enfance, ces portes ouvertes sur le temps passé que, à la maison des parents, un vieil homme animait contre quelque nourriture et le coucher d’une ou deux nuits. Il fut tiré de sa réflexion par le rire tonitruant de Lermontov qui s’exclamait :

              - Eh bien, t’as plus rien à nous dire, toi ?

       Et, face au geste d’impuissance de l’homme, il conclut :

          - Tu l’sais p’têt pas mais je suis de bonne humeur aujourd’hui, alors, tu peux te tirer mais fissa, hein, j’veux pu voir ta sale tronche. Allez, barre-toi !

       L’homme hésitait, regardant l’un et l’autre pour s’assurer de sa bonne fortune. Les soldats le lâchèrent sur un regard de Lermontov et l’homme, paniqué mais méfiant, se mit à reculer lentement, s’éloignant du petit groupe de villageois qui le regardaient avec curiosité. Il avait choisi de reculer vers l’extérieur de la ville, pour bien montrer à ses tourmenteurs qu’il ne comptait certainement pas prévenir qui que ce soit de son aventure et notamment pas son « patron ». A présent, tout ce qui lui importait semblait être de s’enfuir de ce monde trop violent pour lui et de n’y jamais revenir. Tout dans son attitude tendait à montrer cette volonté de se faire tout petit, misérable, inoffensif, totalement et définitivement neutralisé et, au bout du compte, incapable de la moindre action agressive. Peut-être même avait-il fini par le croire lui-même… Éloigné d’une dizaine de mètres de ses tortionnaires, il fit brutalement demi-tour et se mit à courir le plus vite qu’il le put. C’était précisément le geste qu’attendait Launois. Il leva son bras brusquement et, à la vitesse de l’éclair, expédia sa dague qui vint se ficher juste sous la nuque de l’homme. Celui-ci trébucha, projeta ses bras vers l’avant dans un dernier effort de protection et s’écroula sur le sol inégal sans un bruit. Il ne préviendrait certainement pas son chef de la venue des villageois. Camille ébaucha un geste vers la misérable dépouille, non pour lui offrir une aide bien trop tardive mais plutôt pour ne pas laisser le cadavre ainsi abandonné aux quatre vents : elle avait parfois encore du mal à comprendre toute cette violence. Blois l’empêcha d’un regard avant de préciser :

              - On laisse là la clamèche. Elle fera le bonheur des dogues de passage et servira d’avertissement.

               - On doit pouvoir entrer dans c’te bâtisse et faire du nettoyage, s’approcha Lermontov qui était déjà passé à autre chose. Mais faut pas tarder car j’ai pas envie qu’y s’organisent un peu trop…

       Les villageois s’étaient regroupés et entouraient leurs chefs. Camille, restée un peu à l’écart avec son chien, se fit la réflexion que la petite troupe lui faisait bonne impression. Leur nombre, tout d’abord, un peu plus d’une vingtaine de soldats, était relativement important en ces temps d’individualisme et d’incivilités et, d’autre part, leur apparence était relativement dissuasive. Endurcis par leurs opérations antérieures, on comprenait que l’on avait affaire à de vrais combattants, convenablement armés et en définitive plutôt bien entrainés pour le genre de mission qui leur était proposé et qui n’était en fait que des combats de rue plus ou moins organisés. En sus d’elle-même, Camille avait compté quatre autres femmes dont la douce Garance, la seule à porter comme elle des cheveux longs, chez elle auburn, mais dont la délicatesse de la silhouette laissait la place à une endurance implacable en opération, elle avait pu s’en rendre compte à diverses reprises. Toutefois, cela serait-il suffisant pour venir à bout des blésines qui, depuis des semaines, pourrissaient la vie du village ? Elle en doutait mais aurait préféré avaler sa langue plutôt que de le verbaliser. Elle se disait en fait que, même s’ils arrivaient à éliminer les pires de leurs ennemis, cela ne se ferait pas sans mal et que nombre de villageois risquaient d’y laisser leur vie. Quoi qu’il en soit, ce qui devait d’abord compter pour elle, c’était… elle-même et Serp. Elle espérait bien ne jamais se laisser surprendre et se proposait de rendre sa liberté au grand chien dès que sa présence ne serait plus nécessaire, c'est-à-dire lorsque le contact serait effectivement établi. Le rire tonitruant de Lermontov l’arracha à ses réflexions.

              - Mais non, mais non, les amis, qu’ils ne sont pas partis. Pour aller où ? Dans un autre endroit complètement pourri de c’te ville alors qu’y savent même pas qu’on sait où ils se trouvent ? Bien sûr que non.

       Blois devait reconnaître que son chef venait de marquer un point. Mais alors, cela signifiait que…

              - Exactement, poursuivit Lermontov qui avait suivi le regard de son lieutenant. Faudra cacher le radac de celui-là : c’est ta soldate qui avait raison finalement. Parfois, faut pas trop se signaler aux autres… Tiens, toi et toi, vous allez me prendre le radac de la clamèche et me le jeter quek part dans un fossé et puis non, tiens : ce sera encore mieux dans c’te vieille bicoque qu’est juste là. Vous m’le foutez à l’intérieur. Les dogues l’auront bouffé avant qu’il pue trop fort. Bon, c’est pas tout ça mais faut se décider. On s’y met tout de suite ou on attend demain vu qu’il commence à presque faire nuit ?

              - Attendre, suggéra Launois.

              - Plus tôt on sera débarrassés, mieux ça vaudra, objecta Blois.

       Lermontov fit quelques pas de côté, la mine pensive puis revint vers ses adjoints.

              - Non, c’est Launois qu’a raison. On a le temps. J’aime pas me lancer dans un truc la nuit dans un endroit que je connais pas. Et puis, y en a beaucoup parmi nous de fatigués. On a des provisions. On va se trouver un endroit pour la nuit. Près de la planque des crapules pour le cas où y voudraient s’tirer incognito. Mais d’abord, on repasse devant nos p’tits copains tranquillos et en nous assurant bien qu’ils nous verront : on va faire comme si on rentrait chez nous… mais on reviendra en douce plus tard, demain. Gaffe aux flèches quand même. Allez, zou, on y va.

       Cette fois-ci regroupés, les villageois repassèrent devant le cinéma servant de repaire à leurs ennemis. Lermontov avait été formel : il exigeait que chacun de ses hommes ait une vue au moins extérieure de l’endroit afin d’en capter la configuration générale. En revanche, il demanda à chacun de jouer l’indifférence de façade car il convenait de donner l’impression qu’on rebroussait chemin, qu’on retournait vers là d’où l’on était venu. Bien qu’ayant distribué solennellement des consignes de prudence à ses lieutenants, il était en réalité à peu près convaincu que rien ne se passerait : pour Lermontov, la petite armée qu’il conduisait ne donnait pas l’envie à ses opposants, certainement en sous-effectif par rapport à eux, de manifester leur présence au risque de déclencher une bataille rangée dont ils ne sortiraient certainement pas vivants. De fait, une immobilité totale et un silence complet accueillirent les villageois lors de leur passage en zone dangereuse. Blois observa du coin de l’œil l’immeuble rouge mieux qu’il avait pu le faire un peu plus tôt. En réalité, il se dressait presque solitaire au carrefour des deux grandes rues et d’une l’esplanade, le tout comme il se doit encombré d’obstacles divers dont la plupart avaient été volontairement apportés. Le cinéma, pour ce qu’il en devinait, n’était qu’une avancée de l’immeuble, son toit propre ne rejoignant le bâtiment qui le surplombait qu’une dizaine de mètres en arrière. Blois en déduisit que la salle, située derrière le hall d’accès et les caisses dont on devinait encore les cages en verre, se prolongeait sous l’immeuble lui-même avec lequel elle devait communiquer. Ce qui compliquait singulièrement leur tâche. Détournant les yeux après un regard en apparence neutre, il se promit de parler également aux autres de la porte de sortie arrière que, comme tout cinéma qui se respectait à l’époque, le bâtiment devait à l’évidence posséder. Camille, quant à elle, marchait à ses côtés, apparemment plongée dans de profondes réflexions : elle n’avait pas semblé marquer le moindre intérêt pour la « maison rouge » comme l’appelaient les villageois mais il ne doutait pas de ce qu’elle avait, en chasseur accompli, certainement poser l’essentiel de ses repères visuels. Elle s’était temporairement séparée de son chien car selon Lermontov « il s’agissait d’une aide si importante que cela valait certainement une flèche d’arbalète ennemie, même au risque de se démasquer ! ». Camille avait approuvé sans discuter la décision que Blois trouvait tout spécialement judicieuse.

       Ayant laissé deux hommes en arrière pour s’assurer qu’ils n’avaient pas été suivis, Lermontov décida qu’on ferait halte dans un bâtiment d’angle à quelques rues de leur cible. La grande salle dans laquelle ils se trouvaient à présent était ouverte aux quatre vents puisque la porte à double battant qui la fermait jadis avait été arrachée par on ne savait quoi, ou plutôt qui. C’était néanmoins bien suffisant pour la nuit qu’ils avaient à passer là. Lermontov décida qu’on mangerait froid pour ne pas éveiller l’attention par des lumières intempestives et qu’une veille serait assurée à proximité de la maison rouge afin d’être certain qu’on ne leur fausserait pas compagnie durant la nuit. A l’issue d’un repas frugal, pour la première fois, Blois, passant outre ses réticences longuement évaluées, s’autorisa à venir s’asseoir auprès de sa soldate et de son chien. Si Camille en fut surprise, elle ne le montra pas. Au contraire, elle tira sa maigre couverture de voyage pour permettre à Blois d’échapper autant que faire se peut au froid omniprésent en dépit de la présence humaine relativement fournie.

       Camille ne savait pas trop comment prendre l’initiative de son chef. Elle était à la fois mal à l’aise et, dans le même moment, heureuse de son incertitude. Que lui voulait Blois ? Coucher avec elle ? Contrairement à ce qu’elle avait au début pensé, une sorte de morale courait parmi les villageois qui faisait que, concernant les rapports entre sexes opposés, on respectait certaines formes : sans l’avoir jamais vérifié, Camille savait qu’il fallait y voir là l’empreinte de Lermontov dont l’exigence de discipline concernait également ce domaine. Toutefois, rien, ni personne n’aurait pu empêcher Camille et Blois de vivre une aventure commune s’ils l’avaient réellement voulu. Ca ne s’était tout simplement pas fait… quoique, à plusieurs reprises, la jeune femme s’était interrogée sur un geste, un regard, l’ébauche d’une phrase. Puisqu’elle n’espérait rien, elle avait chaque fois décidé de ne pas accorder d’importance à de telles inepties certainement fabriquées par son esprit tourmenté. Lorsqu’on vint la réveiller pour son tour de garde, Blois dormait – ce qui était une surprise pour elle - tranquillement allongé à côté de Serp et il n’avait tenté aucun geste qui eût pu être mal interprété.

     

     

       Lermontov paraissait indécis et il questionna du regard ses lieutenants. Launois fut le premier à répondre à son interrogation muette.

              - Selon moi, il faut profiter de l’effet de surprise et attaquer ces blésines d’un seul coup d’un seul, après avoir évidemment… comment tu dis, Blois, déjà ? Ah oui… sécurisé la sortie de l’arrière et

              - On peut aussi foutre le feu à tout l’immeuble et les attendre à la sortie, suggéra Lermontov.

             - Mais on risque alors de leur laisser le temps de se tirer… et puis, avec la fumée, c’est à double tranchant ! objecta Launois, passant à plusieurs reprises sa main dans ses cheveux, signe chez lui d’incertitude.

             - Ce qui pose problème, commença Blois qui n’avait pas encore parlé, c’est l’immeuble au dessus. Ben oui parce que je suis à peu près certain qu’il communique avec le cinéma et que c’est pour ça qu’ils l’ont choisi. Imaginez : une grande salle sans doute à peu près vide en bas et plein d’endroits au dessus pour y vivre tranquille, stocker les produits des pillages. Avec plein de couloirs, des escaliers, des tas de pièces différentes : facile à défendre. Et j’parle pas des caves…

             - Si je te comprends bien, lui répondit Lermontov, le tunnel, hier, c’était pas leur repaire à ces blésines, c’est c’te maison rouge…

            - C’est en tout cas l’endroit que, moi, j’aurais choisi, expliqua Blois.

            - Tout ça, c’est bien joli, mais qu’est-ce qu’on fait ? hasarda Launois.

              - J’suis d’accord pour la jouer serré, susurra Lermontov en plissant les yeux comme s’il voyait par anticipation la mise en application de leur attaque. Nous sommes vingt-deux. Suffisant pour nous débarrasser de ces clamèches moins nombreuses et qui ne savent se battre que contre des pauvres mecs sans défense. D’abord, on laisse trois hommes sur la porte de derrière. Ensuite, on fait trois groupes. Un qui entre dans le machin… le cinéma, enfin j’veux dire la grande salle et ça, ça devrait amener nos amis vers la sortie où nos hommes les attendront. Les autres s’occupent de l’immeuble. A propos, est-ce qu’on sait si y a une autre sortie ?

              - J’y venais, intervint Launois. Chacal m’a expliqué qu’il avait vu une porte d’entrée sur la première rue, celle de gauche… mais dans l’autre rue c’est un autre immeuble… Le problème reste quand même le même parce que Chacal est certain d’avoir vu quelqu’un en sortir.

              - Donc les deux immeubles doivent communiquer… où on les a fait communiquer…

            - Ce qui veut dire un groupe de chaque côté et on se retrouve au milieu.

             - Je prends le groupe principal, celui de la grande salle. Avec l’aide des trois qui gardent la porte arrière, on nettoie et on vous rejoint au plus vite, intervint Lermontov.

          - Eh bien, alors disons que mon groupe entre dans l’immeuble de gauche, déclara Blois. Si t’es d’accord…, adressa-t-il à Launois qui haussa les épaules, indifférent.

             - Mes amis, on a du travail en perspective. On revoit tout ça, on distribue les rôles et on prévient nos hommes. Je veux qu’on soit prêts à midi, au moment où les clamèches doivent bouffer…, conclut Lermontov.

     

     

       Blois observait attentivement les alentours. Pas un mouvement. Pas même le moindre bruit. Il faisait froid mais le temps était relativement clair. Dommage pour une fois, pensait Blois, un temps plus sombre aurait été meilleur pour nous. Quoique… Il ne faut pas se faire d’illusions : les autres nous ont depuis longtemps repérés ; à supposer même qu’ils ne l’aient pas fait depuis hier !

       Il se tourna vers ses soldats.

             - On va entrer dès maintenant. Finalement, on se passera de ton dogue. Et, devant l’étonnement de Camille : parce qu’on va avoir à ratisser là-dedans alors, d’accord, ton dogue fera peur mais il va peut-être nous gêner… et puis, je veux pas le risquer : il est trop précieux, tu comprends !

       Camille se tourna vers Serp, sagement assis à ses côtés, puis se pencha vers lui pour lui dire quelques mots à voix basse, des mots qui n’étaient qu’à eux deux. Le chien leva sa truffe vers sa maîtresse qui lui flatta doucement les flancs puis, sans l’ombre d’une hésitation, s’élança dans la rue, suivi du regard par le petit groupe. Bientôt, il ne fut plus qu’une tache lointaine. Blois reporta son regard vers l’entrée de l’immeuble qui, parce qu’elle était en apparence bien plus propre que la moyenne des autres, ne lui inspirait guère confiance. Il s’avança dans le hall, sombre mais propre lui aussi. On était loin des entrées d’immeuble à moitié bouchées par un amoncellement de débris, de meubles cassés, de vieilles ferrailles. Ici, on sentait que la Vie s’était réorganisée. Enfin, une certaine vie. Face à lui, Blois distinguait sur la droite un escalier qui montait vers les étages tandis que le hall se prolongeait sur son côté gauche probablement vers une arrière-cour et les caves. Lors de leur réunion de préparation, Lermontov avait soulevé le problème : que choisir de faire en premier ? Commencer par fouiller les caves au risque de donner rapidement l’alerte ou bien investir les étages où devaient se trouver leurs ennemis. « En plein midi, les blésines doivent ou manger ou dormir mais certainement pas dans les caves : il faut d’abord passer dans les étages. D’abord dans les étages ! D’ailleurs, dès que nous aurons fini de nettoyer la grande salle du bas, on se retrouve tous là-haut ! » avait-il indiqué.

       Blois pivota vers ses soldats : tous avaient l’écharpe verte règlementaire autour de leurs bras droits. C’était le seul moyen qu’avait trouvé Lermontov pour éviter les erreurs en cas de corps à corps dans un endroit pouvant prêter à confusion. Étrangement, tel un flash de lumière, Blois se revit demandant la raison de la couleur des écharpes le jour où Lermontov les avait présentées au village : la réponse avait été des plus logiques. « C’est effectivement une question vachement importante que tu soulèves là, Blois, et j’ai dû y réfléchir longuement avant de choisir ! J’ai pris les vertes parce que, imagine-toi, mon vieux, que c’est la seule couleur d’écharpes qu’on a trouvé en quantité suffisante ! » avait expliqué le grand barbu en déclenchant l’hilarité générale.

       Blois demande à ses soldats de déposer leurs sacs perso dans l’entrée même de l’immeuble, contre l’escalier : on passerait les reprendre plus tard, lorsque l’opération serait terminée. Il secoua la tête puis, désigna du regard l’escalier. Il remonta la fermeture éclair de sa grosse veste de cuir et serra sa dague avec force. Dans sa poche intérieure gauche, il sentait le volume rassurant du révolver qu’il emmenait chaque fois lors d’expéditions de ce genre bien qu’il ne s’en soit jamais servi. Toute sa réserve de balles, environ une trentaine, se trouvait dans sa poche intérieure controlatérale. Il s’avança et commença à grimper lentement les marches, certain d’être suivi.

       L’escalier débouchait sur un entresol duquel partaient latéralement deux autres escaliers. L’immeuble était plus important que ne l’avait supposé Blois. Il se retourna vers ses soldats. Il porta son index droit vers sa bouche pour signifier un silence absolu que ses suivants n’auraient de toute façon pas rompu puis désigna de la tête l’escalier de gauche à Camille et Garance avant de faire le même geste mais vers la droite pour Veupa et Loulou. Précédant les deux femmes, il gravit les quelques marches avant de s’enfoncer dans un couloir chichement éclairé par une lumière du jour affaiblie provenant de deux ou trois vasistas. Le silence était total ce qui ne présageait rien de bon : ils étaient peut-être déjà attendus. Il avança lentement.

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G


    votre commentaire
  •  

     

     

     

       Blois s’approcha de chacun de ses soldats et les observa un par un attentivement, vérifiant ici une arme, là l’amplitude d’un vêtement. Lorsqu’il s’approcha d’elle, Camille se rendit compte combien l’homme était crispé. Le visage fermé, les yeux sombres et froids à la lueur tremblotante du feu de bois, le corps raidi, il dégageait une fausse impression de calme, presque d’indifférence mais la jeune femme savait qu’il devait ressentir exactement l’inverse. Elle pouvait presque percevoir de façon palpable la tension de son chef et cela la confortait dans la certitude que la menace qui planait sur le Village depuis des semaines allait, d’une façon ou d’une autre, prendre fin ce soir, ici, dans ce tunnel menaçant où l’on ne distinguait que des ombres diffuses mais où le moindre raclement de pierre portait loin dans toutes les directions. Certainement un piège. Encore plus sinistre, peut-être, que celui qui avait si terriblement abimé son amie Lydia. En dépit de son épaisse parka et de la chaleur du feu tout proche d’elle, elle frissonna. Satisfait de son inspection, Blois avait fait signe à ses hommes de se rapprocher non sans s’être assuré que Serp montait bonne garde.

              - Je vois que vous êtes prêts, les gars. On va chasser les clamèches qui sont dans ce tunnel et on va les coincer, je vous le promets. Les coincer, dans ce tunnel, les prendre au piège entre nous et le groupe du chef mais faudra faire gaffe. Sont très dangereux, vous le savez bien. Autre chose : on peut pas se trimbaler avec des torches parce qu’on deviendrait des cibles faciles alors… j’ai pensé à un  moyen. On va prendre les réserves de bois qui sont là, là et là et on va bien les huiler : y a aussi des réserves de graisse ici, ponctua-t-il du doigt son petit discours. En plus de ce que nous avons apporté avec nous, ça nous en fera largement assez. On avancera derrière deux éclaireurs qui auront des torches et, c’est là l’astuce, c’est eux qui les balanceront loin devant eux et le plus haut possible pour éclairer et repérer les crapules. Si on n’observe rien de particulier, on poursuit la route de la même manière. Si on voit quelqu’un, on fonce dessus mais, au moins, on sera pas pris par surprise. Le but, c’est de les rabattre sur Lermontov, comprendo ? Ils vont être faits comme des rats, je vous le jure. Des questions ? Personne qui veut reprendre son souffle quelques minutes de plus ? Bon, on y va. Davaï !

       Au début, leur progression fut laborieuse car Blois et ses hommes se méfiaient de tout : les carcasses de voitures, accumulées dans le tunnel, les entassements de débris difficiles à identifier de prime abord, les recoins forcément plus obscurs, la moindre pierre en réalité. Selon les instructions de Blois, les deux éclaireurs propulsaient leurs torches vers l’avant et tous observaient alors les lumières chancelantes qui éclairaient fugacement leur chemin, projetant en toutes directions des ombres furtives qu’il fallait alors reconnaître avec certitude avant de poursuivre. Parfois, d’un geste du bras presque imperceptible, Blois ordonnait une seconde lancée pour s’assurer qu’une ombre était bien naturelle. On arrivait ensuite sur le lieu où les torches se consumaient à terre et on les ramassait rapidement avant de poursuivre. S’habituant progressivement à leur manège, le petit groupe avançait à présent plus vite. Tandis qu’ils approchaient d’un coude du tunnel, Garance, la seule autre femme du groupe avec Camille, s’accroupit brusquement en désignant une ouverture dans la paroi du tunnel à quelques mètres en avant d’eux. Tous s’immobilisèrent en occultant leurs torches. Blois s’apprêtait à demander à sa soldate ce qui avait motivé son geste lorsque, lui aussi, il distingua une faible luminosité provenant de l’ouverture. Indéniablement, quelque chose avançait. D’un geste du bras, il fit signe à ses hommes de se camper de part et d’autre de l’ouverture. Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence glacé puis on entendit un raclement de pierre : quelqu’un approchait. Tous levèrent leurs armes, prêts à bondir mais Blois les retint. Il se demandait si… Il toussa légèrement. La lumière adverse s’immobilisa.

              - C’est toi, Blois ? chuchota une voix.

       Reconnaissant Launois, Blois poussa un soupir de soulagement. Bientôt les deux groupes firent leur jonction.

             - On a rencontré que dalle, expliqua Launois. Mais on se méfie beaucoup : c’est une véritable chausse-trappe, cet endroit.

              - Chausse quoi ?

            - Chausse-trappe… Comme dans un piège, quoi, précisa Launois.

       Le mot qu’il ne connaissait pas fit fugacement sourire Blois : Launois arrivait encore parfois à le surprendre.

              - Et vous, vous avez vu quelque chose ? continua Launois.

       Blois haussa les épaules sans répondre puis, observant les soldats de Launois leurs torches à la main, il expliqua sa stratégie de lancer.

            - Astucieux, commenta l’autre lieutenant. On va faire pareil. Bon, on continue et on verra si…

       Sortie de nulle part, la flèche lui effleura le bras droit avant de s’écraser sur le mur du tunnel en projetant une petite gerbe d’étincelles dans l’obscurité. Tous se jetèrent à terre puis Blois s’approcha en rampant de Launois.

              - Ça va ? murmura-t-il.

             - Ça va, répondit l’homme en se frottant le bras. Putain, c’était moins une… Mais d’où elle a tiré, cette ordure ?

       Camille avait ramassé la flèche qu’elle tendit à son chef. Blois risqua une torche une à deux secondes avant de s’adresser aux soldats qui s’étaient rapprochés de lui dans l’obscurité presque complète.

              - C’est encore la clamèche à l’arbalète, observa-t-il. Pour avoir tiré dans cet angle, c’est qu’il s’est approché de nous. Par notre tunnel ! L’est gonflé, le type. On n’a rien vu venir. Même le dogue a rien senti… Bon, eh bien maintenant on est prévenus. C’est certain qu’on n’est pas seuls mais ça, on le savait. Va falloir redoubler de prudence. On continue chacun de notre côté. Si y a rien de plus, on se retrouve à la prochaine ouverture. Y en aura d’autres, c’est pratiquement sûr…

       Après quelques gestes d’encouragement, les deux groupes reprirent leur progression séparée. Avançant d’un même pas de part et d’autre de l’épais mur de séparation, ils se retrouvèrent à trois reprises, les lumières atténuées de leurs torches les trahissant chaque fois. Toutefois, leur troisième rencontre posa un problème : le mur séparant les tunnels s’ouvrait à présent sur une grande salle rectangulaire encombrée d’objets muraux moisis, probablement des engins et des écrans de surveillance. Plus encore, la salle se poursuivait à son extrémité distale par un étroit couloir, un corridor plutôt, ce qui compliquait certainement leur tâche puisqu’il leur faudrait encore un peu plus se séparer… A l’issue d’un bref conciliabule, Blois et Launois décidèrent d’affecter chacun un de leurs soldats à la couverture ce nouveau tunnel. Ils reprirent leur progression respective. Toujours pas de signe de leurs cibles.

       Devenant de plus en plus prudent au fil de leur avancée, Blois se demandait si, au fond, ils ne faisaient pas fausse route : peut-être les clamèches avaient-elles depuis longtemps abandonné cet endroit sinistre et nauséabond et, quelque part en surface dégagée, préparaient-elles leur contre-offensive sur ceux qui s’étaient imprudemment engagés dans ce qui ressemblait de plus en plus à un piège. Il pestait intérieurement de ne pouvoir en être sûr. Toutefois, la flèche qui avait manqué de peu Launois semblait prouver qu’ils allaient dans le bon sens.

       Ils avançaient certes lentement mais cette marche épuisante et stressante allait bien se terminer un moment ou à un autre… Pour reprendre les anciennes mesures, Blois estimait leur avancée à environ deux kilomètres et il était à présent totalement impossible de faire marche arrière. Ce fut Camille qui attira soudain son attention sur une luminosité jaune en avant de leur route. Depuis le temps qu’ils progressaient dans une noirceur presque totale, leurs yeux s’étaient habitués à l’obscurité ambiante. D’un geste du bras, Blois fit signe à ses deux autres soldats de stopper. Il hésita à envoyer Camille ou son chien vers l’avant mais il aurait été suicidaire de se séparer. Avec de multiples précautions, ils avancèrent jusqu’à un nouveau coude du tunnel. En plein milieu, à plusieurs jets de pierre d’eux, ce qui ressemblait à un grand feu illuminait la galerie, projetant des ombres dansantes sur les murs, des ombres parfois occultées par une épaisse fumée noire. Se pourrait-il que Lermontov et ses soldats… Impossible. Il n’aurait pas pris ce risque ce qui signifiait très probablement que le contact avec leurs ennemis était tout proche. Ses poils se hérissèrent sur tout son corps. Il fit signe à ses trois compagnons de s’aplatir au sol afin d’aviser.

              - Ce sont les crapules, qui d’autre ? chuchota Blois. On va enfin pouvoir aller au contact mais… mais ce serait bien mieux si Lermontov attaquait aussi de l’autre côté. Sûr qu’ils sont encerclés, nos copains, mais faut synchroniser nos… A moins que… Non, en définitive, on va attendre que ça commence de l’autre côté et, si mes calculs sont bons, on n’aura qu’à les cueillir par ici. Après tout, ils ne savent peut-être pas où nous en sommes…

              - Mais l’homme à la flèche, hasarda Camille, il a bien dû leur dire que…

              - Oui et non car s’il est malin – et il l’est – il a peut-être pris une autre direction… Pour pas se faire piéger. Enfin, pas ici… pensa Blois tout haut. Et puis, on n’a pas le choix. Faut courir le risque.

              - Alors, demanda Veupa, le troisième soldat de Blois, on attend ici, quoi…

       Blois se contenta de le fixer à la lueur insignifiante de sa torche à demi-occultée et le soldat haussa les épaules, fataliste. Le temps s’écoulait lentement. Camille comprenait parfaitement la réticence de son chef à ouvrir les hostilités car, à quatre, même avec un dogue, que pouvaient-ils espérer si les autres étaient nombreux, plus d’une dizaine peut-être. Une vraie folie, un massacre. Il fallait effectivement attendre… Ce  que par contre elle ne comprenait pas vraiment, c’était la raison de ce grand feu qui indiquait la position de leurs ennemis. Pourquoi se montrer ainsi ? Elle se rapprocha de Blois qui était allongé à quelques pas d’où elle se trouvait, aussi immobile qu’un cadavre.

              - Je ne comprends pas pourquoi ils se font repérer avec toute cette lumière. Moi, à leur place, je me serais faite toute petite et j’aurais essayé de passer dans le noir… murmura Camille à l’oreille de son chef.

       La tirant par le bras pour la rapprocher de lui, Blois expliqua :

              - Non, j’aurais fait exactement comme ça et pour deux raisons. D’abord, Ils ont compris que nous tenions les différentes entrées et donc qu’ils sont bloqués mais ils ne savent ni par combien, ni où nous sommes. Difficile de se risquer dans ces conditions. Ensuite, ils doivent se dire que c’est nous qui allons les attaquer puisque nous les traquons dans leur territoire. Alors faire un feu, c’est se donner l’avantage de nous voir venir. Je parie que, à cet endroit, ils doivent être retranchés derrière des protections, peut-être même préparées depuis longtemps pour une attaque de ce genre. Tu vois, Camille, je les imagine à l’abri de carcasses de voitures… euh d’autos, ça veut dire pareil…, derrière des tas de pierres empilés contre les murs du tunnel… En laissant le centre bien dégagé… et éclairé par leur feu… qui est probablement à distance de leurs positions… pour la fumée… mais pas trop loin quand même pour nous voir venir… C’est ce que j’aurais fait, moi… En tout cas, y a sûrement une ouverture quelque part parce que la fumée est pas aussi forte qu’elle devrait. J’me demande si… Non, on bouge pas pour le moment. On attend ce que décidera Lermontov… d’abord parce qu’il a plus de monde avec lui… et ensuite parce que c’est lui qui commande !

       Blois fit signe à ses soldats de reculer et tous s’installèrent à même le sol, en regard du coude du tunnel qui permettait de surveiller convenablement le feu et ses alentours sans trop s’exposer. Cette halte forcée leur permettait de reprendre un peu de forces mais, en raison du froid intense en dépit du feu à quelques dizaines de mètres d’eux et de la fumée qui parfois se rabattait jusqu’à les envelopper, leur situation était loin d’être confortable. Les ordres étaient formels : ne pas bouger et surtout ne pas tousser, cette dernière obligation obligeant Camille à enfouir son visage dans l’épais foulard qu’elle avait heureusement pensé à prendre avec elle mais le feu paraissait consommer une partie de l’oxygène du tunnel ce qui rendait le mouvement pénible. Le temps s’égrenait lentement, en apparence interminable, puis le feu commença à perdre de sa puissance. Bientôt ne subsistèrent plus que des braises rougies qui avaient l’avantage de moins dispenser de fumée mais l’inconvénient majeur de ne plus guère éclairer l’endroit. Blois fit circuler l’ordre de redoubler de prudence. Veupa qui était allongé à quelques mètres de Camille s’était rapproché d’elle pour lui chuchoter la consigne lorsque, soudainement, une ombre gigantesque se dressa devant la jeune fille qui recula instinctivement. Trop tard ! L’ombre se jeta sur elle et leva une lame qu’elle réussit à éviter en déviant le bras de son assaillant mais elle était mal engagée, incapable de se relever pour combattre sans s’exposer. Camille avait gardé sa dague mais égaré sa batte lors du contact. Au travers des bruits de lutte et des halètements des autres, elle devinait aussi les grognements de son chien qui s’était jeté sur un des assaillants et qui ne pouvait certainement pas lui venir en aide. Elle lança son bras droit armé de la dague au hasard et sentit que la silhouette reculait, alarmée peut-être de sa résistance. Toutefois l’instant ne dura pas et l’assaillant se précipita à nouveau vers elle qui était encore accroupie à la renverse. Il ne termina pas son geste et demeura étrangement immobile face à elle, masse confuse dans l’obscurité sur fond de rougeoiement du feu mourant. Avant qu’elle ait pu se mettre debout, elle vit la masse s’écrouler tandis qu’elle entendit Veupa chuchoter : « Ça va, Camille ? ». La jeune fille soupira et, enfin levée, elle contempla son environnement. Blois avait allumé sa torche et, du pied, il retournait un autre cadavre.

              - Ils étaient quatre ! Deux sont là, expliqua-t-il en montrant les corps, et deux ont réussi à passer. On les a pas vus venir… Ils voulaient pas se battre mais seulement passer sinon… Faudra être meilleurs, la prochaine fois, les gars, hein ? Bien meilleurs. Pas de blessés chez nous ?

              - Y en a un qui m’a percé la main, murmura Garance. C’est comme ça que j’ai pas pu l’empêcher de…

                - Grave ?

                - Ça saigne mais ça va aller.

       La jeune femme montra sa main entourée d’un linge clair devenu presque totalement noir à la chiche lumière de sa torche.

              - On balance les radacs contre le mur de gauche et on attend. J’suis sûr qu’y en d’autres qui vont débouler, déclara Blois. Alors, on attend encore.

         Ils n’eurent pas à attendre bien longtemps : au bout de deux à trois minutes, tous entendirent les sifflets bitonaux des soldats de Lermontov. Ces derniers s’avancèrent prudemment au-delà des quelques braises restantes et, soulagés, firent leur liaison avec Blois et son groupe. Launois était parmi eux.

             - Eh bien, d’où tu viens, toi ? commença Blois. J’te croyais dans le couloir d’à-côté !

           - Non, on a rejoint Lermontov un peu plus loin. On était alors sûr qu’y avait personne de notre côté et… Mais, j’comprends pas : les clamèches, elles sont passées où ?

            - On en a choppé deux, répondit Blois en désignant du pied les cadavres alignés contre la paroi du tunnel. Et y en a deux qui sont arrivés à nous filer entre les doigts…

            - Pas d’autres ?

            - Ben non.

           - Pourtant, ils étaient au moins une bonne dizaine. Même plus !

       La grosse voix de Lermontov résonna tout à coup dans l’obscurité relative.

            - Eh bien, mes bons amis, vous savez ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’entre ici et l’endroit où on les a accrochés, y a une porte de sortie. Une porte de sortie qu’on n’a pas vue !

       Les villageois une fois regroupés, Camille se fit la réflexion qu’on aurait réellement pu croire à une petite armée. A la lueur des torches et des dernières braises, tout ce petit monde se retrouvait. D’autant que l’humeur de chacun s’était sensiblement améliorée puisque, à l’issue de ces longues heures de traque dans le froid et l’obscurité, on ne comptait que quelques blessés légers. Lermontov avait fait disposer des sentinelles de part et d’autre du groupe, laissant à chacun le soin de se détendre à sa manière. Certains riaient ou échangeaient des plaisanteries banales tandis que d’autres, accroupis à même le sol, se faisaient part de leurs impressions à voix basse. Il y avait même un petit groupe qui avait commencé à partager leurs maigres ressources alimentaires. Lermontov et ses lieutenants se tenaient à l’écart afin de décider de la suite à donner à leur périple. Blois chercha du regard Camille et il eut du mal la repérer. Il l’aperçut enfin ­– la devina plutôt – appuyée contre le mur opposé du tunnel, serrée contre son chien.

              -… parce qu’ils ont eu le temps de filer. D’ailleurs… Dis, tu m’écoutes, Blois ?

               - Oh, excuse-moi, chef, un peu de fatigue et du coup…

             - J’comprends bien mais faut nous décider. Comme je disais, on a trois options. Un, on se repose un bon moment ici puis on part à la recherche des ordures. Qui, de toute façon, ne nous ont pas attendus. Faudra donc les débusquer et j’sais pas encore bien comment. Ou deux, on cherche tout de suite l’endroit par lequel ils ont foutu le camp, tous ensemble, et on leur colle au cul. Moi, je parie qu’ils ont pas tant d’avance que ça. Ou encore, troisième solution, on forme trois groupes : le plus important passe par la sortie inconnue à condition qu’on la trouve évidemment, tandis que les deux autres s’occupent des deux extrémités du tunnel, histoire de leur couper peut-être leur solution de repli. Kek qu’vous en pense ?Heu, j’suis bien d’accord, lui répondit Blois. S’il faut se séparer pour traquer les crapules, j’pense qu’il est pas encore temps. J’ai dans l’idée que ça vaudrait mieux qu’on sorte d’abord de ce tunnel…

             - Bon, on verra mais alors faut y aller maintenant, décida Lermontov en se relevant déjà. Si on les laisse filer trop loin, on les reverra pas avant longtemps. Donc…

    Moins de trois minutes plus tard, la petite troupe était en marche. Ce fut Serp qui repéra la sortie intermédiaire du tunnel. Le grand chien s’était arrêté devant une espèce d’échafaudage de lattes de bois probablement destinées à être brûlées et il s’était mis à tourner en rond avant de gratter furieusement comme pour mettre à bas l’empilement de planches. Camille le retint d’un ordre bref. Immédiatement, Lermontov désigna trois hommes pour déblayer l’endroit. Ils n’eurent aucun mal à mettre en évidence une ouverture donnant sur un couloir étroit qui menait – c’est ce que l’on devinait à la lumière des torches – vers un escalier en colimaçon.

               - Je ne sais pas où ça mène, commenta Lermontov, mais c’est à l’évidence par là que sont passés certains de nos bons amis. Bon, Blois, tu prends tes hommes et tu vas voir mais tu te lances pas à la poursuite des clamèches, t’entends ? Tu me repères tout ça et tu nous attends : nous, on sort par le tunnel principal. La sortie, elle est pas si loin et je veux être sûr qu’on a raté personne.

              - Ben, c’est pas possible, argumenta Blois, puisque vous en venez de c’te tunnel et…

               - C’est bien un escalier derrière toi, non ? Qui te dit qu’y en a pas un autre un peu plus loin et qu’nos clamèches sont pas redescendues par là?

       Blois dut reconnaître que c’était théoriquement possible pourtant cela lui semblait une perte de temps : il était pratiquement certain que leurs ennemis s’enfuyaient par le haut de l’ouvrage mais il ne tenait certainement pas à contredire son chef.

              - On vous rejoint juste après, précisa Lermontov. Après qu’on s’ra sûrs qu’y a plus besef ici : on pourra alors commencer notre petite traque. Tous ensemble. En tout cas, au début. Y a des objections ? Non ? Alors, c’est parti.

       D’un signe de la tête, Blois désigna l’escalier à ses soldats. Ce fut Garance qui s’engagea la première, bien décidée à en découdre tant elle était encore furieuse d’avoir été blessée à la main, droite heureusement pour elle qui était gauchère. Blois la suivit immédiatement et lui saisit doucement l’épaule un bref instant pour lui signifier de redoubler de prudence. Après deux paliers qui semblaient mener sur d’autres tunnels, probablement d’entretien ou de dégagement, ils arrivèrent dans une sorte de petite guérite qui ouvrait à l’air libre sur le toit du tunnel principal. La logique aurait voulu qu’ils explorent chacun des tunnels de dégagement rencontrés, pensait Blois, mais c’était impossible en raison de leur petit nombre et de l’immensité du dédale. Cela ne lui semblait pas si grave car il avait l’intime conviction que si ses ennemis étaient passés par là – et il le croyait – ils avaient dû abandonner totalement la structure pour s’enfuir par ce même toit qu’ils venaient d’atteindre. Il regarda attentivement autour de lui. Par le passé, les anciens avaient probablement converti cet emplacement obligé en espaces verts, peut-être un jardin public. Toutefois, les années et le manque d’entretien s’accumulant, l’endroit était devenu une petite forêt vierge avec des arbres qui avaient réussi à s’implanter sur ces hauteurs, à moins qu’ils n’aient été prévus dès le départ mais alors certainement pas pour atteindre ces volumes démesurés. Quoi qu’il en soit, leur poids et leurs racines à présent exubérantes menaçaient la stabilité de l’ensemble de l’ouvrage : contemplant l’œuvre du temps, Camille se disait quant à elle qu’il n’en faudrait plus beaucoup avant que les tunnels ne s’effondrent en raison du poids et du travail de sape de toute cette végétation. Au loin, passés les jardins suspendus, le tunnel continuait sous une petite colline couverte de maisons et de verdure. La jeune femme inspirait profondément, heureuse de retrouver de l’air pur après les heures passées dans l’infecte odeur de l’espace confiné du passage souterrain. De la même façon, ses yeux se réhabituaient avec bonheur à la lumière du jour clair puisque les nuages qui dominaient au moment de leur immersion forcée dans l’obscurité s’étaient progressivement effilochés. Pour un peu, oubliant le but de leur présence en ce lieu, elle aurait pu s’abandonner à l’espace retrouvé pour un repos somme toute mérité : il n’en était évidemment pas question.

              - Là, chuchota Garance en désignant du doigt une sorte de passage dans le mur végétal. Y a un chemin.

       Elle se tourna vers Blois, les yeux interrogateurs.

              - On va y aller, lui répondit son chef, mais on n’oublie pas nos bons principes… Pas question de se laisser surprendre. On va donc procéder comme on a toujours fait. Moi, Camille et Garance, on suit le chemin avec le dogue. Lentement et en se méfiant de tout. Veupa part sur la gauche, Loulou sur la droite. Mais non, Loulou, sur les bords du tunnel, tu pourras, y aura moins d’arbustes mais par contre faudra repérer chaque trouée pouvant ramener vers le centre en cas de besoin, comprendo ? Tout le monde a son sifflet ? Bon, on avance et on se repère comme on fait d’habitude… et si on lève une blésine, enfin, vous savez bien… Des questions ? Non ? Alors, on y va !

     

     

       Le passage au travers de la végétation rendue à l’état sauvage dura peu, à peine deux ou trois cent mètres. Garance ouvrait la route, arme levée. Elle possédait en effet un sabre qui ne la quittait jamais, tantôt dans son dos et alors facilement extractible d’une sorte de gaine en peau ou, comme à présent, à bout de bras.  Il était en pareil cas préférable de ne pas la provoquer car la lame, parfaitement affutée et maniée avec suffisamment de puissance par sa propriétaire, pouvait causer de graves blessures allant jusqu’à trancher l’extrémité d’un membre. Chaque villageois était d’ailleurs persuadé que le sabre était aussi parfaitement capable de décapiter un ennemi lors d’un maniement bien dirigé. Pour le moment, Garance s’en servait de manière à grossièrement débroussailler le chemin du trio. Camille remarqua que la jeune femme tenait comme d’habitude son sabre de la main gauche mais que sa blessure à droite, soigneusement enveloppée d’une bande de gaze, l’empêchait de brandir son habituel poignard ce qui devait certainement la perturber. Comme si elle avait senti qu’elle était observée, Garance se tourna vers Camille qui lui offrit un large sourire mais la jeune femme tourna la tête. Blois et ses compagnes arrivèrent sur une sorte d’esplanade en pierre et donc forcément moins végétalisée. A l’aide de son sifflet, il avertit ses deux autres soldats qui, rapidement, vinrent rejoindre le petit groupe. D’un geste, Blois obligea ses compagnons à rester à couvert :

              - Je veux pas qu’on s’expose tant qu’on n’a pas décidé ce qu’on va faire, commença-t-il, ayant toujours en mémoire l’homme à l’arbalète et le danger permanent qu’il représentait.

       Fidèle à son habitude, lorsqu’il se trouvait avec son petit groupe de soldats, Blois aimait expliquer à voix haute ce qu’il comptait faire : un bon moyen pour ses hommes de comprendre ce que l’on attendait effectivement d’eux, croyait-il, et, parfois également, la surprise agréable d’être confronté à une objection bien venue. Ensuite, il prenait sa décision et elle était irrévocable.

              - Le tunnel continue et il passe sous la colline avec les maisons, là, juste devant nous, poursuivit-il, mais je vois pas pourquoi… Je suis à peu près certain que les salopards sont descendus avant… Je les vois mal… Heu, vous avez entendu le chef tout à l’heure : après la colline, le tunnel s’enfonce sous la terre et on peut passer par dessus. Donc, réfléchissait tout haut Blois, si on trouve un passage avant la colline et si évidemment les autres l’ont pris, ils risquent d’être placés en tenailles entre nous et les hommes du chef. Alors, on y va. Toi et toi, vous regardez à gauche et moi et les deux autres, on cherche à droite !

       Ce fut Garance, avancée sur la gauche avec Loulou, qui avertit Blois d’un bref coup de sifflet. Le petit groupe se reforma sur le bord gauche de l’esplanade. Effectivement, un escalier en partie éboulé mais toujours praticable courait le long du mur du tunnel. Blois se retourna vers ses soldats pour leur faire signe d’avancer prudemment lorsqu’il vit les yeux gris de Camille se plisser d’abord légèrement  puis s’ouvrir en une mimique de surprise. Il suivit des yeux le regard de la jeune femme et repéra Serp quelques mètres plus bas qui reniflait une large tache noire. Il comprit immédiatement de quoi il s’agissait :

              - Le dogue a repéré une flaque de sang. Voilà enfin une bonne nouvelle : les clamèches sont bien passées par ici et y en au moins une qu’est pas en forme. Allez, davaï, on va voir ça de plus près mais… Méfiance !

       Blois qui était sur le point de s’engager dans l’escalier avec ses soldats, les retint tout à coup du bras : il venait de se souvenir des flèches sorties de nulle part. Et si, ici aussi, un piège les attendait ? Il observa attentivement le petit escalier de pierre qui descendait le long de la paroi du tunnel. Celui-ci donnait, une vingtaine de mètres plus bas, sur une rue assez large et plutôt moins encombrée de débris que celles dont il avait le souvenir. De l’autre côté, le mur aveugle d’une bâtisse dont il n’avait aucune idée de ce à quoi elle avait jadis bien pu servir. Il estima les premiers immeubles d’habitation – et donc leurs fenêtres – à près de deux cent mètres : bien trop loin pour un tir de précision par arme de jet, fut-ce une arbalète. En apparence, tout était d’un calme absolu, à l’exception des cris de quelques oiseaux volant haut dans le ciel à présent réellement dégagé. Un léger souffle de vent agitait les branches des arbres et les hautes herbes. Néanmoins, il le sentait par tous les pores de sa peau, la mort pouvait venir de partout.

              - On descend, ordonna-t-il enfin.

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G


    votre commentaire
  •  

     

     

       Ils suivaient Serp depuis plusieurs minutes lorsque le grand animal s’arrêta d’un coup avant de s’approcher lentement d’une masse sombre étendue en travers de la rue. Il s’agissait du cadavre d’un homme que Blois retourna négligemment de la pointe de sa botte.

              - Pas besoin de demander de qui il s’agit, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour ses soldats. Voilà notre fuyard brûlé mais… mais il est pas mort de ses brûlures. Non, pas du tout ! On l’a aidé : la pauvre blésine a eu sa gorge tranchée et pas besoin de demander par qui… C’est notre archer, celui qui a tué Bronze. Le pauvre type devait le ralentir… et pas question de nous l’abandonner : il aurait pu nous donner des renseignements précieux, l’endroit où ces crapules se réunissent, par exemple… ce qui me laisse supposer qu’on est dans la bonne direction ! On continue.

       Observant le grand chien qui, truffe à terre, se faufilait habilement entre débris et mauvaises herbes, Blois se demandait s’il ne commettait pas une des plus grosses erreurs de sa vie : pourchasser un ennemi certainement habile dans cette partie inconnue de la Ville avec pour seuls compagnons deux soldats dont au moins l’un, Camille, devait être exténué par les journées précédentes. Comme lui, d’ailleurs, bien qu’il ne ressentît pour l’heure encore aucune fatigue. Mais être allé si loin, avoir cherché si longtemps pour renoncer à présent lui paraissait impossible.

       Ils étaient arrivés dans un endroit étrange. Sur leur droite, dans la noirceur la plus totale, on pouvait entendre le clapotis d’une eau courante et ce devait sûrement être le fleuve qui traversait cette partie de la Ville. A gauche, la lune éclairait par moment un long et haut mur de pierre sans ouvertures, en tout cas apparentes : une ancienne forteresse ? Un entrepôt géant ? Impossible à dire avec cette absence de lumière. Le plus étrange – et peut-être aussi le plus dangereux – était le bâtiment qui leur faisait face, au bout de la place qui terminait la rue, à quelques dizaines de mètres d’eux : un bâtiment sans fenêtre mais dont le rez-de-chaussée était flanqué de deux énormes ouvertures, presque côte à côte, et dont la noirceur sur l’obscurité semblait les contempler méchamment comme les yeux aveugles d’un géant de pierre. Blois fit signe de s’arrêter et demanda à Camille de rappeler son chien qui les précédait de quelques pas.

               - On se met là, chuchota-t-il. Derrière les carcasses des autos. On souffle un peu et on fait le point. Faudra décider si on continue ou si on va chercher de l’aide parce que… Ca y est ! Je sais ce que c’est. C’est des tunnels pour les autos… Y devait y avoir deux sens de circulation mais on voit plus bien les routes à cause des débris et des arbustes. Oui, oui, les autos parce que, avant, les gens s’en servaient pour se déplacer et vous avez vu, y en a partout de ces épaves, chacun avait la sienne…

              - Tu crois, Blois, qu’on peut continuer, hasarda Camille. Un tunnel ? La dernière fois…

       Bien qu’elle ne puisse pas le voir, Blois hocha la tête. Il se rappelait le tunnel du train et ceux-ci étaient tout aussi peu engageants. Il laissa s’écouler un petit moment de silence avant de lui répondre.

             - Voilà ce je veux. Le dogue a une piste, ça on le sait. Donc, on va s’approcher des tunnels très prudemment, très lentement, en passant par les côtés et on va chercher à savoir lequel les clamèches ont pris. C’est tout : on rentre pas dedans ; j’suis presque sûr que c’est là où ils se cachent, ces ordures. Enfin, où ils se reposent, enfin, leur repaire, quoi. Quand on sait, on repart et on explique tout ça à Lermontov. Comme ça, on pourra revenir avec plus de soldats et… Mais d’abord, faut repérer lequel est le bon tunnel avant que le dogue sente plus rien. Comprendo ?

       Laissant Veupa à quelques dizaines de mètres d’eux en sentinelle arrière, Blois et Camille, courbés au maximum malgré la nuit totalement noire par instants, s’approchèrent par petits bonds de la première ouverture. Presque arrivé à destination, Blois trébucha sur une pierre cachée. Il se rattrapa heureusement à la carcasse d’une voiture mais en en faisant tomber un objet invisible dont le bruit métallique de la chute résonna brutalement dans le silence de la nuit. Camille s’était figée, tête rentrée dans les épaules, comme dans l’attente d’un coup venu de nulle part, certaine que leur présence était maintenant connue de tous. Elle vit l’ombre de son chef s’aplatir à ses côtés et s’immobiliser. Côte à côte, retenant leurs respirations, ils attendirent un long moment, chaque minute écoulée accroissant leur espoir de ne pas avoir été malgré tout entendus. Plus aucun bruit et, par ailleurs, aucune trace récente. Seul, un souffle froid transportant une odeur de renfermé humide signalait un passage. Serp, relâché par sa maîtresse, s’approcha de la seconde ouverture géante et, aplati au sol, se mit à grogner imperceptiblement. Sur le pelage gris sombre de son dos, les poils dressés dessinaient une longue trainée noire au clair de lune intermittent. Blois sut immédiatement qu’ils avaient trouvé le refuge de leurs ennemis. Il saisit Camille par la manche de sa parka de laine et chuchota :

              - C’est là. Ils sont là-dedans… Tu vois, là et là, ils ont disposé des pierres, des branches, des obstacles. Pour ralentir une attaque mais sans donner l’air d’être fortifié et… Je sens une odeur. Du bois qui brûle. Ils ont un feu là-dedans. J’te dis qu’ils sont là. On retourne. Tu rappelles le dogue.

       Les deux soldats rejoignirent Veupa, accroupi derrière la carcasse rouillée d’un petit camion et qui semblait ne pas en mener large. L’homme poussa un soupir de soulagement en voyant revenir son chef et s’apprêtait à l’interroger lorsque Blois l’en empêcha d’un geste de la main.

              - Vous voyez tous les deux, le mur de cette grande maison, là, de l’autre côté ? Eh bien, on va y grimper de façon à surveiller ce qu’il se passe ici et quant on y sera, je vous dirai ce que j’ai décidé…

       Le bâtiment repéré par Blois se dressait, sombre et maléfique, et Camille avait du mal à croire qu’il ne recélait aucun danger. Après avoir franchi la porte béante donnant sur un hall envahi d’eau et de débris divers, elle s’engagea à la suite des deux hommes dans un grand escalier en relatif bon état qui conduisait effectivement presque jusqu’au toit. Il suffisait ensuite d’utiliser une échelle de fer à large barreaux que même son chien aurait pu emprunter si Camille ne l’avait sagement envoyé errer dans les environs. Une fois sur le toit, plat et pas trop abimé malgré quelques petites mares d’eau stagnante, Blois s’approcha du bord en rampant, soucieux de ne pas exposer sa silhouette aux yeux d’un éventuel guetteur en contrebas. La vue était parfaite, du moins le serait-elle en plein jour, se fit-il la réflexion.

              - Voilà ce qu’on va faire, adressa-t-il à ses soldats. On ne peut pas attaquer ces clamèches seulement à nous trois : il nous faut du renfort et c’est toi, Veupa, qui va aller en chercher au village. Camille et moi, on reste à surveiller. Non, tu pars pas tout de suite. Tu te reposes d’abord car on a tous eu de la fatigue. On n’est pas pressés. Je pense, non je suis certain, que c’est leur repaire, à ces ordures. On a le temps mais… Il faut que quand Lermontov arrivera, il soit discret. J’veux pas qu’les autres filent par une autre entrée. Faudra d’ailleurs qu’on réfléchisse à les prendre en tenaille par l’autre sortie… mais, on verra ça plus tard. Pour le moment, tu vas chercher les autres et… ramène-nous à manger et surtout de l’eau ! Tu partiras au petit jour, pour mieux voir, et prudence, prudence, hein ? conclut-il à destination de son soldat.

       Il faisait froid mais moins que les jours précédents et Blois décida qu’ils resteraient sur la terrasse : l’intérieur de l’immeuble – où d’ailleurs il devait faire aussi froid – ne lui inspirait aucune confiance. A présent qu’elle se sentait plus en sécurité, Camille s’était quant à elle recroquevillée contre la porte d’acier, à présent refermée, par laquelle ils étaient arrivés sur le toit et, dans l’abri relatif de sa grosse veste, s’était endormie sans plus attendre. Blois admirait cette faculté qu’avait la jeune femme - il l’avait notée à maintes reprises – de se reposer sans hésitation dès qu’elle le pouvait. Il soupira. Inutile de s’approcher du bord du toit. La lune avait disparu, effacée par de lourds nuages, et on ne voyait plus rien. Le reste de la nuit serait long pour lui qui ne dormait plus guère. Raisonnablement convaincu de leur relatif abri, il réussit néanmoins à sommeiller – ou plutôt à somnoler – une bonne partie du reste de la nuit au point que, le jour le réveillant soudainement, il se sentit relativement bien reposé. Il s’étira silencieusement et repéra Camille accroupie au bord du toit.

              - Veupa est parti depuis longtemps ? murmura-t-il en s’approchant d’elle.

              - Juste avant le jour… Mais je l’ai aperçu en bas qui filait. Y a pas eu de problème.

                - Tu as vu quelque chose d’autre ?

               - Non, Blois, rien qui bouge… Des dogues tout à l’heure qui suivaient une piste et qui sont partis par le premier tunnel. Et puis un homme aussi qui… Non, non, certainement pas une des blésines. C’était un vieux avec un sac qui marchait tout doucement en s’appuyant sur un grand bâton et qui devait…

       La jeune femme haussa les épaules en arrêtant là son explication. Blois avait très soif mais il ne voulait en aucun cas quitter la terrasse où les renforts devaient les rejoindre. Il s’agenouilla près des restes d’une flaque d’eau et entreprit d’y tremper à plusieurs reprises une sorte de mouchoir qu’il se passa sur les lèvres puis il retourna se poster près de Camille. La matinée était à présent bien avancée et le ciel grisâtre charriait par instants de gros nuages sombres : on devinait que la pluie pouvait venir à tout moment. Les deux soldats, côte à côte et parfaitement immobiles, n’avaient pas échangé une parole depuis plus d’une heure lorsque Blois sentit la jeune femme se tendre. Un bruit inhabituel. Comme un raclement de chaussures que l’on aurait cherché à atténuer. Un chuintement. Une résonance métallique étouffée. Blois avait sorti son poignard et cherchait des yeux sa compagne lorsqu’il entendit murmurer son nom. Soulagé, il entrouvrit la porte d’acier. Sur l’échelle, à mi-hauteur, Veupa. En contrebas, on devinait des silhouettes immobiles. Les renforts. Il leur fit signe de monter.

    Accroupi pour ne pas être visible, Launois parlait à voix basse :

              - J’ai cinq hommes avec moi et Lermontov au moins une quinzaine… Il veut mettre le paquet. Y en a marre de courir après ces crapules. On va se les faire ! Le chef dit que c’est toi qui décides parce que tu les connais mieux et que t’as déjà repéré où c’qu’ils sont. D’ailleurs…

       Blois lui coupa la parole d’un geste.

              - Je vais te dire c’que j’veux : ce que je veux, c’est que les clamèches se tirent pas. Faut donc repérer les issues possibles… les sorties de leur tunnel, quoi. Parce que… Oui, Veupa t’a bien déjà raconté ? Bon. Alors, tu penses bien que s’ils ont choisi c’t’endroit, c’est qu’ils peuvent se tirer fissa en cas d’attaque… Faut dire à Lermontov de bloquer l’autre côté et puis… et puis on y va. Y a rien d’autre à faire.

       De façon assez inattendue, un rayon de soleil éclaira soudainement et fugacement la terrasse. Le temps paraissait se dégager. Plus décidés que jamais à ne pas se faire voir en contrejour, les villageois s’étaient allongés, certains contemplant le ciel incertain, heureux du repos improvisé. Allongés eux aussi, Launois et Blois discutaient sur la carte des environs que ce dernier avait sommairement tracée tandis que Camille se restaurait d’un morceau de pain et de lard en observant attentivement les éventuelles allées et venues en contrebas mais rien ne bougeait. A croire que leurs ennemis avaient disparu ou qu’ils avaient décidé de se reposer à outrance. Blois, finalement, fit un signe aux soldats qui s’allongèrent silencieusement près de lui et de Launois.

               - Voilà ce qu’on va faire, commença-t-il. D’abord, l’un d’entre vous, tiens, toi, Loulou, adressa-t-il à un petit homme rabougri et très maigre mais dont il savait l’aisance à se déplacer silencieusement, oui, toi, tu vas aller rejoindre le chef et lui expliquer. Nous, on va entrer de ce côté du tunnel mais il faut que son groupe ait d’abord, heu… sécurisé l’autre côté, les autres entrées, quoi. Alors, voyons. On voit pas le soleil mais la lumière grandit depuis un moment. Deux heures à peu près. On est au milieu du matin. Il te faut, quoi, un peu moins d’un quart de matin pour le rejoindre… Plus, peut-être, un autre quart pour vous préparer. Ça va nous amener… au repas du milieu. Bon. On mange rapide et on y va. Voilà. Tu lui dis qu’on se met en route au moment du repas du milieu. Comprendo, Loulou ? Alors, vas-y. Launois, tu restes avec nous ou bien ? Bon, alors,  on n’a qu’à faire deux groupes. Heu, à propos vous tous, y a que Lermontov qui a une montre ? Oui ? Bon, ben, on estimera le moment au jugé et…

                - Excuse, lieutenant mais j’ai quelque chose qui peut servir. Tu vois, j’ai toujours avec moi cette chose… hasarda un homme grand et sec, habituellement peu bavard. Blois et Launois se retournèrent vers lui qui s’avançait en rampant presque timidement. Il tenait à la main un petit objet en verre et en bois que Camille observa avec curiosité.

             - Un sablier ! s’exclamèrent ensemble les deux lieutenants. Ben, pourquoi tu l’as pas dit plus tôt, s’étonna Blois qui, aussitôt, baissa de ton. Ça, ça vraiment nous aider et bien sûr tu sais…

                 - La moitié d’une heure, lui répondit le soldat. À peu près.

                 - Parfait. Alors voilà, tu surveilles ton sablier et tu nous dis quand tu l’auras retourné, voyons, … cinq fois. Non, six. Commence tout de suite.

       Terriblement fier de sa nouvelle fonction, l’homme hocha la tête et alla s’allonger près de la porte de fer.

                    - Reste un petit problème, commença Launois.

       Le petit homme parlait d’une voix doucereuse, le regard jamais tourné vers son interlocuteur, comme s’il était gêné par ce qu’il allait dire. Tout en lui respirait une sorte de tranquillité bizarre, une réserve, presque de la couardise pour ceux qui ne le connaissaient pas. Blois savait que ce n’était qu’une apparence réellement trompeuse : dans l’action, Launois était impitoyable et se déplaçait à la vitesse de l’éclair, n’étant jamais là où on l’attendait. Un tueur sans remords. Il patienta.

              - Je connais ces tunnels, reprit Launois. Y en avait là où je vivais avant…

              - Et ?

              - Ils communiquent. Les tunnels communiquent entre eux. Il faudra entrer dans les deux au même moment. Sinon, les clamèches nous échapperont.

             - Je vois, répondit Blois dans un souffle. D’accord. Tu veux te charger du tunnel des blésines ou tu préfères… ? Bon, alors, c’est d’accord : tu veux combien de soldats ? Trois ? Parfait, j’en aurais donc… quatre avec moi. Ça ira. Il hésita quelques secondes avant de poursuivre : oui, mais Lermontov le sait pas, ça… qu’les tunnels communiquent. Comment lui dire… on n’a plus le temps. Bon, tant pis, on verra sur place.

       La matinée s’avançait doucement. Le ciel gris laissa filtrer quelques gouttes de pluie mais rien de préoccupant. Blois et Launois étaient tombés d’accord : le moment n’était certainement pas à la discussion avec leurs ennemis. Ceux qu’ils trouveraient seraient immédiatement éliminés. Sans autre formalité.

       A l’issue du sixième tour du sablier, la petite troupe se mit en route. La difficulté était à l’évidence de ne pas se faire repérer en approchant des tunnels. Blois avait choisi de suivre les murs avec ses soldats, Launois de passer par le milieu de la place en se servant des multiples obstacles pour progresser. Tous se retrouvèrent devant les entrées. Camille qui suivait Blois comme son ombre examina avec attention le tunnel, celui de gauche, qu’ils devaient emprunter. Elle devina plus qu’elle ne vit son chien s’approcher et venir se ranger à ses côtés.  Elle lui flatta le flanc mais son esprit était ailleurs car elle observait avec une attention presque admirative le tunnel qui lui faisait face. De jour et de près, le bâtiment paraissait immense, bien loin des dimensions humaines du village. Une fois encore, elle s’interrogea sur ce qui avait permis aux anciens qui avaient construit un tel ouvrage de perdre le contrôle. Elle n’en savait rien et rejeta rapidement l’idée au fond de sa mémoire : il y avait bien mieux à faire. Blois avait levé le bras droit pour immobiliser son petit groupe. Il attendit un signe de Launois à quelques mètres sur sa droite puis fit signe d’avancer. Les choses sérieuses commençaient.

       Tout au début, leur progression fut lente et difficile car il leur fallait éviter nombre d’obstacles plus ou moins improvisés destinés à prévenir d’une éventuelle visite non désirée. Après une dizaine de mètres, ils trouvèrent une voie bien mieux dégagée permettant une progression plus rapide. Toutefois, Blois, très soupçonneux, avait ralenti l’enthousiasme de ses soldats. La petite lampe à huile qu’il tenait dans le creux de son bras n’éclairait pas grand-chose ; c’était plutôt une sorte de chandelle psychologique pour le petit groupe qui avançait lentement en file indienne mais dans l’obscurité absolue. Jusqu’à ce qu’une luminosité tremblotante sourde enfin, fragile lueur qui témoignait d’une évidente présence humaine. Les clamèches.

       Une sorte de mur de débris en arc-de-cercle entourait la source de lumière qui, en effet, devait être un foyer où se consumait quelques bûches. On pouvait le deviner aux craquements du bois et aux quelques étincelles qui, parfois, s’élevait au dessus des débris empilés. Le lieu avait été bien choisi car situé en retrait du tunnel, dans un recoin autrefois aménagé pour une fonction aujourd’hui oubliée, un endroit qui convenait parfaitement pour un poste de surveillance. Blois éteignit sa lampe à huile, signal que l’ennemi était repéré et qu’il fallait faire le point. Les quatre soldats entourèrent leur chef.

              - Voilà. Les blésines sont certainement autour d’un feu. On peut pas les voir parce qu’ils ont monté une protection, là, ce truc, ce muret, chuchota-t-il.  Sauf que c’est à double sens. Eux, ils nous verront pas venir. On va s’approcher. Si on peut, l’un de nous ira voir combien ils sont mais on perd pas de temps. Ce  qui compte, c’est l’effet de surprise. D’autre part, je me demande… Non rien, conclut-il.

       Mais ce qui étonnait Blois, c’était la possibilité que ces gens aient de faire un feu, en plein milieu d’un tunnel certes de volume important mais forcément mal ventilé : il doit exister une cheminée quelconque, une aération qui explique la quasi-absence de fumée, pensa-t-il. Mais ça veut dire également une autre porte de sortie. Décidément, celui qui a choisi cet endroit – et Blois avait évidemment en tête l’homme à l’arbalète – est loin d’être idiot. Au dernier moment, il décida que ce serait lui qui irait jeter un œil

              - Deux possibilités, expliqua-t-il. On peut les attaquer parce qu’ils sont pas trop nombreux ou en train de dormir. Dans ce cas, on y va sans hésiter. Ou alors, il sont trop nombreux et il faut attendre Lermontov. Si c’est ça, je ferai marche arrière et on reculera tous… mais si je me lance, suivez-moi immédiatement. Et pas de quartier, hein ?

       Sans attendre une éventuelle réponse, Blois s’avança en rampant vers un endroit du mur qui paraissait dégagé, probablement une voie d’accès pour les occupants. A présent, on entendait des voix. Au moins celles de deux individus qui chuchotaient. Stimulée qu’elle était par les événements à venir, Camille eut l’impression que l’inspection de Blois durait des heures. Sa dague d’une main et une batte de l’autre, elle était prête à bondir. La batte lui servait à déséquilibrer ses ennemis que, grâce à elle, elle envoyait à terre tandis que la dague s’occupait des ventres. Terriblement efficace. Elle aimait bien cette batte donnée par Blois et qui portait, à demi-effacées, des inscriptions correspondant à une société de jeu, avait-il ajouté en lui tendant l’objet. Elle était plutôt curieuse de savoir quel pouvait bien être un jeu où on se servait d’une telle arme contre son adversaire mais… Stop, elle commençait à se disperser avec des idées qui n’avaient rien à voir avec la situation présente. Il valait mieux qu’elle.... Elle sursauta lorsqu’elle vit Blois bondir en hurlant, tous couteaux levés. Une violente bouffée d’adrénaline la fit se dresser à son tour et elle se retrouva à côté du feu à crier à son tour. Il y avait en fait quatre hommes autour des quelques bûches, immédiatement tétanisés par la brutalité de l’attaque et qui ne manifestèrent aucun signe de résistance. Camille se jeta sur l’individu qui dormait allongé sur une sorte de paillasse en peaux de bêtes. L’homme n’eut aucune chance. Il retomba en arrière la gorge tranchée et la jeune femme, vaguement écœurée, n’eut plus qu’à essuyer sur les vêtements du mort sa lame sanguinolente. L’odeur tiède et faiblement métallique du sang lui emplissait les narines, la renvoyant à des souvenirs peu agréables. Lorsqu’elle se redressa, le silence s’était fait et Blois contemplait les cadavres couchés à ses pieds. Comme à chaque fois après une action expéditive de ce genre, il regrettait presque d’avoir été obligé d’en arriver à de telles extrémités, la mort toujours et encore, mais le sentiment confus le quittait rapidement : si l’attaque avait été inversée, il savait que les autres ne l’auraient pas épargné non plus. Il secoua la tête et se tourna vers ses soldats qui attendaient manifestement la suite.

              - Faut avancer mais d’abord on regarde ce qu’il y a d’intéressant ici, murmura-t-il.

       Poussant du pied les quelques hardes, uniques et misérables possessions de leurs ennemis, il se contenta de ramasser leurs armes, quelques couteaux plutôt usés en vérité. Il reprit la parole.

               - Les chefs – enfin les ordures les plus dangereuses – ne sont pas là. Notamment pas la crapule à l’arbalète. Allez, deux minutes de repos et on poursuit notre route.

       Face à eux, le tunnel continuait, sombre, froid et hostile.

     

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G


    votre commentaire
  •  

     

       Blois se disait que son plan était stupide : leurs ennemis, tout pétris de haine qu’ils étaient, ne tomberaient certainement pas dans un piège aussi grossier. Au mieux se contenteraient-ils de suivre de loin le retour du brancard en prenant bien soin de ne pas s’en approcher. D’ailleurs, s’ils étaient dans les environs – et il en était raisonnablement convaincu – ils avaient dû se rendre compte de leur nombre et de ce que la majorité des soldats du Village n’était pas à proximité de la misérable lumière guidant le brancard de Lydia mais plutôt aux alentours à attendre qu’ils se manifestent. En conséquence, ils ne se risqueraient certainement pas à s’attaquer à si forte partie. Il se trompait lourdement.

       Les brancardiers n’avaient pas fait vingt mètres que Blois, incrédule, vit la torche du petit groupe se mettre à danser comme prise de folie puis tomber à terre avant de s’éteindre. Dans l’obscurité relative – une fois encore la lune éclairait-elle faiblement ce petit monde – on aperçut des silhouettes s’agiter, on entendit hurler des jurons, on vit courir des ombres affolées avant que la voix de Launois ne ramène un peu de calme. Rapidement Blois se porta à la hauteur de l’incident mais il n’y avait rien d’autre à voir  que le porteur de la torche le visage traversé par une pointe d’acier. Entourant le cadavre du malheureux, le petit groupe était partagé entre la vengeance immédiate au risque de se jeter dans l’inconnu et le repli vers la sécurité du Village. Blois se mordit les lèvres d’une colère principalement dirigée contre lui-même : après tout ce qu’il avait vécu et ce qu’il s’était promis, il avait oublié l’arbalète qui avait tué leur prisonnier quelques mois plus tôt. Et qu’il avait aperçue quelques heures auparavant portée par le chef de leurs ennemis. Molodetz ! Bravo ! Quel crétin il faisait ! Lui, le Chef ? Le successeur de Lermontov ? Il sentit une envie aveugle de tuer monter en lui, l’envie de massacrer quelqu’un. Il sursauta en sentant qu’on lui tirait la manche de sa veste. Camille.

              - Blois, Blois, j’ai peut-être quelque chose…

       Dans la nuit, il distinguait à peine la silhouette de la jeune femme. Il se dégagea plus fermement qu’il ne l’aurait voulu mais resta silencieux, attentif.

            - Voilà, commença Camille. J’étais derrière quand j’ai entendu siffler la flèche. Je suis presque sûre que ça venait de là, poursuivit-elle en désignant le tunnel. La blésine, l’était là dedans. J’suis presque sûre. A l’entrée. L’entrée du tunnel. L’est fort pour tirer de si loin. Surtout durant la nuit… L’a dû se repérer à la torche… Mais l’était là… J’suis presque sûre…

       C’était possible. Blois hésita. Se lancer à sa poursuite. Maintenant ? Dans la nuit ? Il était sans doute déjà loin. C’est Camille qui le décida.

              - J’ai lancé le dogue. J’crois qu’il a une piste…

           - Changement de programme. Deux hommes avec moi, ordonna Blois. Toi et toi. Les autres rentrent avec Launois. Sans lumière et en faisant gaffe, hein ? Allez, davaï, davaï ! Moi et elle, dans le tunnel sur la droite, les deux autres sur la gauche. Armes au poing mais aucune lumière et pas de bruit ou vous en répondrez sur vos têtes. Pas de lumière, jamais, le dogue nous préviendra… Allez, davaï, on y va !

       Bien que Launois ait été officiellement en charge de l’opération, il ne lui demanda pas son accord et s’avança immédiatement vers le tunnel suivi de ses trois soldats. Ils se séparèrent comme convenu dès l’entrée. Obscurité totale et silence complet. Blois voulait progresser rapidement pour rattraper l’assassin du soldat de Launois et l’avait fait savoir à tous d’une voix basse à la colère à peine contenue. Pas de torche, l’ordre était formel.

       L’homme poussa un hurlement de terreur lorsque Serp se jeta sur lui sans prévenir. Des raclements de pierre, des bruits de pas précipités se firent entendre en amont.

              - Davaï, hurla Blois à ses deux autres soldats. La fille avait raison : les clamèches sont juste devant nous.

       Il s’approcha de l’homme immobilisé par le chien et qui sanglotait de terreur. Repoussant Camille, de sa main gauche, il repéra à tâtons la tête de son ennemi et lui porta un violent coup de sa matraque tenue par la main droite. Un bruit sourd domina une fraction de seconde les grognements du chien et les sanglots plaintifs s’arrêtèrent instantanément.

              - Voilà qui est mieux, commenta Blois à mi voix en fouillant sommairement le corps inanimé. Bon, j’sais pas qui c’est çui-là mais c’est pas la clamèche qui a envoyé la flèche. L’est p’têt même pas avec eux. Alors on continue…

       Comme convenu, le petit groupe se scinda à nouveau en deux le long des parois du tunnel. Ils avançaient vite sans que le chien hésite. Comme toujours quand il était en opération, Blois avait recouvré son calme. Il n’avait pas de plan préétabli, se contentant de gérer le moment présent. Son seul souci était d’établir le contact avec les autres et il avait le pressentiment que ce moment-là n’allait plus tarder; alors il trouverait bien le meilleur moyen de les éliminer. Après les heures d’incertitude et même d’angoisse qu’il venait de traverser, il se sentait au mieux de sa forme. Serein et déterminé. Toutefois, au delà de la sensation d’avoir enfin retrouvé l’initiative, il était habité par un étrange sentiment, nouveau pour lui : il venait de se rendre compte combien Camille était devenue importante à ses yeux. Encore ému de l’humiliation qu’elle avait subie par la faute de Launois et des ses soldats, il réalisait tout ce qu’elle représentait pour lui et ce n’était pas seulement parce qu’elle était un formidable soldat qu’il avait en partie contribué à révéler. C’était bien plus profond que ça : il comprenait enfin combien il tenait à elle, la place qu’elle occupait dans sa vie. Se pourrait-il que… ? Presque arrivé à l’extrémité du tunnel, il s’arrêta brusquement et sentit la présence de la jeune femme qui le suivait. Sans se retourner, il tendit son bras droit en arrière et lui saisit la main qu’il serra furtivement en un geste d’affection sincère. Elle n’eut pas le temps de manifester son étonnement qu’il avait déjà repris sa marche mais Blois savait que ce mouvement spontané, presque involontaire, venait de les rapprocher considérablement. Il se sentit moins seul.

       Le petit groupe se retrouva à la sortie du tunnel. Il faisait nuit noire. Aucun bruit inhabituel. Serp s’était élancé sur sa piste puis, voyant qu’il n’était pas suivi, était revenu vers Camille les yeux implorants. Car Blois hésitait. Sur le moment, il avait cru jouable de se lancer immédiatement à la poursuite des agresseurs mais à présent il doutait. La nuit, la ville inconnue, leur petit nombre, tout cela valait-il la prise de risque ? Puis il repensa au villageois tué quelques minutes auparavant, bêtement, en faisant son devoir. C’était un crime que lui, le Chef, n’avait pas su empêcher et la colère, une rage sourde plutôt et comme enfouie jusqu’au plus profond de lui, le submergea à nouveau et il donna l’ordre de suivre le chien.

       La piste les entraînait vers le nord de la ville, la partie que Blois connaissait le moins. Des rues plus ou moins praticables, des bâtiments parfois impossibles à identifier tant ils avaient été endommagés par les incendies des premiers jours de la mort de la ville ; ailleurs des façades aveugles parfois si hautes qu’elles cachaient les étoiles. Partout des carcasses rouillées, de multiples débris qui ralentissaient la marche mais ils n’étaient pas pressés : Serp savait où il les conduisait. Le chien s’arrêta enfin à l’entrée d’une petite ruelle, grondant faiblement. L’endroit était particulièrement sombre. Sur la gauche du petit passage, on devinait le mur imposant d’un grand immeuble dont il semblait qu’aucune ouverture (mais comment en être vraiment sûr ?) ne donnait sur la ruelle. A droite, une petite maison d’un étage, apparemment passablement délabrée : c’était face à elle que Serp s’était arrêté.

              - Il y a quelque chose, murmura Blois. On doit aller voir. Mais d’abord, je jette un œil sur cette rue. Pour savoir où ça conduit.

       Il ne disparut que quelques secondes et revint plutôt satisfait.

              - Y a rien qu’des débris là-dedans. C’est une impasse. En principe, pas de mauvaise surprise à attendre mais, faut faire quand même gaffe car la baraque a une espèce de fenêtre ouverte…

       D’un geste, il intima l’ordre à ses soldats de s’accroupir contre le mur de gauche où Camille et les deux hommes restèrent parfaitement immobiles tandis que Blois réfléchissait. Le silence était total, presque oppressant mais, en raison de la haute muraille formée par l’immeuble, la lune qui les avait éclairés jusqu’alors les abandonnait maintenant à une obscurité complice. Serp s’était également rendu invisible comme s’il avait deviné que la moindre ombre mouvante dans cet univers hostile aurait pu les trahir. Il est vrai qu’il était habitué à ce genre de chasse et que Camille n’avait nul besoin de le guider.  Enfin, Blois se décida et, d’une voix presque inaudible, donna ses ordres.

              -  Je prends Veupa avec moi : on fait le tour de la baraque par l’autre côté et on revient ici. On décidera après. Toi Camille, tu restes avec Bronze. Si jamais quelqu’un s’amène par la ruelle, vous sifflez pour nous prévenir et on rapplique. Comprendo ?

       Sans attendre de réponse, il fit signe à son soldat et les deux hommes entreprirent de contourner la bâtisse. Vêtus de sombre – comme chaque fois qu’ils se risquaient hors du village – leurs deux silhouettes, en dépit de la clarté lunaire, étaient peu repérables d’autant qu’ils progressaient lentement par peur de heurter un objet abandonné dont le bruit aurait pu les trahir. Veupa – qui devait son étrange surnom au fait qu’il refusait le plus souvent de communiquer avec ses compagnons, préférant se réfugier dans un mutisme que les autres avaient fini par respecter – était un homme dans la force de l’âge qui savait se servir à merveille de l’espèce de couteau de chasse cranté dont il ne se séparait jamais. Il vouait à Blois une confiance aveugle. Les deux hommes mirent près de dix minutes à explorer leur cible avant de se matérialiser en silence devant les deux autres. Camille aurait bien voulu interroger son chef mais elle savait d’expérience que c’était le meilleur moyen pour ne pas obtenir de réponse. Elle patienta.

              - Voilà ce qu’on va faire, déclara Blois. Y a bien une porte de l’autre côté de la baraque mais elle complètement bloquée par tout un tas de trucs. Probablement pour faire du bruit si quelqu’un entre sans y être invité. Par contre, la deuxième fenêtre… J’ai pensé que le dogue pourrait p’têt grimper par là et nous rabattre la racaille si y en a… Camille, tu crois qu’il peut faire ça ? Ou c’est trop…

              - Ca ira.

       Blois et ses soldats se collèrent contre le mur lépreux de la petite bâtisse puis Camille donna l’ordre à son chien de pénétrer par la petite fenêtre. D’abord on n’entendit rien durant un assez long moment et Blois se demanda si, au fond, tout cela n’était pas le fruit de son imagination : il tenait tant à revenir avec… En dépit de son flegme depuis si longtemps travaillé, le fracas soudain le fit sursauter. Claquements d’objets divers qui se renversent et explosions d’échafaudages s’effondrant brutalement mêlés à des hurlements, bien humains ceux-là : Serp avait réussi son effraction. La première ombre qui sauta par la fenêtre fut violemment séchée d’un grand coup de matraque par Bronze mais, dans la confusion, la deuxième faillit bien leur échapper. Après avoir renversé d’un coup d’épaule Veupa trop approché, l’ombre s’élança mais Camille la stoppa d’un habile croche-pied tandis que Blois se jetait sur elle de tout son poids. Déjà Veupa, furieux d’avoir été joué, lui posait sa lame sur la gorge. L’ombre s’immobilisa en gémissant. Les deux inconnus furent traînés sans ménagement à quelques mètres du mur, un endroit que la lune éclairait presque comme en plein jour et Blois se penchait pour interroger celui qui était conscient quand les aboiements de Serp se déclenchèrent. Il était manifestement encore à l’intérieur de la maison et on pouvait entendre sa rage à renverser les objets qui l’empêchaient d’atteindre son but. Presque dans le même moment, une silhouette émergea en courant de la ruelle, bientôt suivie du grand chien enfin libéré.

              - Camille, Bronze, suivez-les ! hurla Blois.

       Le fuyard ne les entraîna pas très loin. A quelques dizaines de mètres de l’impasse, le long d’une voie plus large et relativement dégagée, Camille retrouva son chien qui tournait en grondant autour d’une espèce de bosquet sauvage. Tout au long de ce qui avait dû être une des artères principales de la ville - qu’on appelait jadis des avenues, c’est du moins ce que Blois lui avait dit – se distribuaient de part et d’autre des arbres dont on devinait les masses sombres des plus proches à la lumière lunaire. Toute une végétation s’était développée là et, en été, rendait presque impossible l’accès aux ruines des maisons en retrait. En hiver, l’amoncellement de branches, de hautes herbes déjà brûlées par le froid sec, de racines, de mottes de terre durcies entremêlées d’objets aussi divers que peu identifiables, de fragments d’asphalte et des pavés rendaient l’endroit difficile d’accès. C’était à l’évidence dans l’un de ces arbres que l’homme s’était réfugié : n’y aurait-il pas eu Serp et son odorat qu’ils auraient pu, surtout de nuit, passer mille fois devant lui sans jamais rien deviner. Camille hésita. Elle se tourna vers Bronze, immobile derrière elle, qui haussa les épaules. Retourner ? Elle n’eût pas longtemps à se poser la question : accompagné de son soldat, Blois s’était silencieusement porté à leurs côtés. Il intima à ses hommes l’ordre de s’accroupir dans l’ombre de la végétation non sans regarder avec méfiance la silhouette de l’arbre à quelques mètres.

              -  Il est là ? murmura-t-il.

       Camille haussa les épaules.

             - Il est sûrement dans l’arbre, c’te clamèche, reprit Blois. Faut aller le chercher.

             - Et les deux prisonniers ? osa Camille.

       Blois la regarda sans répondre. A la lueur des torches, ses yeux étaient noirs et inexpressifs.

          - J’peux y aller, lieutenant, chuchota Bronze en se rapprochant de son chef. Ce dernier sembla hésiter avant de reprendre.

             - Y a p’têt mieux à faire, répondit enfin Blois. Vous, vous restez là et vous bouger sous aucun prétexte, compris ? Vous m’attendez.

       Blois était déjà parti, courbé pour offrir le moins de prise possible à une arme éventuelle. Ses soldats le virent disparaître derrière le conglomérat de végétation. Quelques minutes de silence. Camille, la première, sentit l’odeur de fumée. La lueur jaune d’un feu apparut de l’autre côté de l’arbre. Blois était revenu.

             - Toi, tu vas doucement de l’autre côté, murmura-t-il à Bronze. Toi, tu essaies de passer derrière, lança-t-il à Veupa. Vous le cueillez quand il descend. Nous, on l’attend ici…

         Le feu qu’une légère brise attisait commença à prendre de la vigueur dans la végétation sèche.

     

     

        Allongé à même le sol de l’autre côté de l’avenue, tenant bien en main son arbalète, Jacmo observait la scène avec attention. Il avait d’abord aperçu, sans bien comprendre son manège, une silhouette se précipiter vers l’arbre pour y entreprendre une escalade désordonnée. Il avait cru reconnaître Berger qu’il était sur le point d’aller retrouver dans la maison d’angle mais… La survenue presque immédiate des ombres qui le poursuivaient, surtout celle du dogue, l’avait immédiatement renseigné et il s’était jeté à couvert. Les ordures étaient revenues. Cette fois, se jura-t-il, ce sera la bonne. Vont comprendre qu’y sont pas chez eux… Berger avait choisi un arbre encore bien touffu. Bon choix, remarqua Jacmo, mais c’était compter sans le feu, bien sûr. Il faisait froid et cela faisait des jours qu’il n’avait pas plu. Le feu n’avait pas eu de mal à partir et, à présent, il avait pris de l’ampleur, éclairant les alentours d’une lumière mouvante. Mauvais pour Berger, pensa Jacmo mais bon pour moi. Pasque j’vais enfin les voir, ces salopes. Il se prépara. L’arbre était presque totalement en feu, à croire que tout le monde s’était trompé et que Berger… Un hurlement atroce retentit tout à coup dans le silence de la nuit. La silhouette entourée de flammes sauta de l’arbre et déjà les autres s’élançaient pour l’intercepter. C’était le bon moment. Le dogue qui bondissait ? Non, plus tard et, de toute façon, difficile. Jacmo visa une des silhouettes et, déjà, se relevait à quatre pattes pour changer de position. Il courut dans l’ombre une dizaine de mètres, se plaqua à nouveau au sol et introduisit une autre flèche dans son arme. Bon, au prochain maintenant.

     

     

        Bronze observa avec incrédulité sa main transpercée qui se mit à saigner immédiatement avec abondance. Il n’avait pas encore mal mais il avait crié de surprise. Coupés dans leur élan, ses compagnons sans trop savoir ce qu’il se passait s’étaient rejetés en arrière, cherchant fébrilement un abri hors de la lumière du feu.

              - En arrière, cria Blois. Dans l’ombre !

       Bronze dansait sur lui-même de douleur. Il chercha à arracher son gant et se mit à secouer sa main en projetant du sang un peu partout, comme autant de taches d’encre noire à la lumière des flammes.

              - À terre, hurla à nouveau Blois.

       Le soldat, tout à sa souffrance, n’avait peut-être pas entendu : le deuxième carreau le transperça de part en part à la hauteur de la poitrine et il s’effondra en arrière, sans bruit, les yeux écarquillés de surprise. Blois resta allongé à terre, la jeune femme à un mètre de lui. Veupa était invisible, probablement de l’autre côté de l’arbre qui se consumait en projetant des flammèches incandescentes. L’homme brûlé avait évidemment disparu. La bouffée d’adrénaline à présent passée, Blois se souleva légèrement pour apercevoir leur ennemi de l’autre côté de l’avenue mais, bien sûr, rien ne bougeait. Serp était revenu se coucher auprès de sa maîtresse. Bouger, il fallait évidemment bouger.

              - Veupa, tu m’entends ? Tu remontes de ce côté. Camille et moi, on va traverser et remonter de l’autre côté. Fais attention à ton dogue, adressa Blois à Camille. Les flèches peuvent le tuer lui aussi.

             - Remonter, interrogea la jeune fille, mais est-ce que tu es sûr que…

              - Évidemment que je suis sûr de rien, répondit Blois avec une pointe d’agacement. Mais la clamèche ira sûrement pas d’où on vient. Il ne peut pas savoir si on n’a pas des soldats là-bas et puis… on n’a pas le choix, c’est tout. Il faut choisir et… Allez, on arrête de discuter : on va voir. Davaï.

        Sans être certain que Veupa ait bien compris ses ordres, Blois et Camille, à demi-accroupis, revinrent sur leurs pas pour, en un mouvement tournant, atteindre l’autre trottoir de l’avenue. En s’éloignant du feu, l’obscurité était devenue plus épaisse et leurs yeux encore éblouis par la lumière mirent plusieurs secondes à s’habituer à la faible luminosité de la Lune. Ils durent rapidement se rendre à l’évidence : l’arbalétrier, son agression accomplie, avait disparu dans les ténèbres. Aller plus avant était suicidaire. Blois, la rage au cœur, tournait sur lui-même, décochant des coups de pied à la pierraille ou à quelque objet épars jonchant le sol. Il parut soudainement se calmer puis, d’un geste de la main, enjoignit à Camille, qui l’observait avec inquiétude, de s’asseoir à ses côtés.

              - La crapule a un avantage sur nous, commença-t-il, et c’est son arbalète : il peut nous tirer de loin et nous, on voit rien venir… Mais, ajouta-t-il après un instant de silence, nous aussi, on a un avantage sur lui et c’est ton dogue. Tu m’as bien dit qu’il était parfaitement habitué à suivre une piste, non ? Bon, alors, voilà ce qu’on va faire. D’abord, on récupère Veupa qui doit nous attendre de l’autre côté de la rue. Ensuite, on cherche l’endroit…

               - L’endroit ?

              - Oui, l’endroit où la clamèche s’est arrêté pour tirer sur Bronze. Je suis prêt à parier qu’il a dû s’allonger pour pouvoir mieux viser. Surtout la nuit. Comme c’est encore frais, si on trouve cet endroit… eh bien, ton dogue aura une piste à suivre. C’est possible, non ?

       Camille haussa les épaules, peu convaincue, mais, dans l’obscurité, Blois ne s’en rendit pas compte. Veupa les ayant finalement rejoints, les trois soldats décidèrent d’explorer avec Serp cette partie de l’avenue. Bien difficile de conclure pourtant et Blois se disait que son idée était probablement stupide lorsque le grand chien s’arrêta près d’un arbuste sauvage poussé sur le bord de la chaussée et se mit à gratter furieusement avec ses pattes avant.

              - Il tient quelque chose, murmura Blois

        Ce fut confirmé lorsque Serp se livra au même manège quelques mètres plus loin avant de chercher à pousser plus avant, truffe collée au sol.

              - On y va, ordonna Blois. Dans le meilleur des cas, on les trouve et on en crève le maximum. Sinon, on saura – sans qu’ils s’en soient rendu compte – où est leur saloperie de repaire et là, on revient plus tard, mais en force… Des objections ?

       Quelques instants plus tard, leurs trois silhouettes s’enfoncèrent dans la nuit.

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G


    votre commentaire