• chapitre sept

     

     

        - Tu vois, d'ici, on a un excellent poste d'observation. Difficile de s'approcher du Village sans être repéré. En tout cas, un groupe important, conclut Blois avec un geste du bras.

         Ils se trouvaient sur une petite placette, à l'extrémité ouest du village, sorte de décroché parmi les maisons dont les murs extérieurs surplombaient la plaine et la rivière qu'ils voyaient miroiter par intermittence.

              - C'est pour ça que les premiers d'entre nous ont choisi cette petite ville fortifiée. Difficile à prendre. Non, le problème, c'est les champs et les vergers autour.

    Blois s'adressait à Camille qui semblait perdue dans l'évaluation du site. Il ne pouvait voir d'elle que son profil. Elle était vêtue d'un épais manteau de laine noir qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Ses cheveux blonds qu'elle laissait pousser tombaient sur ses épaules et, de temps en temps, elle les secouait d'un mouvement inconscient de la tête. Elle paraissait tranquille, acceptant en apparence ce qui était pour elle une captivité probablement insupportable. Peut-être était-elle à ce moment précis en train d'évaluer ses chances d'évasion et peut-être s'ingéniait-elle à repérer le chemin qui lui permettrait de s'enfuir. Blois haussa les épaules. La jeune fille, ayant deviné son geste, tourna les yeux vers lui, l'observa calmement de son regard lumineux puis retourna à sa contemplation.

    - Camille comprend, murmura-t-elle.

    C'était à peu près les seuls mots qu'il lui entendait jamais dire. Impossible de savoir s'il faisait des progrès dans ses tentatives de lui faire accepter ce qu'on attendait d'elle. En surface, elle ne semblait plus hostile. Elle suivait sans se plaindre ses geôliers et ne discutait jamais leurs ordres et leurs recommandations. C'était précisément cela qui souciait Blois, cette passivité, presque cette nonchalance, qui cadraient si peu avec ce qu'il avait appris d'elle dans les premiers temps. Comment et surtout à partir de quand lui faire confiance ? Lermontov ne faisait aucun commentaire mais Blois pouvait comprendre que cela ne durerait pas. Tôt ou tard, il faudrait aviser.

    - Allez, Camille, on retourne.

    Elle se tourna docilement vers lui et lui emboîta le pas. Scorpion, le soldat qui était assigné à la garde de Camille, toujours à quelques mètres derrière elle, les suivit en sifflotant. Ils parcoururent en silence la petite rue en pente qui conduisait à la chambre où elle était maintenue enfermée en dehors de ses heures de promenade. Ils croisèrent en chemin Jeandot et Perce-Neige, deux des soldats de Launois. Brefs saluts de tête, pas de commentaire. Blois ne chercha pas à savoir mais il était persuadé que les deux hommes s'étaient retournés sur eux et les regardaient s'éloigner. Ça aussi, c'était un problème. La fille était naïve et ne se rendait absolument pas compte de l'effet qu'elle produisait sur certains villageois. Naïve à moins que ... Non, naïve, croyait Blois, inconsciente de son apparence. C'était à lui d'empêcher un incident. Il avait assez prévenu tout le monde : la fille, pour l'instant, était une tueuse, sous haute surveillance. Sa formation n'était pas achevée. Gare à celui qui l'approcherait sans raison. Camille s'avança dans le hall du pavillon et s'arrêta devant la lourde porte de chêne. Scorpion sortit la clé tandis que la jeune fille se tournait vers Blois, affichant ce demi-sourire habituel qu'il n'arrivait pas à interpréter, puis elle disparut dans l'obscurité de la pièce.

    - Tu as encore suffisamment de bougies ? jeta Blois.

           Il attendit deux à trois secondes mais comme elle ne répondait pas, il fit un signe de tête au soldat. Claquement de porte. Cliquetis de serrure.

    Si Blois, au tout début, avait trouvé amusant, en tous cas stimulant, de former sa prisonnière, ce n'était certainement plus le cas. La fille le mettait mal à l'aise. Il ne la comprenait pas. Il n'arrivait pas à savoir ce qu'elle pensait, comment elle risquait de réagir. Blois détestait ça. Il avait horreur de l'imprévisible, de l'inconnu, de l'hypothétique. Bien fait pour ma gueule ! pensa-t-il. Ça m'apprendra à vouloir faire compliqué. Il se retourna vers Scorpion qui attendait sans impatience.

    - Demain, au lever du jour, cracha-t-il avant de tourner les talons.

     

     

    Blois fut heureux de se retrouver en opération avec ses hommes. Depuis qu'il était en charge de la fille sauvage, il n'était pas sorti du village. En tout cas, rien qui valait la peine d'être noté. Il ne s'en plaignait pas puisque c'était prévu. D'une certaine manière, en la ramenant au lieu de l'éliminer, c'était lui qui s'était mis en avant. Mais il y avait eu le meurtre de Cavier, un pauvre vieux qui ne demandait rien à personne. Assassiné atrocement à coups de couteau ou plus vraisemblablement de serpette pour quelques poules et un canard. C'était absurde. Le vieux était à moitié infirme et n'aurait pas cherché à s'opposer au vol : pourquoi l'avoir tué sinon par pur plaisir, par sadisme ? Cavier n'était pas quelqu'un du Village mais plutôt un vieil original qui, vivant dans sa périphérie et  moyennant quelques services mineurs, bénéficiait de sa protection relative. Jusqu'à ce jour. Lermontov en avait été vert de rage et, après une réunion houleuse au cours de laquelle il avait quasiment accusé les uns et les autres de laisser-aller, il avait donné l'ordre que ce crime ne reste pas impuni. D'où l'expédition. Et le nouvel enfermement, pour deux jours au moins, de Camille. Ce qui, pensa, Blois serait peut-être une bonne chose et l'amènerait à se livrer un peu plus. Enfin, on a le droit d'espérer, essaya-t-il de se convaincre. Lydia, qui était à ses côtés, se pencha doucement vers lui. Il pouvait sentir son odeur et, comme toujours, il en fut troublé mais son visage, aussi bien contrôlé que celui d'une statue de pierre, ne risquait pas de le trahir. D'une voix presque indistincte, elle chuchota :

    - Ils sont trois, peut-être quatre. Launois doit être arrivé de l'autre côté.

    Blois acquiesça en silence puis, prenant la jeune femme par le bras, il avança doucement avec elle à travers les feuillages, en direction du foyer minuscule qui ne devenait visible que lorsqu'on était pratiquement dessus. Mais, l'habitude et l'expérience aidant, les soldats du Village avaient d'autres moyens de repérage. Ils avaient été presque immédiatement sur la piste des rôdeurs qui ne devaient guère se douter de l'Organisation qui s'était lancée à leur poursuite. Blois avait senti l'odeur du feu longtemps à l'avance, de même que Lydia vraisemblablement, et tous deux n'avaient plus eu qu'à avancer lentement, dans le silence de la nuit tombante. Les rôdeurs s'étaient crus avisés en choisissant de dresser leur campement dans la cour envahie de ronces d'une ancienne ferme depuis longtemps détruite. Fatale erreur, pensait Blois car, s'ils étaient relativement peu visibles de loin, une fois repérés, il leur était difficile de s'enfuir.  Blois et Lydia attendirent tranquillement que les autres se soient mis en place. Launois et Lermontov seraient sans doute bientôt prêts. De fait, ils entendirent le sifflet lointain d'un des soldats de Launois prévenant de l'imminence de l'assaut. Blois siffla à son tour doucement. Les rôdeurs avaient entendu cette étrange musique et, tous mouvements soudain suspendus, ils tendaient l'oreille, intrigués. Ils n'eurent pas le temps de se rendre compte. Venus de la nuit, des silhouettes inidentifiables leur sautèrent dessus et leur tranchèrent la gorge en quelques secondes. Une pure opération de routine, pensa Blois ; ces barbares ne sont décidément pas à la hauteur de leurs saloperies. Et c'est tant mieux mais que tout cela ne nous donne pas un sentiment de trop grande facilité. Un jour, on tombera peut-être sur plus forte partie. Il faudra que j'en dise deux mots à la prochaine réunion de groupe.

    Lydia était revenue. De son groupe, c'était elle et Caspienne qui avaient été désignés pour l'élimination.

    - Lermontov dit qu'il vaut mieux rester ici pour la nuit, rapporta la jeune femme.

    Blois approuva sans un mot. Plus tard, alors qu'il accomplissait son tour de veille, il prit une décision. Il en avait assez de l'incertitude dans laquelle les tenait la fille sauvage. Dorénavant, il lui faudrait choisir. Ou elle s'intégrait immédiatement, ou elle disparaissait. Ils n'avaient pas de temps à perdre, l'opération de ce soir démontrait s'il en était besoin que l'énergie des Villageois devait avant tout se concentrer sur le monde extérieur. Il espérait que la fille comprendrait, qu'elle avait déjà compris. Sinon tant pis. On avait besoin d'elle mais il n'était plus question de perdre encore du temps. Il toucha du coude Lydia qui était allongée contre lui et dont il savait qu'elle ne dormait pas. Il lui expliqua ce qu'il attendait d'elle : il était sur le point de lâcher Camille dans le Village et il souhaitait que, jusqu'à nouvel ordre, Lydia couvre Scorpion, le garde normal de la fille. Sans que ni lui, ni la fille, ne s'en rendent compte. Il savait qu'elle en était parfaitement capable. Si elle devait s'apercevoir que la fille sauvage était sur le point de s'enfuir ou, pire encore, qu'elle présentait d'une façon ou d'une autre une menace quelconque pour la communauté, qu'elle l'élimine. Si lui, Blois, n'était pas présent, il lui donnait carte blanche. Lydia hocha la tête en le regardant avec attention. Dans la nuit, faiblement éclairés par les braises qui rougissaient encore, ses yeux, habituellement d'un bleu très pur, apparaissaient à Blois d'un noir d'encre. Cela lui donnait un air étrange, insolite. Il se rendit compte qu'elle aussi il n'arrivait pas toujours à savoir ce qu'elle pensait.

     

     

     Lermontov - Mikaël Warens-Simonin de son vrai nom depuis longtemps oublié, même de lui - s'extirpa avec précaution du fauteuil dans lequel il était enfoncé depuis deux bonnes heures. Malgré tout, et comme il s'y attendait, la douleur se manifesta dans son dos pour descendre dans la fesse droite. Il émit un faible grognement et s'arrêta à mi-mouvement, le temps que le mal s'atténue. Il avait connu pire. Plusieurs fois, la douleur était descendue jusqu'à son pied, inexorable et taraudante, l'obligeant en pareil cas à rechercher une position antalgique quasiment introuvable. Les décoctions infectes de la vieille Craquette qui faisait office de guérisseur dans le Village ne l'avaient jamais aidé et il y avait renoncé depuis des mois au grand dam de l'intéressée. Il se contentait de subir en silence. Lermontov reprit son mouvement, presque soulagé, et vint se camper devant la grande cheminée où crépitaient les bûches. Il tendit les mains vers elles puis se tourna à demi pour exposer son dos encore douloureux. Il avait l'impression que cela lui faisait du bien. Enfin, en soupirant et en se secouant comme pour revenir à un présent maussade, il s'approcha de la table de chêne massif sur laquelle s'étalait la carte. C'était une vieille carte qui datait évidemment d'Avant et qui, par voie de conséquence, était devenue plus qu'approximative. Mais c'était le seul élément un peu tangible dont il disposait sur la Ville et il se devait de faire avec. La Ville. Peut-être le dernier témoignage de ce qu'il appelait les années-lumière. Jadis aussi peuplée qu'une termitière. Il y avait vécu, longtemps auparavant, quand il n'était encore qu'un tout petit enfant. Il n'en gardait pas de souvenirs véritables, seulement une impression de mouvements, de couleurs et, ce qui paraissait aujourd'hui incroyable, de sécurité. Il y avait si longtemps de ça. Mais ce qui était peut-être dans le temps - il n'en était plus sûr - un endroit paisible représentait à présent une nuisance insupportable. Une fois de plus, il détailla le plan, murmurant à voie basse les indications qu'il y déchiffrait péniblement. La Ville, c'était, Lermontov en était persuadé, la grande affaire du moment. Tant qu'elle ne serait pas nettoyée, le Village ne serait pas tranquille. Elle était située à trois heures de marche, c'est-à-dire à une quinzaine de kilomètres environ du Village suivant les anciennes mesures que Lermontov était encore un des rares à parfois utiliser. Elle n'était pas si étendue si on la comparait à d'autres villes situées un peu plus loin et qui, à ce qu'on disait, s'étendaient sur des kilomètres et des kilomètres. Ce n'était qu'un champ de ruines dont certaines, de manière surprenante, semblaient encore intactes ou presque. Un refuge pratiquement inexpugnable pour toute cette racaille qui, de temps à autre, venait piller les maigres possessions du Village laissées par force sans surveillance. Un réel problème qu'il faudrait bien, un jour ou l'autre, prendre en considération. Ce jour approchait, avait-il décidé. Il n'était plus tolérable de laisser les pauvres gens, comme le vieux Cavier, se laisser massacrer sans réagir. Trois meurtres en deux mois déjà. Mais comment procéder ? Impossible de ratisser ces rues délabrées et ces maisons aux trois-quarts détruites - et donc autant d'abris invisibles - dans une gigantesque partie de cache-cache mortelle. Pas question d'y mettre le feu ce qui était probablement impossible et ne résoudrait rien. Des représailles donc. Une opération punitive qui servirait d'exemple et de dissuasion. Rapide pour ne pas laisser le Village trop longtemps exposé mais brutale et meurtrière. La plus meurtrière possible et ce sans hésitation : il ne pouvait rien y avoir de bon là-bas. Le maximum de commandos disponibles. Au moins trente soldats. Lermontov y pensait depuis longtemps. Une action à préparer avec soin. Lermontov se redressa en grognant et se dirigea vers la porte. Il devait réunir ses lieutenants car il y avait tellement à discuter, à prévoir, à organiser. A présent que la décision avait mûri, que l'action s'imposait enfin, il était impatient d'en découdre.

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