• chapitre dix

     

     

         Lime s’était renfoncé derrière le petit muret d’éboulis en tremblant de tous ses membres. Il était terrorisé, anéanti par ce qu’il venait de voir. Il n’arrivait pas à le croire : les étrangers, enfin surtout le loup, avaient fait prisonnier Tronche, le pauvre vieux Tronche, son copain. Il avait assisté à ce qui, de loin, ressemblait à un interrogatoire. Il avait hurlé intérieurement de rage à la gifle qu’avait assénée le gros type et il se demandait encore comment venir en aide à son vieil ami et surtout comment se débarrasser de ces étrangers quand, incrédule, il avait vu Tronche s’effondrer d’un seul coup, d’un seul, pour ne plus se relever. Sa rétine horrifiée avait enregistré le geste du type en cuir qui avait retourné du pied ce qui maintenant devait être un radac… Alors, pris d’une soudaine panique devant ces inconnus qui tuaient sans esquisser le moindre geste, il s’était planqué, bien décidé à se faire oublier, bien décidé à rester là, immobile, jusqu’à ce que les tueurs s’en aillent. Il les suivrait ensuite à la trace, pour trouver un moment propice, pour… Enfin, il verrait bien. Peut-être aurait-il sa chance, cette chance qu’on n’avait pas accordée à son vieux copain. Son vieux pote. Ses yeux s’embuèrent au souvenir du crime dégueulasse. Peut-être, au fond, Tronche n’était-il pas vraiment mort, seulement un peu sonné ; après tout, il n’avait pas bien vu, tout s’était passé si vite… mais, pour toutes les richesses de la Ville, il ne se serait pas relevé, au risque de se découvrir et que, à lui aussi…

          Il hurla de terreur, un cri vite étouffé par le gant ferme qui venait de s’appliquer sur sa bouche. Il essaya de se dégager mais la prise était imparable. Lime ferma les yeux, au bord de l’évanouissement, mais les rouvrit presque aussitôt en sentant l’étreinte se relâcher. Un soulagement abject envahit soudain tout son corps quand il reconnut Jacmo. Une chaleur humide dégoulinait sur ses jambes et il se rendit compte que, dans sa terreur, il s’était uriné dessus. Heureusement, l’homme ne le regardait pas : il fixait avec attention le groupe des étrangers qui se renfonçait dans l’ombre du hangar mais il avait encore un doigt sur sa bouche, un doigt qui signifiait sans la moindre erreur qu’il ne tolérerait pas un bruit, pas un mouvement de la part de Lime qu’il venait ainsi de surprendre. Une ombre sur la droite et silencieusement Lady vint se ranger aux côtés de son chef. La métamorphose de ces deux-là était incroyable. Lime avait toujours connu un Jacmo gueulard et emporté, qui hurlait avec les grands gestes de ceux qui promettent sans jamais tenir, une sorte de fanfaron lugubre : c’était à présent un chasseur, un tueur. Et de la pire espèce, de celle qui ne lâche jamais prise. Mais ce qui éberluait Lime et le faisait frissonner de crainte, c’était la femme. Elle était devenue méconnaissable, loin de la silhouette gloussante que, la veille encore, il palpait dans l’obscurité sans arriver à la saisir vraiment. Les yeux durs et précis qui scrutaient les distances et évaluaient les possibilités, les lèvres pincées et froides, le visage attentif au moindre signe de vie, la précision des gestes, l’économie des mouvements, tout en elle évoquait à présent la bête fauve qui retrouvait son terrain de prédilection : la guerre et la mort. Jusqu’à ce demi-sourire à peine ébauché qui flottait sur sa bouche et qui révélait tout le plaisir qu’elle prenait à participer à cette chasse inattendue. Lime comprenait tout à coup pourquoi ces deux-là avaient si longtemps fait route ensemble et, à les voir côte à côte, il ne donnait pas cher des étrangers, tout puissants qu’ils paraissaient être. Il releva le torse : lui aussi était un tueur et il allait le leur montrer. A tous.

         Les étrangers avaient disparu dans l’ombre protectrice du bâtiment depuis plusieurs minutes. Plus rien ne bougeait. Jacmo se redressa et, d’un signe de tête, il indiqua à ses compagnons, qu’il fallait déguerpir pour ne pas être à leur tour pris à revers pour le cas où leurs ennemis auraient dispersé leurs forces. C’est seulement alors que Lime aperçut l’étrange engin que Jacmo tenait de sa main droite abaissée. On aurait dit une espèce d’instrument de musique comme ceux qu’il avait vus longtemps auparavant dans une vieille bâtisse qu’il explorait et que, en riant, il avait fracassés contre les murs. Par pur plaisir de briser les symboles d’un passé qu’il ne comprenait pas, qu’il ne voulait pas comprendre. Pour qu’ils ne servent plus à personne bien que leur état de délabrement avancé lui avait fait douter que cela fut encore possible. A l’époque, la vieille, qui avait des lettres, lui avait expliqué que, dans les temps anciens, des gens s’amusaient à en sortir des sons qui faisaient plaisir à l’oreille. Lime avait haussé les épaules devant tant de stupidité. C’était un instrument comme ça que tenait Jacmo. Devant son regard qu’elle venait de surprendre, Lady, lui chuchota une explication :

              - C’est une arbalète, connard. Une espèce d’arc, en bien plus puissant, qui expédie des flèches vachement loin.

        Elle ricana.

              -Tronche sait bien ce que c’est, lui qui en a reçu une en plein cigare…

        Et devant le regard interdit de Lime, elle crut bon d’ajouter :

              - Ben oui, fallait bien ça ou cette crevure nous aurait balancés aux autres. Comme ça, on est sûrs au moins qu’y causera plus, c’te vieille charogne. D’ailleurs…

              - Vos gueules, vous deux ! murmura Jacmo, l’œil mauvais. On causera plus tard de c’te merde. Pour le moment on s’arrache. J’aime pas du tout ce putain de silence…

        Le trio, par petits bonds successifs, s’enfonça dans les ruines.

     

     

         Blois, pourtant, avait pris ses précautions. Il avait mûrement réfléchi son mouvement parce que la rencontre fortuite avec le grand type qui les surveillait, et plus encore, la manière dont les autres – probablement ses amis – s’étaient débarrassés de lui, lui avaient fait comprendre qu’ils avaient cette fois affaire à forte partie. Impossible, en effet, de prétendre être opposé à quelque inoffensif habitant des ruines ou à quelque charognard solitaire qu’on surprend tandis qu’il cherche sa pitance. Blois était au contraire persuadé d’être face à une bande organisée, des gens qui ne reculaient pas devant l’assassinat d’un des leurs afin d’éviter que leurs ennemis ne recueillent trop de renseignements sur leur compte. Il pouvait comprendre cela. Lui, ou l’un quelconque des soldats du village, aurait pu être amené à agir de la sorte. Ce n’était pas ça qui l’ennuyait : ce qu’il redoutait à présent, c’était l’état d’organisation certain que sous-tendait des actions brutales de ce genre. Pour la première fois, il s’était dit que Lermontov, peut-être, avait trop présumé de leur force, qu’ils s’étaient un peu trop éloignés de leurs bases et surtout trop dispersés. Organiser cette sorte de battue en se divisant en plusieurs groupes, soit !, mais pour piéger des isolés, des inorganisés. Mais là ? En conséquence, que décider ? Fallait-il attendre l’arrivée de Lermontov ? Et s’il passait par un autre côté ? Dans cette ville mal connue, aux rues défoncées et encombrées de multiples débris, aux maisons parfois éboulées, avec cette végétation qui envahissait tout et qui, malgré l’hiver et la neige, restait omniprésente, il était si facile de se rater, de passer les uns à côté des autres sans se voir. L’utilisation des sifflets était devenu dangereuse car signalant aux autres aussi leurs positions. Alors fallait-il avancer jusqu’au point de ralliement primitivement fixé ? Avec cette bande qui les attendait certainement, qui les surveillait peut-être encore ? Se diviser ? Mais dans ce cas ils feraient des cibles faciles dans ces éboulis de pierres qu’ils ne connaissaient pas et qui étaient le terrain de chasse des autres. Blois se rendit compte que la donne avait changé ; à présent, c’était eux le gibier… à moins… à moins qu’il ne débloque totalement et qu’en définitive tout cela ne soit que le jouet de son imagination. Pourtant, la flèche…

         Il se tourna vers Lydia qui attendait tranquillement qu’il eut pris sa décision mais lorsqu’elle croisa son regard, la jeune femme comprit instantanément que son chef doutait, qu’il souhaitait avoir son avis.

              - Faut dégager, Blois, ça pue ici.

         Blois fit un signe de la main et le petit groupe s’ébranla. La direction était facile à suivre : vers le nord, vers l’immeuble qui dominait toute la ville et où la jonction devait s’opérer avec les autres. Avant, toutefois, et Blois revoyait parfaitement la carte de Lermontov qu’ils avaient si patiemment étudiée, il restait un obstacle de taille à négocier : une douzaine de rues, assez étroites, puis trois centaines de mètres d’une avenue plus large, enfin la place, immense, où des dizaines de carcasses de voitures surnageaient dans une mer de broussailles et d’arbustes désossés par le froid. En été, une forêt vierge mais, sous la neige, autant d’autres pièges mortels. Cela, il le savait par un de leurs éclaireurs des semaines précédentes. Pourtant, il n’existait pas d’autres chemins, sinon détournés et inconnus, c’est-à-dire générateurs de mort. A coup sûr.

         Le petit groupe avançait vite. Par légers bonds successifs et toujours avec un éclaireur en pointe, le plus souvent Caspienne dont le regard fixe et le visage fermé donnaient l’impression aux autres qu’il avait vécu comme une injure personnelle l’assassinat du prisonnier qu’il était en train d’interroger. A l’angle de l’avenue, en fait une rue plus large que les autres mais dans laquelle les débris de toutes sortes paraissaient avoir été accumulés comme à plaisir, ils firent une halte prudente, d’autant plus prudente que, depuis leur départ du hangar, ils n’avaient pas perçu le moindre mouvement. La neige ne tombait plus et il n’y avait pas une once de vent. On aurait pu se croire sur une de ces planètes désolées comme celles qui étaient décrites dans les livres que Blois enfant lisait avec tant de délectation. En revanche, eux laissaient des traces bien visibles mais Blois ne doutait pas que cela n’avait aucune importance tant il restait persuadé que les autres, quels qu’ils soient, savaient à la seconde près où ils se trouvaient. C’était leur territoire et ils n’espéraient sans doute que le moment propice, le moindre relâchement, pour fondre sur eux de la manière la plus inattendue. Lydia s’était accroupie à l’angle de la rue, le long de ce qui avait jadis été un hôtel, du moins était-ce ce que l’on pouvait déduire des restes à moitié calcinés d’une entrée où se devinaient encore un semblant de comptoir et un escalier ruiné. La jeune femme était à demi dissimulée par un panneau indicateur étrangement bien conservé pour l’endroit. Blois pouvait encore y déchiffrer : « Co.… .entre,.usée des …..lin… ». Cela, bien sûr, ne voulait plus rien dire mais, curieusement, Blois en ressentait comme une tristesse, l’idée dérangeante que ce qui était devenu un enfer de misère et de souffrance avait jadis abrité des vies paisibles : des gens comme eux s’y étaient promenés, y avaient parlé et ri, et cela sans peur et sans contrainte. C’était fou de penser à ça, ici et dans ces circonstances. Blois secoua la tête, comme pour chasser ces idées absurdes, et décida de se concentrer sur l’espace qui s’étendait devant eux. Un peu plus loin, on devinait un des côtés de la grande place évoquée sur le plan.

         Le grand immeuble n’était plus très éloigné et on pouvait déjà en distinguer les détails, le verre brisé des façades, invisible de loin. Ils attendirent un long moment, immobiles et silencieux dans le froid qui se faisait incisif. Serp était contre eux, debout sur ses quatre pattes malgré l’attente et son regard méfiant épiait toutes choses. Enfin, Blois leva la main et, avec la prudence exacerbée de ceux qui quittent le couvert pour s’exposer à la clarté du vide, ils avancèrent lentement, à demi courbés mais les yeux aux aguets, les oreilles attentives au moindre bruit. Il fallait escalader des débris de ferrailles, de verre, de pierres que la neige, en les cachant à moitié, rendaient d’autant plus dangereux. Ils mirent presque une demi-heure pour franchir ces quelques dizaines de mètres car leurs haltes furent nombreuses, longues parfois puisqu’il fallait deviner les obstacles immédiats à franchir. Pour la première fois depuis leur départ du village, Blois avait sorti son revolver et avait pris le soin de l’armer dans le silence absolu.

         Ils atteignirent enfin la place qui se composait de deux parties, l’une relativement découverte en ce sens qu’on n’y apercevait que la végétation, monstrueuse à présent, d’un ancien parc organisé autour d’une statue colossale dont on devinait sous les branches rabougries des plantes le corps de pierre de celui qui était jadis honoré, tandis que l’autre était la jungle de fer effectivement décrite par l’éclaireur. Blois comprenait à présent qu’il s’agissait d’un immense parking de ces caisses de tôle mobiles qu’on appelait, il n’y avait pas si longtemps, des voitures : il avait lu quelque chose jadis sur ces endroits bizarres et, une fois de plus, il s’interrogea sur la manière dont les gens qui s’en servaient pouvaient bien arriver à les déplacer. A voir cette accumulation de ferrailles, cela devait demander des jours pour les bouger toutes. La neige recouvrait cet ensemble surnaturel et, par endroits, émergeant du métal, on voyait un arbre, des arbustes, des ronces, tout un monde végétal qui, l’été, devait éclater pour retrouver ses droits. Ici, pensa Blois, même les choses se disputent le plus petit morceau de terre pour survivre. Mais ses yeux experts évaluaient également les caches potentielles, les pièges, les recoins où pouvait se dissimuler le danger, les obstacles qui obligeraient à rebrousser chemin, les raccourcis possibles, soupesaient enfin les itinéraires envisageables. Dans l’ombre d’un édifice écroulé et à la fonction impossible à déterminer, il échangea quelques brèves paroles avec Lydia.

               - Faudra faire vite. J’aime pas cet endroit. Faudra aussi passer ensemble, murmura-t-il à sa compagne.

         Ce fut Camille qui lui répondit d’un murmure.

             - Le dogue ira devant, si tu le veux, Blois. Il peut chercher le meilleur chemin. Il saura aussi avant nous si les autres sont là…

                 - J’aime ça, chuchota Lydia, c’est une bonne idée.

                 - Alors, on attend encore un peu et on y va.

         Blois fit signe aux deux autres soldats.

            - Caspienne ira devant, juste derrière le dogue, ajouta-t-il, et moi et Scorpion, on fermera la marche. Gardez vos armes à la main et surveillez bien où vous mettez les pieds. Attention aux glissades avec le gel. Dans pas longtemps, la nuit commencera à venir : faudra être passés…

         Ils avancèrent. Lentement, avec difficulté et méfiance. Plus question de se séparer et d’envoyer des éclaireurs. Ils devaient rester groupés pour ne pas se perdre, Blois, à voix basse, avait insisté sur ce point qu’il jugeait fondamental. Seul le chien, à quelques mètres devant eux, furetait, reniflait chaque objet suspect à son odorat amoindri par la neige. Parfois, rapidement, il grattait la terre gelée puis, remuant la queue une fois ou deux, il continuait pour signifier que tout paraissait normal. De temps à autre, il se retournait vers sa maîtresse pour s’assurer de sa présence et Camille le rassurait d’un claquement de langue presque inaudible. Ils avaient presque franchi la moitié du périmètre lorsque Serp stoppa brutalement, à l’entrée d’une faille étroite entre deux monceaux de voitures désarticulées. Le chien avait redressé la tête et humait l’air glacé. Camille toucha la manche de Blois et murmura :

             - Il y a quelque chose. Quelque chose d’anormal. Le dogue a trouvé une piste…

         Blois fit un signe de la main et tous s’arrêtèrent

             - En cas de problème, pas de quartier, murmura-t-il. Si nous sommes séparés, on se retrouve où vous savez…

         Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Jaillissant des ruines, des silhouettes se jetèrent sur eux. Avant de le voir, Blois perçut dans son cou le souffle puissant d’un homme qui le jeta à terre. Il s’efforça désespérément de se dégager, de repousser la lame qui visait sa gorge. Il réussit à bloquer le bras de son assaillant. Le visage de l’autre était à quelques centimètres du sien. Il pouvait distinguer chaque fil de sa barbe, les yeux rougis et écarquillés, les dents gâtées de la bouche ouverte qui luttait pour aspirer l’air. Tout se passait pourtant très vite mais donnait l’impression d’un temps suspendu, où chaque geste allait comme au ralenti, dans un silence presque total. Du coin de l’œil, il crut distinguer ses compagnons qui luttaient eux aussi, pourtant, malgré la lumière encore forte du jour déclinant, le paysage déchiqueté ressemblait maintenant à un théâtre d’ombres où l’on ne pouvait plus reconnaître personne. Blois grogna dans l’effort mais l’autre gagnait imperceptiblement. Dans quelques instants, la lame frôlerait la peau de son cou et Blois percevait à présent toute la douleur de son bras de défense. C’est alors qu’il se souvint du revolver qu’il n’avait pas lâché. Son canon était posé tout contre le thorax de l’homme et il essaya d’appuyer sur la gâchette mais rien ne se produisit. Il comprit tout à coup que les doigts de son gant, tire-bouchonné lors de l’assaut, lui faisaient obstacle. Il hurla de rage. Il arriva à desserrer légèrement l’étreinte et, comme en réponse à son effort démesuré, le bruit assourdissant de la détonation lui donna l’avantage qu’il cherchait. L’homme eut un soubresaut et se redressa. Ses yeux encore plus agrandis par la surprise restaient fixés sur Blois, dans une dernière bouffée de haine. Un sang très rouge, ultime tâche de couleur dans la grisaille, jaillit de sa bouche tandis qu’il basculait lentement en arrière.

         Sonné, Blois n’eut que le temps de se relever pour faire face à un bizarre petit homme qui se dressait face à lui. Ce nouvel assaillant, probablement attiré par le bruit de la détonation, tenait à la main droite une tige de fer effilée, une espèce d'épée étrangement tordue, contre laquelle Blois comprit qu’il ne pourrait rien. Pourtant, l’homme ne s’approchait pas. Il tournait autour de sa victime comme pour chercher le meilleur angle d’attaque, sans se décider néanmoins. Pour la deuxième fois, Blois repensa au revolver et il comprit l’hésitation du petit homme. En souriant, il leva l’arme à feu et l’homme à l’épée tordue poussa un cri suraigu avant de se jeter à l’ombre d’une tôle. Blois n’eut aucune envie de le déloger. Il était encore épuisé par sa lutte et il tourna la tête. Plus personne. Soit, en se battant avec le grand barbu, il avait dérivé sans s’en rendre compte, soit son groupe avait avancé sans lui. La blancheur. Le silence. Et lui au centre de tout ça. Il se jeta à couvert. Enfoui sous une planche jetée entre deux voitures, il tenta d’évaluer la situation. Impossible de savoir les dégâts causés à son groupe. Tout au plus pouvait-il se réconforter en se disant qu’il n’apercevait aucun cadavre de ses amis. Mais cela était également vrai pour les autres : le seul reste visible de l’échauffourée était le corps figé de son premier assaillant qui, déjà, commençait à geler.

         Blois évalua les distances. Il se trouvait à mi-chemin de ce qui était peut-être – mais il n’était plus sûr de rien – le salut. Impossible d’attendre dans ce désert mortel. Il devait retrouver les autres. Lentement, à moitié courbé, les yeux aux aguets du moindre mouvement, il avança lentement, prenant le temps d’estimer le meilleur chemin, les pièges éventuels, les caches possibles. En dépit de son revolver, il savait que, repéré, il aurait peu de chances. Parfois, il croisait des traces de pas impossibles à identifier mais, une fois, il distingua les empreintes caractéristiques d’un chien. Elles étaient bien visibles, au milieu de traces d’hommes, et il sut qu’il allait dans la bonne direction. Comme c’était presque à la périphérie de la place, en direction du grand bâtiment, son cœur se gonfla de joie de savoir que, selon toute probabilité, ses soldats, en tous cas certains d’entre eux, avaient réussi à passer. Arrivé en bordure du parking, il s’accroupit plusieurs minutes dans une immobilité totale. Il cherchait à distinguer au delà de l’ancien trottoir, de l’avenue, jusqu’au bâtiment de verre qui dressait son imposante silhouette, tout proche. Blois hésitait à se découvrir mais que faire d’autre ? La nuit arrivait cette fois pour de bon et elle viendrait vite. À peu près un millier de battements de cœur, c’est-à-dire un quart d’heure selon les comptes d’avant, et il commencerait à ne plus voir son chemin. Il soupira, serra fermement son revolver dans la main gauche et son poignard cranté dans la main droite puis il s’élança. Il avança rapidement, courbé, profitant des moindres objets un peu conséquents pour s’abriter. Quelques mètres encore, un dernier saut à découvert, et il pourrait ramper le long du mur jusqu’à l’entrée de l’immeuble où les autres – cela ne pouvait pas être autrement – l’attendaient.

        Une douleur effroyable lui vrilla son bras gauche, immédiatement paralysé. Il entendit le revolver qu’il venait de lâcher rebondir sur le sol. Incrédule, il se rendit compte qu’une flèche identique à celle qui avait tué son prisonnier plus tôt dans la journée – mais cela lui paraissait si lointain – lui traversait le bras gauche de part en part. Emporté par son élan, il rebondit contre le mur et sans attendre il le longea avant de s’accroupir à l’angle. A cause de la douleur insupportable, il n’hésita pas à arracher la flèche. Il faillit perdre connaissance devant la souffrance mais réussit, cassé en deux, à reprendre son souffle. Il ne pouvait pas voir sa plaie de laquelle le sang coulait en abondance. De sa main valide et des dents, il arriva à constituer un garrot avec son foulard. Le froid l’engourdissait et il ne voyait plus très distinctement. Ne pas rester là. Bouger. Avec peine, il reprit son poignard et se releva. Il avança le long du mur pendant ce qui lui parut des heures interminables avant de s’apercevoir qu’il s’était engagé du mauvais côté : l’entrée principale, le lieu du rendez-vous, se situait à présent de l’autre coté du bâtiment. Il était en sueur, sa fatigue était extrême mais il se mordit les lèvres jusqu’à les faire saigner et reprit sa marche hésitante. La voix le fit sursauter.

              - Mais c’est qu’il est revenu, mon p’tit pote. Gentil comme tout, ça. Approche donc que j’te montre un truc marrant. C’est un pique-feu qu’y z’appellent ça, les mecs. Allez, approche, mon p’tit pote, faut pas avoir peur…

         A un mètre de lui, le petit homme à l’épée tordue lui souriait de ses dents pourries. D’abord, Blois ne s’étonna pas, ne s’inquiéta pas. Il était trop fatigué pour ça. Quelque temps auparavant, il avait déjà fait face à ce gnome improbable et il n’avait eu aucun mal à le mettre en fuite. Mais le souvenir du revolver perdu – il crut entendre à nouveau le bruit de métal sur le sol gelé qu’il associait maintenant très exactement à la douleur de son bras - et sa faiblesse actuelle lui soufflaient qu’il lui faudrait cette fois-ci fuir loin, très loin, de la petite crapule. Dire qu’il ne lui aurait fallu qu’un tout petit peu plus de temps pour se fondre dans la nuit complète  !

         Lime souriait : sa chance était là, devant lui, la possibilité pour lui de montrer aux autres qui il était vraiment, un des meilleurs, le plus grand peut-être, puisqu’il venait de coincer celui qui, à l’évidence, était le chef de la bande des envahisseurs de leur territoire. Mais Lime ne se pressait pas. Il se méfiait toujours de la silhouette effondrée contre le mur. Il distinguait bien le bras ballant et, sur le sol, la tache noire du sang qui gouttait ; il entendait le souffle court de l’homme et s’amusait de ses efforts dérisoires pour se redresser… Et puis, tout à son grand malaise, le salopard ne brandissait plus le pétard de tout à l’heure. Mais il devait rester prudent, attentif, sérieux. Il s’approcha encore un peu et la crevure par terre ne bougeait toujours pas. A présent, Il voyait parfaitement le bras blessé, inutile, et l’autre, nerveux, agrippé au mur dans cet effort misérable pour se relever. Sûr de lui qu’il était à présent, Lime. C’est chouette d’être le vainqueur, se répétait-il, mais c’est pas un hasard. C’est parce qu’il est plus intelligent que les autres. Car c’est lui, lui tout seul, qui a su retourner la situation ! Maintenant, il y avait autre chose : Lime s’était pris au jeu ; il tremblait d’excitation et de plaisir anticipé. Lui, Lime, un vainqueur  ! Un géant  ! L’étoffe d’un chef ! Il était transporté, comme drogué par sa victoire imminente. Il faisait partie des héros, il le sentait par tous les pores de sa peau. Presque un surhomme. Il savourait chaque seconde de son triomphe. Maintenant, il comprenait enfin tout le plaisir, toute la joie intense que pouvaient éprouver Lady et les autres pour les chasses de ce genre... Évidemment qu’il n’était pas le plus fort, physiquement parlant. Il laissait ça à Jacmo et à des types de son acabit. Mais lui, il était le plus smartie. La preuve, il avait su ne pas s’exposer durant les combats, brefs mais violents qui venaient d’avoir lieu. Il avait su garder son sang-froid, se ménager et réfléchir. Attendre. Voir venir. Et ramasser la mise. Car le chef des autres, c’était pour lui !

         Il passa une langue gourmande sur ses lèvres sèches et fit un pas. L’autre ne bougea pas. Encore un pas. Dans la pénombre du début de soirée qui commençait à pointer, Lime entendait le halètement du type et il apercevait la masse sombre de son corps recroquevillé. Allez, un bon coup de pique-feu dans l’œil et il pourrait traîner le radac dans un endroit tranquille. Pour s’emparer du revolver que le mec avait sûrement dans sa poche mais aussi, peut-être bien, d’autres richesses, qui sait ? Puisque c’était le chef des autres, enfin, merde ! Après, le montrer, le bonhomme – où ce qu’il en resterait – à ses potes. Pour qu’ils admirent bien tranquillement ce qu’il savait faire.

         Il lui fallait toutefois se décider : la nuit tombait vite. Lime décocha un coup de savate à la forme avachie et sauta immédiatement en arrière. Mais à part un grognement, le mec n’avait pas bougé, pas fait le moindre geste, rien tenté. Lime attendit une à deux minutes supplémentaires. Normal. C’est comme ça que font les vrais chasseurs qui savent attendre le moment propice puis il se décida. Il leva son tisonnier pour viser la tête qu’il devinait inerte dans l’ombre et s’élança.

         La forme effondrée parut soudain grossir et Lime se rendit compte que le type avait sauté en même temps que lui et venait brutalement à sa rencontre. Emporté par l’élan qu’il s’était donné, Lime ne put l’éviter et le reçut de plein fouet. Le choc l’envoya valdinguer, lui, le plus petit, contre le pilier du mur et il entendit dans le même temps le pique-feu qu’il avait lâché rebondir quelque part sur sa droite. Le temps de se relever et il n’y avait plus personne. Incroyable ! Impensable ! À perdre la raison  ! Si près du coup final  ! Non, non… Seule la tache noire poisseuse qu’on devinait encore témoignait de ce que le salopard avait bien existé. Sans se soucier de son environnement, Lime se mit à hurler de rage et de déception. Dégueulasse ! Infect ! Pourri ! C’était pas juste ! Un scandale  ! Un putain de mauvais sort  ! Non, non, pas possible, pas juste  ! Il se mit à tournoyer sur lui-même comme un automate soudain désarticulé, projetant ses bras inutiles dans le vide et décochant des coups de pied dans l’obscurité hostile. Crevure ! Paf, j’t’aurai ! J’te f’rai bouffer tes couilles de gonzesse. J’te crèverai tes putains de z’yeux. Ziiip. Et tu prendras ça dans ta sale gueule. Flaff ! Et ça. Et ça. Et encore ça ! Tiens pour toi, salope de mes deux !

         Dans son égarement, Lime sentit rouler quelque chose sous son pied droit. Son pique-feu ! Son vieux copain à lui. Une seconde plus tôt, il était tout nu et voilà qu’il se sentait revivre. Il tomba à genou, embrassa la mince tige d’acier, pleurant à chaudes larmes, essuyant sa morve du revers crasseux de sa veste. Puis il resta immobile un long moment, lové sur son arme. Enfin, il se redressa lentement dans la nuit et regarda l’obscurité d’un œil mauvais. Il huma l’air à la recherche d’un signe, d’une odeur. Rien. L’haleine glacée de l’hiver. Pas le moindre bruit non plus. Il était seul. Le froid perçant le fit frissonner mais il ne le remarqua même pas. La chasse continuait.

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