• chapitre cinq

     

     

         Ce qui manquait le plus à Camille, c'était de pouvoir bouger. Pouvoir courir dans la forêt, observer la Nature, guetter les animaux, sentir le souffle du vent dans ses cheveux, respirer les enivrantes odeurs de la liberté. Immobilisée à demeure sur l'infect petit lit, elle dormait peu mais somnolait souvent. A deux pas de la conscience, elle vivait presque toujours les mêmes parties de chasse et les longs affûts au creux d'un buisson, cette activité d'une certaine manière insouciante qui avait jusque là expliqué son existence. Quand elle émergeait de ses rêves, engourdie et désespérée, elle regardait sans les voir les misérables murs qui lui servaient de prison. La nuit surtout, elle épiait chaque bruit, chaque mouvement de son univers sauvage qu'elle savait si proche et si inaccessible. Un soir, peu après le début de sa claustration, un orage terrible avait éclaté. La lumière du ciel en colère illuminait par instant, comme en plein jour, la petite pièce. L'eau venait s'écraser contre les fenêtres. Sous les éclairs, elle pouvait voir les gouttes ruisseler et se tortiller comme des vers de terre sur les restes de vitres et cogner contre les planches et les bandes de papier épais qui les complétaient. L'eau, infiltrée par de multiples interstices, avait envahi le plancher et les taches plus foncées qu'elle formait, visibles par à-coups, s'étendaient presque jusqu'au petit lit. Les narines de Camille palpitaient à l'odeur puissante de l'orage. Avant, quand le ciel exhalait sa colère, elle se pelotonnait dans le fond de la maison à observer le feu clair de la cheminée que, pour une fois, elle pouvait laisser aller à sa guise. Jamais elle ne sortait dans la pluie et les grondements de colère de la Nature. Elle faisait comme tous les autres animaux qui attendaient l'accalmie. Mais ce soir-là, dans sa prison, elle aurait donné un de ses bras pour sentir l'eau sur son visage. Elle espérait presque que le feu tombe sur le Village. Peut-être aurait-elle pu en profiter pour s'enfuir, elle ne savait comment. Mais le calme revint et elle était toujours attachée à son petit lit, dans le secret de sa solitude.

         Deux fois par jour, une femme muette venait lui apporter un peu de nourriture et d'eau avant de changer le seau. La femme ne prononçait jamais un mot et Camille qui n'aurait pas accepté de lui répondre mourait d'envie de lui poser une foule de questions. Mais la porte se refermait chaque fois sur le silence ininterrompu.

         Camille en arriva à perdre la notion du temps. Elle identifiait bien l'alternance des jours et des nuits mais sans être capable d'évaluer la durée de son enfermement. Autant, dans sa maison ou lors de ses longues traques, elle avait appris à compter avec précision les bêtes qu'elle repérait, les plantes qu'elle ramassait, l'état de ses réserves et même le temps qui passait grâce à la luminosité du jour, autant, dans cette atmosphère de peur et d'inconnu, son esprit se brouillait et la laissait dans l'incertitude. Elle avait l'impression que son état actuel durait depuis toujours, en tous cas depuis si longtemps que sa liberté perdue se confondait presque pour elle avec l'époque si ancienne de Lud. Souvent l'image de Serp venait la meurtrir. Elle se demandait ce que faisait et où était son compagnon. Peut-être rôdait-il autour du Village, scrutant désespérément la nuit à la recherche de sa maîtresse ? Un soir, elle entendit dans le lointain une succession brève d'aboiements rageurs, comme ceux que laissait échapper le puissant animal dans l'excitation d'une poursuite, mais elle n'était sûre de rien et elle se renfonça sur sa paillasse. N'était-ce pas plutôt un bruit imaginaire, une de ces voix de l'intérieur dont la mère lui disait jadis que leur seul but était de rendre fous ceux qui les écoutaient ? Elle se sentait dans un état étrange. Une partie d'elle-même était avidement à l'écoute du monde extérieur si impénétrable. Elle distinguait ainsi des bruits multiples et infimes, cris d'oiseaux éloignés, minuscules bourdonnements d'insectes, mouvements des Étrangers à plusieurs maisons de là, sons divers et à peine reconnaissables, tout un monde qui continuait d'exister sans elle et dont elle cherchait à capter la moindre palpitation. Mais une autre part de son être, de plus en plus pesante, tirait à l'inverse. Une voix dans sa tête lui soufflait que tout cela ne servait à rien, qu'elle ne reverrait jamais les collines qu'elle aimait si fort, qu'elle allait mourir parce que les Étrangers la tueraient dès qu'ils se rappelleraient son existence à moins qu'ils aient tout simplement décidé, par une de leurs cruelles plaisanteries, de la laisser dépérir ici en se vidant progressivement de ses forces. De fait, elle comprenait bien qu'elle s'affaiblissait. Son manque d'activité la minait, elle qui était si dépendante des grands espaces. Elle se sentait chaque jour un peu plus misérable. Le bras par lequel elle était attachée, toujours le même depuis le début, lui faisait mal en permanence d'avoir été trop souvent tiré contre l'obstacle des menottes, parfois complètement involontairement. La bouillie et la viande que lui apportait la femme muette ne lui faisaient plus guère envie et si elle mangeait encore régulièrement, c'est qu'elle se forçait pour ne pas perdre trop rapidement sa bonne condition physique, seul moyen de son éventuelle évasion. Camille oscillait entre le découragement et la vigilance accrue de ceux qui n'ont plus rien à perdre et cette ambivalence, très certainement, la rendait d'autant plus dangereuse.

         Elle sursauta brutalement quand elle entendit la clé dans la serrure de la porte à une heure tout à fait inhabituelle. Ce ne pouvait être la femme où alors elle venait pour une visite spéciale. Elle se pelotonna dans sa veste de fourrure qu'elle ne quittait plus depuis plusieurs jours en raison du froid intense et se laissa glisser sur le lit, tous ses sens aux aguets. La porte en s'ouvrant laissa entrer une bouffée d'air frais dans l'atmosphère confinée de la chambre. L'homme en cuir était revenu et l'observait tranquillement depuis l'entrée. Il s'avança enfin, se saisit de la chaise et s'y assit à califourchon, les bras sur le dossier, continuant de l'observer en silence. Camille ne disait rien mais ses yeux ne quittaient pas l'homme une seule seconde.

              - Je viens voir, murmura Blois d'une voix sourde, si tu as réfléchi à ma proposition de l'autre jour. Face au silence de celle qui le regardait avec tellement d'intensité, il poursuivit : Faut te dépêcher de te décider, ma grande. Je ... On n'a pas les moyens de te garder ici trop longtemps. Parle, je t'écoute.

              - Faut changer la corde de fer. Camille a mal au bras.

         Ce n'était pas ce qu'attendait Blois mais enfin la fille avait dit quelques mots. Un début encourageant. Il s'approcha du lit, vérifia qu'effectivement le lien meurtrissait la jeune femme et sortit son poignard dont, durant tout le temps que dura l'opération de changement de bras, il laissa la pointe au contact du cou fragile de sa prisonnière. Puis, silencieux, il retourna s'asseoir. Camille se l'était maintes fois répété, elle ne composerait pas avec ses ravisseurs. Jamais elle ne leur ferait confiance. Pourtant, elle changea brusquement d'idée, sans doute avec l'arrière-pensée qu'en paraissant entrer dans leur jeu, elle trouverait certainement plus d'occasions de s'échapper qu'en restant cloîtrée sur son lit. Pour la première fois depuis qu'elle était tombée entre les mains des Etrangers, elle arbora un franc sourire qui dévoila ses petites dents très blanches. Blois observa avec une méfiance extrême ce sourire, ce changement d'attitude.

              - Camille veut bien être un soldat. Un soldat du Village. Elle veut bien essayer.

         Blois qui était venu pour cela était surpris de cette victoire inattendue, inquiet soudain de ce revirement trop facile. A son tour, il lui rendit un sourire hésitant et, extraordinairement soupçonneux, attentif à surprendre chez la jeune fille le plus petit signe de duplicité, de dissimulation, il lui expliqua ce qu'il attendait d'elle. Dans un premier temps, visiter le Village, connaître et comprendre ses habitants. Puis, si tout se passait bien, si elle était acceptée, lui apprendre le métier de défenseur de la petite communauté. Blois se chargeait de tout ça. C'était à lui, et à lui seul, qu'elle avait été confiée. Il insista sur le fait que longtemps, tant qu'il ne serait pas sûr d'elle, elle serait menottée et étroitement surveillée, d'abord par lui, bien entendu, mais aussi par tous les autres, tous les autres qui, elle devait en être absolument convaincue, ne l'aimaient pas, trouvaient dangereux son intégration éventuelle et ne laisseraient passer aucune occasion de l'éliminer si nécessaire. Il termina son petit discours en l'assurant que lui, Blois, il lui faisait jusqu'à un certain point confiance et que cette confiance devait être réciproque.

              - Camille a compris. Elle cherchera pas à s'échapper. Elle regardera les gens. Elle cherchera à comprendre les choses ... Elle veut défendre le Village.

         Blois, peu convaincu, hocha la tête et partit sans ajouter un mot, renvoyant Camille à ses réflexions.

        De nouveau, le même rythme de vie végétative. La même femme aux mêmes heures mais alors que Camille commençait à se désespérer et à croire que l'homme en cuir avait en définitive décidé de ne pas lui faire confiance et l'avait oublié à sa misère, le matin du troisième jour suivant, il revint. Il réapparut, de manière toujours aussi inattendue, alors qu'il faisait encore nuit noire mais il était vrai que les jours, depuis quelques temps, raccourcissaient rapidement. Blois était accompagné de deux autres personnes dont l'une était la femme aux longs cheveux noirs de sinistre mémoire pour Camille. L'autre, un homme dont elle ne put distinguer que la silhouette massive, tenait une torche qui produisait une odeur âcre et parsemait les murs de la prison de lueurs tremblotantes. Sans un mot, ils s'avancèrent vers le lit où leur prisonnière, les muscles bandés, l'esprit en parfait éveil, les attendait, yeux écarquillés et respiration contenue.

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