• chapitre neuf

     

     

     

         Les consignes étaient formelles : à la tombée de la nuit, chacun des deux groupes d'exploration devait trouver un endroit facile à défendre pour y installer un campement regroupé, Lermontov et les autres restant, quant à eux, prudemment en arrière, hors des limites proprement dites de la Ville. Pour ne pas perdre l'effet de surprise du lendemain. Les jours suivants, on aviserait en fonction des résultats. Malgré le froid et la neige, Blois avait refusé d'investir les ruines encore en partie habitables d'une quelconque maison. Trop difficile d'en sortir en cas de coup dur. Il avait préféré arrêter son choix sur une grande bâtisse ouverte aux quatre vents, probablement un hangar ou un entrepôt dans les temps anciens. Il était à présent difficile de dire, au vu de ces éboulis de pierres, de morceaux de bois, de tôles disjointes, dans ce capharnaüm invraisemblable amassé au fil des saisons par tant de rôdeurs et le mauvais temps, ce qu'on avait bien pu jadis y abriter. Mais les murs de l'édifice semblaient encore en bon état et les protégeraient de la neige qui pour l'instant, heureusement, ne tombait plus. Surtout, la retraite en était facile ce qui rassurait Blois, mal à l'aise depuis qu'ils s'étaient enfoncés plusieurs heures auparavant dans la Ville. Ils avaient pénétré comme prévu par l'est, Launois progressant à l'ouest. Une fois atteinte l'extrémité nord de la Ville, ils devaient rebrousser chemin et faire leur liaison avec Lermontov et les autres qui, si tout se passait bien, devraient être en pleine opération de ratissage. Ce qui avait d'abord frappé Blois dans ces ruines, ce qui avait accru son sentiment d'insécurité, c'était l'absence totale de vie. Pas un bruit. Pas un mouvement à part quelques oiseaux loin dans le ciel grisâtre. Pourtant, il était impossible qu'aucune créature ne se soit abritée entre ces pierres tourmentées. Au moins des rats, voire des chats ou des lapins. Et sûrement bien plus. Mais rien. Ils n'avaient rien rencontré. Cela laissait supposer que, par un moyen mystérieux, les habitants ordinaires de la Ville étaient prévenus de leur présence, qu'ils les surveillaient peut-être, et qu'ils les laissaient avancer, attendant le moment propice pour fondre sur eux. Peut-être Launois avait-il eu plus de chance - ou de malchance ? Blois n'avait rien entendu mais cela ne voulait pas dire grand chose puisqu'il avait été convenu de ne pas utiliser les armes à feu, trop bruyantes, en cas de mauvaises rencontres... Lydia toucha Blois à l'épaule et lui tendit un peu de viande séchée.

              - C'est calme, chuchota-t-elle.

         Blois haussa les épaules avant de réaliser que la jeune femme faisait allusion au comportement de Camille qui, évidemment dispensée de veille, s'était enveloppée dans son sac de couchage, bien à l'abri dans l'obscurité du recoin qui leur servait de base principale dans l'entrepôt. Scorpion était à ses côtés, Blois n'ayant pas voulu attacher la jeune femme. Lydia effleura sans un mot le bras de son chef et se dirigea de sa démarche féline vers l'extrémité du bâtiment pour sa partie de veille, à l'extrême opposé de l'endroit où veillait Caspienne. Curieusement, plus que Camille, c'était le grand soldat qui préoccupait Blois. Probablement mécontent de l'absence de Jan, sa partenaire habituelle, et cela en raison de la présence de Scorpion, l'homme semblait de fort mauvaise humeur. Lui qui était généralement assez renfermé n'ouvrait plus la bouche et jetait sur tous un regard mauvais. Blois se demandait si cette colère rentrée risquait de le rendre moins efficacement opérationnel. Ça, ce serait un ennui majeur. A l'inverse, l'attitude de Camille était rassurante : par deux fois au moins, elle aurait pu se fondre dans les ruines et disparaître avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir. Mais elle n'avait pas eu la moindre hésitation, le moindre tressaillement. Au contraire, elle les avait attendus sans sourciller avec, selon Blois, une lueur de défi dans ses yeux gris. Aurait-elle enfin compris ?

         Blois n'avait pas sommeil. Il aurait dû chercher à se reposer avant son tour de surveillance mais il n'y arrivait pas. Cela se produisait souvent depuis quelques temps et commençait à le préoccuper mais il n'y pouvait rien. Cette fois-ci, c'était certainement l'endroit qui était responsable de son insomnie. Cette ville. Cette jungle de pierre et de débris divers qui finissait par lui peser. Contrairement à ce qu'il avait pu croire, la Ville vivait la nuit. Il distinguait à présent des bruits multiples, d'autant plus effrayants qu'il ne savait souvent pas à quoi les rapporter. Dans la campagne, dans la forêt profonde même, jamais cette apparence de vie nocturne ne l'avait impressionné. Mais ici tout était différent. L'obscurité, pour qui voulait écouter, était emplie de sons étranges, de craquements, de chuintements, de crissements, terrifiants par leur insignifiance et leur sonorité à la limite du perceptible. Le froid qui tordait les choses, la neige qui pesait sur les restants de ferraille, la glace qui figeait la pierre, un écoulement souterrain, l’écho d'un animal nocturne cherchant sa pitance, toutes ces explications s'imposaient à Blois sans le convaincre. Malgré son expérience, ses années de traques, ses livres, il ne pouvait s'empêcher de penser aux fantômes des habitants de jadis venus réoccuper leurs anciennes demeures. En ces temps de superstition revenue, les présences invisibles, les puissances mystérieuses, les forces incontrôlées et hostiles qui guettaient dans on ne savait quel but les vivants sans défense, dictaient, même à Blois, leur domination insécuritaire. Il se demanda ce que pensaient les autres. Étaient-ils comme lui repliés dans leur peur de l'inconnu, de l'étrange, de l'irrationnel ? Ou n'était-ce que le tribut qu'il devait payer, lui, à ses angoisses personnelles? Il se retourna sur sa couche dans un mouvement brusque qui déclencha, à ce qu'il lui parut, un vacarme immense. Vaguement honteux, Blois sentit qu'il ne pourrait pas dormir du tout. Il se releva silencieusement et, lentement, il franchit les quelques mètres le séparant de Lydia, immobile à son poste de surveillance. La jeune femme l'avait entendu venir et lui tendit la main en signe de bienvenue. Il s'assit près d'elle, et, presque aussitôt, il l'attira contre lui, dans un geste d'amitié soudain et irrépressible. Elle laissa aller sa tête sur son épaule sans parler. Ces gestes d'affection étaient rares en mission mais il se sentait tout à coup si proche d'elle qu'il avait besoin de son contact physique. Il en fut immédiatement rassuré. Ce n'était certainement pas Lydia qui se serait laissé aller à craindre les ombres de la nuit. Pour elle, les ombres en question étaient toujours, humaines ou non, des ennemis bien réels, à combattre sans état d'âme. Blois caressait doucement les cheveux de sa compagne, pensif mais à présent détendu. Si la jeune femme était étonnée de cet inhabituel mouvement de tendresse, elle n'en montra rien. Jamais, même au cours de leurs relations amoureuses, ils n'avaient été aussi proches l'un de l'autre. Plus tard, il lui proposa d'assurer seul la surveillance. Il devina le mouvement négatif de la tête qu'elle lui adressa en réponse et il n'insista pas. Ils restèrent longtemps, immobiles, à fixer l'épaisseur de la nuit puis à voir apparaître l'aube blafarde qui redonnait à tous objets cette impression de familiarité incertaine. Blois eut soudain l'impression d'être observé. Il se retourna vers l'intérieur des ruines. De son regard clair, Camille les observait. Quand elle se vit repérée, elle ébaucha vers le couple un sourire furtif et tourna les talons. Serp la suivit en reniflant ses traces mais les yeux du grand chien ne quittèrent pas Blois jusqu'à ce qu'il se soit à son tour fondu dans l'obscurité du hangar.

     

     

         Le froid était perçant. Malgré ses nombreuses vestes, Lime le sentait qui gagnait progressivement son corps. Pourtant, il ne faisait pas un geste, bloc de pierre fondu dans le paysage figé. Il était la proie de sentiments contradictoires : terrorisé sans doute de se voir ainsi en plein air à cette heure de la journée mais également prodigieusement intéressé par l'imprévu soudain de sa vie. A l'abri de la carcasse de la voiture, par la portière à demi ouverte, il pouvait jeter un regard plongeant sur le hangar aux trois-quarts effondré dans lequel, il le savait à présent, les étrangers avaient trouvé refuge. Il avait fallu toute l'autorité de Jacmo pour qu'il consente à se mettre en piste dès le lever du jour mais il ne le regrettait plus. Lime repensa à la séance de la veille, dans le tunnel. A l'air d'abord incrédule, puis furieux, puis intéressé de Jacmo quand Tronche et lui étaient venus l'avertir de la présence des intrus sur leur territoire. Même Lady avait, pour une fois, paru concernée. Tronche ne disant comme à son habitude rien, c'était lui, Lime, qui avait répondu aux questions sans cesse répétées du chef : « c’était qui, ces mecs ? D'où qu’ils venaient ? Qu’est-ce qu’ils voulaient vraiment au juste ? Qu’est-ce qu’on pouvait bien leur piquer ? » Personne, bien sûr, ne savait et Jacmo avait exigé plus de renseignements. Il avait ordonné qu'on suive leurs traces, dès le petit matin. Lime se félicitait d'avoir osé, malgré ses réticences, s'être mis en route si tôt. Il recommençait à neiger et les traces trop visibles il y avait encore quelques instants devaient maintenant être effacées. Aucune importance puisqu'il savait à présent où ils se cachaient. En fait, si on voulait bien y réfléchir deux secondes, toute l'opération reposait sur lui et Lime s'enorgueillissait de sa subite toute nouvelle importance. Il renifla avant d'essuyer, par un geste lent de la main, la morve qui lui coulait sur le menton. La veille, dans le tunnel, par précaution, ils n’avaient pas allumé leur minable feu habituel. Ils s'étaient partagé les restes glacés d'une quelconque bestiole puis, profitant du sommeil de Jacmo, Lady, pour la première fois, était venue se coller à lui. Lime avait pu la tripoter à son aise, vieux rêve sans cesse ressassé et enfin réalisé. Il avait encore sous ses doigts l'exquise sensation de l'élasticité des seins lourds et de la chaleur des cuisses de la fille. Le souvenir précis lui provoqua une érection immédiate. Bien sûr, la salope n'avait pas voulu aller plus loin mais Lime ne doutait pas, un jour proche, de parvenir à ses fins. Si, d'une manière ou d'une autre, il arrivait à débarrasser le quartier de ces étrangers, ce serait lui le plus fort. A lui la gloire. Alors, à lui aussi la garce ! Lime en salivait à l'avance. Ce serait lui le patron : pour la première fois, il avait enfin la donne.

         Il se renfonça dans les débris de la voiture, rentrant inconsciemment sa tête dans ses épaules. Il avait cru percevoir un mouvement dans le hangar. De l'autre côté, ce connard de Tronche, avec sa vue basse et son esprit obtus, n'avait aucune chance. Tout juste capable de se faire allumer. Lime, lui, était patient et malin. Très malin. Un vrai smartie (1) ! Il attendait le bon moment. Il serra son pique-feu dans ses doigts gourds. Même le loup, à présent, ne lui faisait plus peur. Il n'avait pas de plan précis. Il savait seulement qu'ils étaient trois. Plus le loup. Mais il avait pour lui l'effet de surprise. Il fallait seulement attendre qu'ils se séparent, ces nases, - inévitable, ne serait ce que pour pisser - et alors à lui de jouer. Frapper l'isolé avant même qu'il se rende compte, sans qu'il pousse le moindre cri. Ni vu, ni connu. Après, no problemo. Ne voyant pas revenir leur pote, v'la les autres qui partent chacun de leur côté à sa recherche, se répétait Lime. Et hop, encore un bon coup de pique-feu sur le cigare du suivant. Le dernier, ce serait le plus dur, à cause de la bête. Mais plus il y pensait, plus Lime se disait qu'il avait tous les atouts dans sa manche. La surprise, la connaissance du terrain même si les ordures l'entraînaient un peu loin. Dans les limites de la ville, il était le roi. Quelle jouissance, ensuite, de revenir expliquer ses exploits à Jacmo. Le trouduc attendait des renseignements et lui il ramenait l'affaire emballée. Mais faudrait faire vite pour décortiquer les radacs (2). Après évidemment. Pas question de risquer quoi que ce soit avant qu'ils soient tous dégommés. Ramènerait Jacmo et les autres ensuite pour le festin. Après s'être servi. Mais gaffe aux rôdeurs toujours possibles. Y avait seulement qu'à bien repérer où il cacherait les corps des étrangers. Y aurait que lui qui saurait. Lui. Toujours lui. Le roi que je vous dis. Il en bavait à l'avance. Marrant quand même comme tout peut arriver à qui sait... Les hurlements soudains arrachèrent Lime à son extase. Il se renfonça dans sa cache, puis risqua un œil. Rien ne bougeait pourtant. Les hurlements avaient cessé et le silence épais était retombé sur la blancheur. Puis des bruits de... sifflets. Puis plus rien. Lime ne comprenait plus. Qu'est-ce qu'ils pouvaient donc bien foutre, ces cons-là ?

     

     

         Le chien s'était mis à grogner doucement, sur un rythme soutenu que rien ne semblait pouvoir arrêter. Il fixait avec intensité un coin du hangar mais l'objet de sa méfiance était plus loin, au delà même de l'éboulis informe qui prolongeait le bâtiment. Le grognement avait figé tous les mouvements du petit groupe qui s'apprêtait à partir. Silencieuse comme un serpent, Camille s'avança vers le bord du hangar, jusqu'à la limite ultime de l'ombre. Blois qui l'avait suivie vit ses yeux gris se plisser dans son effort d'identification. Elle leva le bras et lui désigna un point sur un mur écroulé qui bordait l'autre côté d'un espace découvert assez vaste. D'abord, Blois ne remarqua rien puis il lui sembla en effet distinguer une ombre un peu plus grise. Quelque chose de vivant. Qui ne bougeait pas. Qui les observait peut-être. Ils se renfoncèrent en arrière sans un bruit.

         Blois évalua rapidement la situation. Un inconnu, ici, à les observer, ça ne voulait rien dire de bon. Il adressa un geste silencieux à Caspienne pour lui faire comprendre qu’il devait entamer un mouvement tournant, par l’arrière, pour surprendre l’intrus. Scorpion serait sa couverture. Camille, qu’en apparence on libérait ainsi, ne broncha pas. Restait à faire se rabattre l’inconnu vers Caspienne lorsque celui-ci serait en position. Cela gênait Blois de démasquer son groupe, de risquer la vie d’un de ses soldat. C’était donc à lui d’assumer. Toujours en silence, il grimaça à l’intention de Lydia qui se tenait immobile près de lui. Il cherchait à lui faire comprendre qu’il souhaitait l’avoir en appui tandis qu’il s’avancerait à découvert mais il arrêta ses explications. On venait de lui tirer sa manche droite et il sursauta. Ce n’était que Camille qui s’était approchée d’eux et lui indiquait du doigt le chien qui grondait doucement à ses pieds. C’était bien sûr la solution et Blois se félicita de l’idée. Avec un sourire furtif, il hocha affirmativement la tête. Lydia était toujours aussi immobile.

         Plusieurs minutes s’écoulèrent sans que rien ne se passe puis ils entendirent le sifflet lointain, presque inaudible, de Caspienne. Le soldat avait rejoint son poste. Blois se tourna vers Camille qui, immédiatement, émit un léger bruit de la bouche à l’intention de son chien. Contrairement à ce qu’avait anticipé Blois, la bête ne se rua pas en direction de l’intrus. Serp sortit du hangar par le côté gauche, lentement, presque hésitant tant il ne semblait guère se presser, mais sans quitter une seconde des yeux la masse grise qui se confondait totalement avec le mur, de l’autre côté de la cour, et qui, méfiante, s’était probablement renfoncée entre les pierres. Le grand chien rampait doucement dans un extraordinaire mouvement tournant qui le rapprochait inexorablement de sa proie. Sa masse sombre, parfaitement visible sur le fond de neige fraîche, lui conférait une apparence presque diabolique et Blois, qui en avait vu bien d’autres, dut se retenir pour ne pas frissonner tant la vision de l’animal paraissait surnaturelle. Alors qu’il était à trois ou quatre mètres de l’endroit supposé où se tenait l’inconnu, celui-ci se dressa soudain dans un grand cri de terreur. Tout se passa très vite. A peine l’étranger avait-il fait demi-tour pour ce qui semblait devoir être une fuite éperdue qu’il se heurtait à Caspienne qui, d’un seul coup, l’assomma de sa batte dressée. Les ordres de Blois étaient stricts : on ne tuait personne sans avoir pu au préalable interroger le gibier. L’homme s’écroula sans un bruit et Caspienne siffla pour signifier la fin des opérations. Le chien vint renifler le corps à présent inerte et, satisfait, retourna vers le hangar et sa maîtresse.

              - Ben, ça alors, je dois dire que c’est quand même quelque chose que cette bête ! murmura Blois. Tu l’as drôlement bien dressé... adressa-t-il à Camille.

         Flattant avec satisfaction les flans de son chien, pour la première fois, Camille condescendit à parler un peu longuement.

              - Non, tu te trompes, Blois. Camille n’a rien appris au dogue. Le dogue sait chasser tout seul. Il sait qu’il ne doit jamais attaquer sa proie de face. Il sait qu’il doit aller contre le vent. Il l’a toujours su sans doute. Camille n’est pour rien dans tout ça.

         La jeune fille souriait franchement, d’un sourire éclatant et naturel, qui découvrait ses dents parfaites. Blois qui l’observait toujours avec surprise la trouva soudain extraordinairement séduisante. Il se rendit compte qu’il avait affaire à une femme différente, une femme à la réelle beauté mais d’une beauté maléfique pour un homme comme lui. Il baissa les yeux. Lydia n’avait pas esquissé le moindre geste depuis le début de l’opération. Elle s’était contentée d’observer la scène et, à présent, elle dévisageait Camille avec attention. Sa méfiance quelque peu assoupie ces dernières heures était revenue, décuplée tout à coup. Le retour de Caspienne qui tirait en ahanant le corps de l’inconnu détourna son attention mais sa suspicion envers Camille avait de nouveau envahi tout son être et elle savait qu’il lui faudrait certainement longtemps avant qu’elle ne s’efface.

     

     

              - Alors, t’es qui toi ? grommela Caspienne.

         Tronche essaya de se libérer mais ses liens étaient bien trop serrés. Il retomba en arrière contre le mur du hangar et secoua la tête pour chasser le mélange d’eau et de neige que venait de lui lancer le grand soldat. D’un air hagard, le prisonnier observa furtivement Blois et Camille qui se tenaient debout près de lui. Mais plus que ces étrangers auxquels il ne comprenait rien, ce qui l’effrayait, le terrorisait au plus profond de son âme, c’était le loup dont il apercevait la masse noire à quelques mètres. Une réminiscence lui revint furtivement, lui rappelant que, dans son enfance déjà, il avait eu affaire à ces animaux. Le temps d’un éclair, il se revit courant en hurlant de peur pour fuir une meute de ces monstres tandis que sa mère se laissait rejoindre, par fatigue extrême ou plus vraisemblablement pour protéger sa fuite. C’est comme ça qu’il s’était sauvé, Tronche, jadis. Il était si jeune qu’il n’en gardait guère de souvenirs, seulement une impression de danger absolu et cette peur irraisonnée des loups qui faisait parfois tant rire ses copains. Tout au long de ses années de galère, presque chaque nuit, le cauchemar des loups était venu le tarauder pour des réveils en sueur, le cœur battant à se rompre, avec même quelquefois des gémissements involontaires dont il n’avait nulle conscience et dont les autres avaient fini par s’accommoder, des minutes d’horreur absolue qui l’obsédaient avant que la réalité du quotidien ne refoule la vision atroce au plus profond de lui, endormie quelques heures mais prête chaque fois à resurgir pour une nouvelle épouvante.

           Le coup de pied vicieux de Caspienne dans ses côtes le fit grimacer de douleur.

              - Alors, ça vient ou j’te rafraîchis la mémoire ? hurla le soldat.

            - J’cause pas, rétorqua Tronche d’une voix de basse presque inaudible.

           - Ah, tu causes pas. Ben, c’est c’qu’on va voir, mon bonhomme.

         D’une seule main, en dépit de la corpulence de son prisonnier, Caspienne mit Tronche debout et, le forçant à conserver un équilibre précaire, lui asséna une gifle violente pour faire bonne mesure.

             - J’cause pas, répéta Tronche. Cette fois-ci, sa voix s’était comme raffermie et, de ses yeux myopes, il défiait le soldat.

        Caspienne prit le temps de réfléchir à l’endroit le plus sensible pour asséner son prochain coup. Ses yeux se plissèrent de colère et de plaisir malsain et il levait déjà le poing quand la voix douce de Blois lui fit suspendre son geste.

                - Attends. J’ai peut-être un moyen...

      Camille contemplait la scène d’un œil tranquille. L’interrogatoire de l’inconnu lui en rappelait un autre mais, cette fois-ci, elle se trouvait du côté des plus forts. Elle n’en éprouvait ni contentement, ni remords. Elle se contentait de suivre les événements en observant avec attention les regards que l’inconnu jetait à Serp, comme si la seule présence du chien était plus effrayante pour lui que celle du soldat qui le torturait.

    [Camille sait ce qu’il faut faire. Camille sait que l’homme a peur du dogue. Elle peut faire dire à l’homme qui il est et pourquoi il les surveillait. Un seul mot de Camille et l’homme dira tout.]

         Blois se tourna vers elle. Il avait eu la même idée et, d’un geste du menton, il désigna Serp. Cette fois, Tronche réagit. Il fit un bond en arrière, parvenant avec difficulté à conserver son équilibre et il hurla :

              - Non, pas ça ! Pas le loup ! Pas le loup !

          De sa même voix douce, Blois lui répondit :

              - Alors, je t’écoute, mon petit vieux.

         Tronche avala sa salive avec peine, chercha à formuler ses mots, ouvrit la bouche puis ses yeux s’écarquillèrent d’une intense surprise. Un flot de sang jaillit de ses narines et de sa bouche et il s’écroula sans un mot. Tous les autres firent un bond de côté et regardèrent avec stupéfaction la flèche qui s’enfonçait en plein milieu du dos du cadavre. Tronche n’aurait plus jamais peur des loups.

     

    (1) smartie : individu d’intelligence supérieure

    (2) radac : cadavre

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