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         Jordan était un petit homme tout en rondeurs ce qui était rare à une époque où les conditions changeantes et la difficulté à trouver régulièrement de la nourriture rendaient les gens plutôt maigres. Il présentait également une autre caractéristique singulière au sein de cette population renfermée et volontiers méfiante : la volubilité. Il parlait énormément, commentant abondamment ses propres actes ou les attitudes de chacun. Cette apparente bonhomie le rendait sympathique à la plupart de ses compagnons même si parfois, ceux-ci, après une avalanche de paroles, couraient retrouver leurs marques auprès de plus taciturnes. Jordan était, tout comme Blois, un des trois adjoints de Lermontov, un de ceux que, par allusion à un passé militaire aujourd'hui oublié, on appelait lieutenant. Mais pour l'heure, et si depuis quelques minutes il parlait beaucoup, ce n'était pas avec amabilité. En réalité, il étouffait littéralement de rage. L'objet de sa colère était Camille. Ou plutôt, car la malheureuse était loin de se douter qu'elle était le sujet d'une discussion aussi âpre, la proposition de Blois de permettre son intégration au Village. Comme le voulait la coutume, Blois était venu exposer au Conseil les raisons pour lesquelles il n'avait pas jugé nécessaire l'élimination immédiate de l'étrangère. Conseil était d'ailleurs un bien grand mot pour une réunion qui regroupait en fait Lermontov et ses trois adjoints, augmentée il est vrai du représentant le plus âgé de ceux qu'on appelait les Sages du Village mais qui ne disposait que d'une voix consultative. On avait d'abord auditionné les autres membres du troisième commando. Cela avait permis à Lydia d'insister sur la personnalité sûrement dangereuse et imprévisible de la prisonnière. Elle s'était exprimée sans état d'âme, certaine, et de la justesse de son analyse, et de la neutralité dont elle faisait preuve. Blois, en l'écoutant, en était venu à douter de sa décision tant il avait confiance en Lydia, en son bon sens, en son expérience, en son professionnalisme pour tout dire. Les trois soldats une fois sortis, il essaya de s'expliquer mais il n'était sûr de rien et, à mesure qu'il parlait, il se rendit lui-même compte du flou et de l'approximation de son argumentation qui reposait essentiellement sur des impressions difficilement transmissibles. Après que Launois, le troisième lieutenant, ait émis les plus sévères réserves sur l'expérience, ce fut donc à Jordan de donner son sentiment. Le petit homme, après un temps de silence, avait lui aussi avancé ses doutes, calmement dans un premier temps, puis, comme cela lui arrivait souvent, il s'était peu à peu laissé prendre au son de sa propre voix jusqu'à laisser éclater une hargne violente, une rage totale, qui auraient surpris venant de quelqu'un d'autre. Le silence une fois revenu, Lermontov, qui n'avait pas encore prononcé un mot, se leva et se mit à marcher lentement d'un mur à l'autre de la grande salle de ce qui, jadis, avait été la mairie du village. Il prit son temps. Blois savait qu'après avoir exposé leurs points de vue, aucun des adjoints ne devait reparler. Le silence s'éternisa, à peine rompu, de temps en temps, par les toussotements du vieux sage, gêné d'assister à une délibération qui le concernait peu. Heureusement pour lui, on ne lui demanda rien. Enfin, cessant sa déambulation muette, Lermontov revint s'asseoir.

              - Je crois que, en définitive, je suis d’accord avec Blois. Et devant les regards étonnés des autres, il précisa : je sais, je sais. Cette femme est une blésine (1). Elle est même dangereuse et, comme le dit Jordan, si elle nous échappe, elle est très capable de renseigner je ne sais pas qui. Mais, à nous d'empêcher qu'elle s'échappe, pas vrai ? D'aut’ part, j'avoue qu'une fille qui a passé tant de temps toute seule... car elle vivait bien toute seule, s’pas ?

             - C'est ce qu'elle a fini par avouer, répondit Blois, et c'est ce que nous avons pu constater en fouillant sa case (2) et en ne trouvant...

              - Bien, bien. Donc, elle vivait seule. Et puis il y a ce dogue avec elle, qu'elle faisait si bien obéir à ce que tu m'as dit ... Nous avons besoin de gens comme ça, vous le savez bien. Elle, elle ferait un excellent soldat, non ? Reste à la mettre au pas. À la mater rapido. Ce sera ton rôle, mon cher Blois.

         Jordan chercha à revenir à la charge.

               - Mais, voyons, Ler ...

              - Zéro pointé, Jordan, j'ai pris ma décision. Je la confie à Blois. Mais c'est un sursit, rien qu'un sursit, s’pas ? Au moindre incident, on s'en débarrasse. Allez, le Conseil est terminé.

         Blois était aussi surpris que les autres par le verdict de Lermontov mais, évidemment, il ne le montra pas. Revenant dans la petite maison qu'il habitait à deux rues de là, il se demanda s'il ne s'agissait pas d'un cadeau empoisonné de la part de son chef qu'il soupçonnait depuis un certain temps déjà de prendre ombrage de son influence grandissante dans la petite communauté. Il haussa les épaules. Non. Pas le genre de Lermontov. Et puis il y avait tant d'autres moyens de lui mettre des bâtons dans les roues. Mais restait la fille, ce qui n'était pas une mince affaire. Que pouvait-on espérer de gens comme ça, des bêtes à moitié sauvages habituées à vivre seules sur une colline désolée ? Des êtres sans aucun contact avec la civilisation ou ce qu'il en restait. Ce qu'il fallait, c'était la briser, lui faire comprendre qui étaient les maîtres, lui démontrer que c'était la seule façon pour elle de s'en tirer. Qu'elle avait de la chance de ne pas être déjà en train de pourrir dans les ruines incendiées de sa misérable bicoque. Oui, la former, l'intégrer. Blois trouvait l'idée amusante. Cela changerait de la Vie bien réglée et assez monotone du Village. On verra bien, pensa-t-il en entrant chez lui. D'ailleurs, si ça ne marche pas, ce sera facile de l'éliminer. Sans remords. Mais du coup sans regrets non plus.

     

     

         Lydia se retourna vers les deux hommes qui se tenaient légèrement en arrière d'elle et, après avoir fait jouer la serrure, s'appuya lourdement sur la porte qui s'ouvrit en grinçant. Elle n'entra pas immédiatement et laissa ses yeux s'acclimater à l'obscurité. Elle s'empara de la torche que lui tendait un des deux hommes. La lueur tremblotante lança des ombres changeantes sur les murs parfaitement nus. La fille se tenait accroupie dans le coin le plus éloigné de la porte et l'observait avec des yeux vides, égarés. De l'autre côté, une flaque de liquide. La puanteur était extrême et Lydia fronça le nez avant de déclarer :

              - Allez, toi, tu viens avec nous.

         Sans attendre de réponse, elle tourna les talons. Les deux hommes se saisirent de Camille dès qu'elle apparut sur le seuil et la traînèrent derrière Lydia. Les yeux de la prisonnière s'embuèrent de larmes quand, sans ménagement, elle fut poussée à l'extérieur du bâtiment, dans la lumière. Il faisait plein jour et un soleil radieux soulignait chaque détail des maisons. Camille observa avec curiosité cette vie si nouvelle pour elle. Les gens qu'ils rencontrèrent, essentiellement des femmes, ne s'occupaient pas d'eux. Elles marchaient par groupes de trois ou quatre, souvent lourdement encombrées de linge, et se dirigeaient toutes en sens inverse du petit groupe. Elles parlaient fort et certaines riaient. Plus que leur activité, indéchiffrable pour Camille, c'était leur décontraction, leur absence de contrainte qui l'impressionnèrent. Lydia s'arrêta soudain et attendit que sa prisonnière arrive à sa hauteur.

             - Bon, je t'explique. D'abord, faut bien que tu comprennes : un geste, un seul, et on t'élimine. Pour le reste, on va te confier à Blois qui s'occupera de toi. Avant, on a un peu de travail à faire. Mais souviens-toi : t’as de la chance d'être encore en vie alors...

         Lydia ébaucha un geste négligeant de la main avant de donner le signal de la reprise de la marche. En réalité, il y eut deux étapes. D'abord, on conduisit Camille dans un étrange bâtiment où on la déshabilla en dépit de son opposition et où les deux femmes âgées, entièrement vêtues de gris, qui l'avaient prise en charge, la forcèrent à s'immerger dans une espèce de grand bac empli d'eau glacée. Couverte de mousse blanche, tremblante de froid, Camille toussait et crachait désespérément le liquide. Ses yeux la piquaient, sa peau la brûlait mais, sous l’œil attentif de Lydia et surtout à cause du poignard que celle-ci tenait ostensiblement à la main, elle n'osa pas protester. Sa volonté paraissait l'avoir abandonnée et ses résolutions de lutte à mort patiemment échafaudées au cours de la nuit étaient oubliées. Elle comprenait bien qu'on la lavait mais elle s'épouvantait de ce que cela pouvait signifier. L'épreuve cessa enfin et les deux vieilles la séchèrent avant de lui tendre des vêtements nouveaux, un pantalon collant d'épais drap bleu, une chemise verte à manches longues dont les extrémités étaient curieusement resserrées aux poignets et une grosse veste de fourrure usagée mais parfaitement propre. Elle détesta ce déguisement imposé mais ne put s'empêcher de sentir avec plaisir le contact du tissu sur sa peau. Elle retrouva les deux hommes à la porte de la pièce et resta une fraction de seconde médusée à les voir faire de la fumée avec leurs bouches. Mais elle ne voulait s'étonner de rien et regarda ailleurs.

         Toujours encadrée de son escorte, Camille fut ensuite conduite dans un grand bâtiment austère de la même petite rue et introduite dans une immense pièce où le seul mobilier visible semblait être des dizaines de tables et de chaises. Elle se jeta sur la nourriture qu'on lui apporta. Son dernier repas remontant aux biscuits de la veille au matin, elle n'hésita pas à avaler le plus qu'elle le pouvait d'une sorte de bouillie brunâtre dans laquelle flottaient des morceaux de viande et de pain. Elle n'aurait jamais voulu l'avouer mais c'était appétissant et avait bon goût. Elle mangeait avec avidité, négligeant volontairement les couverts qui lui étaient proposés, et ne se décida à ralentir son rythme que devant l’œil vaguement réprobateur de sa gardienne aux longs cheveux bruns. Enfin gavée, après une nouvelle marche forcée, elle fut traînée dans une des maisons adjacentes et jetée dans une pièce minuscule où on l'attacha par les poignets à un petit lit en fer. Sans un mot, Lydia claqua la porte derrière elle, l'abandonnant à ses incertitudes. Elle parcourut la pièce du regard : le lit, une chaise, une table et une armoire, un seau, rien de plus. Pourtant, l'ensemble donnait une impression de calme, presque d'intimité. Elle ne pouvait y entendre que les gémissements lointains d'un animal inconnu et, malgré son désir intense de rester totalement vigilante, les frayeurs de la nuit sans sommeil, le bain glacé, toute cette nourriture ingérée si rapidement, la plongèrent petit à petit dans une torpeur languissante.

     

     

         Le brouillard épais et blanc. Par instants des trous dans le coton qui se disjoint et à travers lesquels on peut voir la terre grasse d'où s'élèvent des fumerolles claires. [Camille doit fuir. Les étrangers. Peux pas les apercevoir pourtant ils sont là, tout prêt. Ils veulent tuer Camille.] Mais la terre est gluante et retient ses pieds. Du bruit derrière elle, des coups de sifflet. [Camille doit essayer. Elle doit se cacher dans la forêt.] Elle veut serrer sa hachette dans sa main mais elle a du mal à l'extraire de sa ceinture. Elle n'arrive pas à bouger. Tout ce temps perdu alors que les étrangers, elle le sait, avancent derrière elle. Elle court. Le paysage a changé. C'est la forêt. Celle qu'elle connaît bien mais que, pourtant, elle n'arrive pas à identifier avec certitude. [Camille doit grimper tout en haut de la butte pour se cacher. Il y a une petite grotte sous les buissons. Là, les étrangers ne la trouveront pas mais elle doit faire vite. Camille est fatiguée. Tant pis, il faut arriver au refuge sinon elle va mourir.] Elle escalade la butte en se griffant aux arbustes, en se brûlant aux orties. Elle a perdu son arme mais cela n'a pas d'importance. Dans quelques secondes, elle sera à l'abri. Elle s'approche de la grotte. Un gouffre noir s'ouvre sous ses pieds. Elle sent qu'elle tombe. Elle crie.

              - N'ayez pas peur. Je vous ai déjà dit que je ne vous veux aucun mal. Détendez-vous.

         L'homme en cuir noir était revenu. De ses yeux encore hallucinés par le cauchemar, elle pouvait le voir, assis tranquillement sur la chaise, qui la regardait en souriant. Elle n'avait pas confiance. Il était revenu pour la torturer, pour la tuer lentement. Camille secoua sa main droite mais les menottes la maintenaient implacablement au montant en fer de son lit. Elle se laissa retomber vaincue.

              - Je vais vous libérer mais pas de blague, hein ? Je vous surveille.

        Il s'approcha du lit, l'observa attentivement plusieurs longues secondes puis sortit une petite clé de sa poche. Le cliquetis métallique la fit sursauter. Camille resta allongée à se frotter le poignet. L'homme en cuir était retourné s'asseoir et il la contemplait avec curiosité mais sans agressivité apparente en dépit du poignard qu'il tenait à la main.

          [C'est sûr, il veut du mal à Camille. Il veut jouer avec elle. Il la tuera si elle bouge. Il faut faire semblant. Ne pas bouger. Guetter les signes de la faiblesse. Frapper ensuite, vite, très vite.]

         Le silence était retombé et s'éternisa plusieurs minutes. Chacun regardait l'autre avec une méfiance extrême, comme deux animaux mis par hasard face à face et qui s'observent avec attention pour se jauger, pour apprécier leurs chances respectives de se neutraliser. Blois se pencha enfin imperceptiblement vers sa prisonnière et, d'une voix douce et contrôlée, prit la parole.

              - C'est vrai que nous ne vous voulons pas de mal. Du moins à condition que vous ne fassiez pas de bêtises. Et d'abord que vous ne cherchiez pas à vous échapper. D'ailleurs, on ne s'échappe pas du Village. Pas vivant en tout cas. Ecoutez, vous ne le savez peut-être pas mais vous avez de la chance. D'habitude, les gens comme vous, eh bien, on les heu... Mais moi je sais que vous n'êtes pas comme ... comme ces gens, ces étrangers qu'on rencontre parfois. C'est pour ça que j'ai décidé de vous faire confiance. Enfin jusqu'à un certain point, pour le moment ... Vous comprenez bien ce que je vous dit, n'est-ce pas ? Vous comprenez ?

         Devant le silence de la jeune femme, il reprit au bout de quelques secondes :

              - Moi, je m'appelle Blois et je suis ... Peu importe d'ailleurs qui je suis. Ce qui compte, c'est qu'on m'a chargé de m'occuper de vous. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous le répète, mais ça dépend seulement de vous. Ce qu'on souhaite, c'est que vous vous intégriez à notre groupe. On a besoin de gens comme vous. De votre connaissance de la vie par ici. Vous comprenez ? De votre savoir-faire, de vos capacités à survivre dans ce ... ce chaos. A propos, s'il y a des choses, des mots que je dis et que vous ne comprenez pas, vous me le dites, c'est d'accord ?

              - Vous voulez l'aide de Camille pour tuer les gens comme le vieil homme d'hier ?

               - Non, pas ça. Il faudra que je vous explique pourquoi ... Mais plus tard ... Pour le moment, je veux que vous vous habituiez à nous, que vous voyiez un peu comment nous vivons ici. Qu'on apprenne à se connaître. Et d'abord, je vais te dire tu et t'appeler par ton nom, Camille. Tu es bien d'accord, n'est-ce pas ? D'ailleurs ... Moi, c'est Blois, tu te souviens ?

               - Blois ...

            - C'est ça. Maintenant, je vais te rattacher. Pour te donner le temps de réfléchir, de te reposer. Tu verras, ici, on n'est pas si mal mais ... Mais, Camille, pas de bêtises, t’as bien compris ? Faut jouer le jeu, hein ? Sinon ça ne pourra pas aller, tu le sais ... Mais on reparlera de tout ça plus tard si tu veux bien.

         Une fois l'homme parti, elle regarda longuement la porte qui venait de se refermer doucement. Puis, elle essaya de faire coulisser les menottes tout au long de l'épais barreau de fer du lit mais sans autre résultat que de se meurtrir un peu plus le poignet. Enfin, s'agenouillant à même le sol et prenant appui sur ses jambes, elle chercha à ébranler le petit lit. Rien n'y faisait : le meuble était parfaitement fixé au mur. De guerre lasse, couverte de sueur, elle s'allongea à nouveau avant de se contorsionner maladroitement pour faire glisser autant que possible la veste de fourrure qui, à présent, lui tenait très chaud. Elle devait se rendre à l'évidence : elle était totalement à la merci de ses bourreaux. Elle repensa avec fureur à Blois, l'homme en cuir qui était venue la narguer. [Camille ne le croit pas. Pas du tout. Pas plus que les autres. Ce serait trop facile. Camille sait bien qu'ils finiront par la tuer, par l'éliminer comme ils disent. Elle ne comprend rien à ce qu'ils veulent. Ils jouent avec elle, c'est tout. Confiance ? Faire confiance ? Pour quoi faire ? De toutes façons, Camille ne veut pas tuer les gens comme eux ils le font. Les gens qui ne lui ont rien fait, Camille les laisse tranquilles. Camille, ce qu'elle veut, c'est retourner chez elle. Être seule. Loin des étrangers. S'ils ne la tuent pas tout de suite, Camille trouvera un moyen pour s'échapper et elle se vengera.] Durant des heures, elle imagina tous les supplices qu'elle leur réserverait dès qu'elle serait libre. Surtout à l'homme en cuir qui se moquait d'elle. Malgré ou à cause de lui, sa haine était intacte.

     

    (1) nuisible, hostile

    (2) maison

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         La fin de la nuit approchait. Dans quelques heures ils seraient de retour et Blois n'avait toujours pas résolu son problème. Mal à l'aise, il se retourna et jura doucement en sentant glisser sa couverture de fourrure. Il la remit nerveusement en place. Plus que le froid, c'était l'humidité qui était gênante. Il lui tardait de retrouver le Village. Dans l'ombre qui s'effaçait, il devinait, tout près de lui, les corps étendus et immobiles des deux femmes : Lydia, emmitouflée au point que l'on ne voyait d'elle que quelques mèches de cheveux sombres et Jan au visage blanchi par les derniers rayons de lune. Plus loin, la forme sombre de la fille, surveillée de près par Caspienne, à deux mètres d'elle. Elle n'avait pas bougé depuis longtemps, comme si elle s'était enfin résignée à son sort. Son chien, serviteur vigilant, était lové contre elle. Lui aussi, Caspienne devait le surveiller de près mais il ne bougeait pas plus que sa maîtresse. Les bruits étranges de la nuit étaient peu à peu remplacés par les premiers appels des oiseaux. Dans quelques minutes, il serait temps de donner le signal du réveil.

         Blois bâilla imperceptiblement et se retourna une fois encore. Le sommeil était parti. Il s'assit, étira les bras puis s'immobilisa enfin. Il sentit plus qu'il ne vit que le chien avait levé la tête à son mouvement et le fixait dans la nuit. C'était cela son problème : il n'aurait jamais dû s'encombrer de la fille et de son animal. A quoi bon, en effet, puisqu'il devinait à l'avance quelles seraient les conclusions du Conseil et surtout de Lermontov. Toutefois, quelque chose en lui l'avait empêché de mettre en application les consignes pourtant parfaitement claires et mille fois répétées : on ne s'encombre pas d'un ennemi potentiel, surtout quand il est comme celui-là véritablement hostile. Alors quoi ? Un vieux reste d'humanité ? Le désir de ne pas agir comme un animal, sans réfléchir ? Ou n'était-ce pas plutôt une immense curiosité, l'envie de comprendre comment une si jeune femme avait pu survivre si longtemps loin de tout ? Blois soupira. Durant toutes ces années, au cours de toutes ces expéditions de reconnaissance, il en avait attrapé des pillards, des voleurs ou même simplement de pauvres gens qui avaient eu la malchance de se trouver sur sa route et celle de son petit groupe, celui-ci ou un autre. C'était peut-être cela au fond : la lassitude, le dégoût de devoir éliminer tous ces êtres dont certains, il en était sûr, ne présentaient pas de menaces véritables. Mais comment savoir ?

         Au début, quand le premier noyau de ceux qui allaient devenir les gens du Village avait investi presque par hasard ce qui n'était alors que quelques ruines désertées, la méfiance n'était pas vraiment de règle. Malgré tout ce par quoi étaient passés les premiers arrivants. Mais il avait bien fallu se rendre à l'évidence : dans ce monde atroce, au sein des derniers restes de ce qui, disaient certains, avait été une grande civilisation, les inconnus, les étrangers, seuls ou en groupes, étaient une nuisance. La plupart d'entre eux n'avaient qu'une seule idée en tête, voler ce qui pouvait l'être, sans souci aucun de ceux qu'ils attaquaient. C'était pour cette raison que Lermontov, le premier, avait mis sur pied des groupes d’autodéfense qui, bientôt, se mirent à résoudre les problèmes avant qu'ils ne se posent. La prévention est la meilleure des médecines, n'est-ce pas ? Depuis, on craignait le Village et on le laissait tranquille. Et, comme de juste, le Village ne s'en était pas tenu là. Ses habitants, ou plutôt ceux qu'on appelait les soldats - ou les miliciens, c'était selon - étaient passés à l'offensive. Par groupes de quatre, ils avaient ratissé les terres environnantes pour en explorer des étendues de plus en plus larges. Leur but était simple : se débarrasser des gêneurs, dangers virtuels, et permettre ainsi l'exploitation des terres nécessaires à la survie de tous. Depuis de nombreux mois, Blois arpentait la vallée et les bois. Sa stratégie, affinée au long des longues soirées d'hiver, était bien au point et efficace. Quatre soldats, hommes ou femmes peu importait du moment qu'ils n'avaient pas froid aux yeux, prospectaient un territoire, deux d'entre eux avançant directement, les deux autres latéralement pour les couvrir d'une éventuelle mauvaise surprise. On ne communiquait que par le truchement de petits sifflets qui avaient l'avantage de ne pas trahir d'emblée l'origine humaine de leurs propriétaires. Face aux rares bandes rencontrées, désorganisées et incapables de s'opposer réellement, les résultats étaient excellents. C'était encore plus facile avec les individus solitaires sur lesquels le piège se refermait sans qu'ils l'aient vu venir. C'était alors que la mission touchait à son point le plus difficile. Il fallait, souvent très rapidement, estimer ceux des étrangers qui pouvaient être utiles au Village et les séparer des autres pour les intégrer ultérieurement. En réalité, cela ne se produisait pas souvent. Ce qui ramenait Blois à son interrogation.

          Il fut tiré de sa réflexion par le sifflet presque inaudible de Caspienne qui signifiait ainsi la fin de sa dernière partie de veille. Les deux femmes se mirent immédiatement debout comme si elles n'avaient fait qu'attendre le signal. Blois, engourdi, fut plus long à se lever. On distribua les biscuits qui composaient l'ordinaire de ces petits matins d'exploration. Blois remballa son paquetage et se dirigea nonchalamment vers Camille, trois biscuits à la main. Devant les grognements du chien, il s'arrêta à deux mètres d'elle. Elle le regardait s'approcher et siffla doucement Serp qui s'aplatit à ses pieds. Encouragé, Blois tendit la main à la jeune femme pour lui permettre de se lever et lui enleva rapidement les menottes qu'il avait pris grand soin, la veille au soir, de lui passer aux mains et aux jambes. Elle paraissait toujours aussi hostile et Blois se fit la réflexion qu'il n'aurait pas voulu tomber désarmé en son pouvoir. Il tendit les biscuits. Contrairement à sa réaction de la veille, elle accepta sans réticence la nourriture qu'elle partagea avec l'animal. Ce changement d'attitude, probablement guidé par son estomac, arracha un sourire fugitif à Blois. Lydia lui toucha légèrement le bras.

              - Quand tu veux...

         Blois attendit que Camille ait avalé son dernier biscuit pour lui tendre sa gourde d'eau. Lui ayant repassé les menottes aux mains, il siffla légèrement deux fois. Lydia se posta du côté opposé de Camille. Les deux autres avaient déjà disparu.

         Le chemin du retour ne semblait pas poser de problèmes de sécurité particuliers dans la mesure où chaque mètre passé les rapprochait de ce qu'ils appelaient la zone de surveillance des gens du Village mais ce n'était certainement pas une raison pour relâcher leur vigilance. Blois n'avait aucun besoin de le rappeler à ses compagnons. Tous avaient l'habitude de ces longues marches d'exploration qu'ils savaient un danger de tous les instants mais dont ils appréciaient l'imprévu et le risque. Ils progressèrent lentement en évitant soigneusement, du moins au début, les ruines des quelques hameaux rencontrés. Ils firent un grand détour par les bois pour éviter la Ville qui s'étendait, superbe et ruinée, entre eux et la tranquillité. De la même manière, il n'était pas question de marcher sur la grande route dont l'asphalte, bien dégagée par endroits, tranchait si fortement sur le reste de la végétation. Déjà, en temps ordinaire et sans la prisonnière à surveiller, ils étaient convenus de ne jamais l'utiliser. Tous étaient conscients de la cible facile qu'ils auraient alors représentée. D'où leur progression, lente et pénible, à travers les bois et les espaces découverts mais bien garnis de toute une végétation qui avait recolonisé le sol jadis perdu. Camille marchait, tête baissée, comme indifférente à ce qui pouvait lui arriver. Le chien, quant à lui, après avoir trottiné à leurs côtés quelques centaines de mètres, s'était progressivement écarté puis fondu dans les broussailles, sans qu'aucun d'entre eux, à commencer par Camille, ne fasse le moindre geste pour le retenir. On ne le voyait plus mais chacun se doutait qu'il n'était pas loin. Lydia ne quittait pas la prisonnière des yeux et, de temps à autre, elle lui enfonçait la pointe de son poignard cranté dans les reins, plus pour qu'elle se souvienne de sa condition fragile que pour la faire avancer réellement. Lydia se méfiait extraordinairement de Camille. Elle s'inquiétait de cette fille isolée, découverte par hasard où plutôt par le pressentiment qu'elle avait eu, en arrivant près de la maison, que quelqu'un vivait là. Sans pouvoir l'expliquer. Elle avait savouré sa revanche face à l'incrédulité de Blois quand Caspienne les avait appelés. Blois, lui semblait-il, l'avait alors regardée d'un œil presque admiratif et elle en avait été confusément satisfaite. Elle, elle se serait immédiatement débarrassée de cette créature certainement dangereuse mais puisque Blois en avait décidé autrement, elle n'avait pas discuté. Elle ne discutait jamais. Blois savait forcément ce qu'il faisait.

         Le sifflement soudain, quelque part sur la droite, ne les surprit pas. Ils s'aplatirent dans les hautes herbes, Blois saisissant Camille par son étrange parka de fourrure et lui mettant immédiatement sa main sur la bouche. Lydia murmura : Jan ! et Blois acquiesça sans un mot. Ils attendirent une dizaine de minutes avant d'apercevoir la silhouette d'un homme qui approchait droit sur eux sans se presser. L'homme ne se doutait de rien et il poussa un hurlement de terreur quand il vit se dresser ces singuliers fantômes juste devant lui. C'était un homme âgé lourdement chargé d'un grand sac qu'il portait en bandoulière.

              - Stop ! cria Blois. Levez les mains. Vite.

         Pourtant l'homme, son premier moment de surprise passé, leur jeta son sac et prit ses jambes à son cou. Lydia leva sa dague mais Blois l'arrêta :

              - Laisse. Il ira pas loin.

         Camille, qu'il tenait toujours contre lui, sursauta au bruit sec de la détonation suivie d’un silence pesant. Ils s'approchèrent lentement du cadavre que Jan, à une centaine de mètres de là, retournait précautionneusement du pied. L'homme ne représenterait plus une menace pour personne. Blois jeta un regard circulaire sur les environs où rien ne bougeait. Il interrogea Jan du regard. Celle-ci haussa les épaules en un geste d’impuissance avant de murmurer :

              - Il s’enfuyait, alors… J’aurais pas dû gâcher une balle, dû m’servir d’mon couteau, j’sais bien, mais j’ai trébuché… il courait vite, c’te vieux… alors…

         Blois ne fit aucun commentaire mais il était persuadé que l’homme ne méritait pas une balle dont le nombre était compté, pas plus que la mort par une quelconque arme blanche. Comme prévu, Caspienne qui devait les observer de loin ne s'était pas montré. Une fouille rapide de l'homme les convainquit rapidement qu'il ne possédait rien d'intéressant sur lui.

           - Les renards, les dogues(1) et p'têt bien les loups s'occuperont de lui, murmura Lydia.

         Jan, sans un mot, rejoignit son chemin latéral tandis que les trois autres reprenaient leur route à travers champs. Blois sentait sa prisonnière trembler et il relâcha un peu sa prise en se croyant obligé d'ajouter à voix basse :

              - C'est triste mais on vous expliquera plus tard ce qu'on fait.

              - Camille le voit bien ce que vous faites, s'écria la jeune fille. Ses yeux gris agrandis par la terreur et l'incompréhension, elle ne pouvait s'empêcher de trembler.

         Lydia haussa les épaules et la poussa en avant.

              - Bien, jeta-t-elle, maintenant tu la fermes, compris ?

         Quand, en fin de journée, alors que le ciel qui avait roulé sa grisaille depuis le matin leur faisait l'honneur d'un dernier rayon de soleil, ils arrivèrent devant le Village, Camille ne vit tout d'abord pas grand chose d'autre que quelques ruines, comme il en existait un peu partout. Mais, en avançant, et à bien regarder, cette apparence était trompeuse. D'abord, il y avait les champs aux alentours qui, indéniablement, avaient repris une vague apparence de domestication humaine. Puis il y avait cette densité de l'air, ce souffle imperceptible qui trahissaient la présence d'une vie organisée. Poussant brutalement leur captive en avant, Blois et Lydia s'approchèrent d'une petite bâtisse aux trois quarts écroulée qui se dressait sur le bord droit du chemin relativement dégagé qu'ils suivaient depuis une dizaine de minutes. Blois s'arrêta face à une fenêtre aveugle et, d'une voix nette, claironna :

                 - Blois. Troisième groupe.

         Il fallut attendre une trentaine de secondes pour voir apparaître un vieil homme lourdement armé qui s'approcha lentement d'eux. Il inspecta Camille avec curiosité avant de déclarer :

              - C'est-y donc qu'vous avez ramené une prise, c'te fois-ci ?

         Mais le petit groupe dirigé par Blois avait repris son chemin. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, du bétail, des poules, des chiens, des enfants qui les entourèrent en criant, toute une civilisation prenait forme. Les rares adultes qu'ils croisèrent ne s'occupèrent pas d'eux. Ils s'avancèrent jusqu'à ce qui devait être le centre du Village, une petite place entourée de bâtiments en parfait état de conservation. Un homme, au sein d'un petit groupe de gens étonnamment silencieux, les y attendait. Il était grand, dans la force de l'âge, et s'affublait d'une imposante barbe noire. Ses yeux noirs et perçants inspectèrent les arrivants sans s'attarder sur Camille.

              - Salut, Lermontov, lança Blois. R.A.S sauf elle, poursuivit-il en désignant Camille du menton. Comme son interlocuteur ne répondait rien, il ajouta : peut-être quelque chose d'intéressant. On en discutera au Conseil.

         Le visage de Lermontov demeura impénétrable. Blois, attrapant Camille par une de ses manches, la conduisit vers un bâtiment adjacent où il la confia à deux femmes qui, sans un mot, l'introduisirent dans une petite pièce sans fenêtre qui sentait le renfermé. Une lourde porte de bois se referma sur elle. La jeune fille n'avait pas peur mais ces gens, ces maisons apparemment en bon état, toute cette vie organisée et si nouvelle pour elle, l'avaient impressionnée plus qu'elle ne l'aurait avoué. Cela ne l'empêchait pas de rechercher désespérément le moyen de s'échapper. A tâtons, elle explora chaque centimètre de sa prison, échafaudant toutes les combinaisons possibles pour fuir ses bourreaux. Elle était persuadée d'être mise à mort, torturée peut-être, dès que ses ravisseurs se rendraient compte du peu d'intérêt qu'elle représentait pour eux. Bien qu'il n'ait pas dit un mot ou fait une geste, elle sentait que le grand homme barbu qui devait être leur chef à tous ne la laisserait pas vivre. A moins qu'il ne décide qu'elle pourrait devenir une femme pour tous ses soldats ce qui, comme lui avait si souvent répété la mère alors qu'elle n'était encore qu'une enfant, serait bien pire. Mais cela n'arriverait pas car elle saurait se tuer avant. Après avoir un long moment tourné en rond, elle se laissa glisser sur le sol de pierre. Elle repensa à Serp qui ne devait rien comprendre à ce qu'elle faisait et cette pensée soudaine la fit pleurer, elle qui n'avait que rarement pleuré dans sa vie. Elle imagina les soldats poursuivant son fidèle compagnon, l'encerclant et le mettant à mort en riant. Cette idée insupportable la fit se dresser en hurlant de rage et de peur mais la porte resta parfaitement close et personne ne vint. Elle était bien plus seule qu'elle ne l'avait jamais été. On ne lui donna pas à manger et, à bout de désespoir, vaincue par la fatigue et la soif, elle se pelotonna dans un coin de la pièce obscure et s'endormit pour un sommeil peuplé de rêves étranges et effrayants.

     

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         Une matinée comme les autres. Grise mais sans pluie. Par la petite fenêtre enfouie sous le lierre de ce qui autrefois servait de salle de séjour, Camille regardait paisiblement les arbres qui déjà jaunissaient. Mais plus que leur apparence de maturité finissante, c'était la disparition d'une certaine luminosité de l'air qui indiquait que la saison froide ne tarderait plus à s'installer. Et le raccourcissement des jours, bien sûr. Mais il restait encore de nombreuses journées de chasse et de pêche pour compléter les réserves déjà importantes. Justement, Camille se demandait si, aujourd'hui, elle devait sortir, s'aventurer sous les arbres pour une expédition qui ne s'imposait pas de manière urgente. Tôt dans la matinée, elle avait fait le tour des pièges proches de la maison avec des résultats satisfaisants : deux petits oiseaux et un lièvre. Assez pour les jours à venir. Sans compter le renard, accroché par une de ses pattes arrière et qui l'avait vu s'approcher en se débattant, fou d'angoisse. Elle l'avait tué d'un seul coup de sa petite hache, sans plaisir et sans remords : c'était un concurrent, presque un ennemi, dans sa quête de nourriture. Elle secoua la tête.

    [Camille doit sortir. Elle doit continuer à trouver des animaux et des plantes. La froide saison arrive. Il y aura l'eau du ciel et le vent. Peut-être la neige du ciel qui blanchira tout et cachera les animaux. Les rares plantes qui resteront seront glacées et cassantes comme du verre. Si elle n'en a pas trouvé assez, Camille devra sortir et elle aura froid aux jambes, aux mains et au visage. Elle risquera le mal dans le corps. Maintenant, c'est encore le moment. Il ne faut plus penser à la maison, au chaud, au repos.]

         Elle ramassa son grand sac à dos, s'enveloppa de l'espèce de veste, mi-tissu, mi-fourrures disparates, qui la protégerait du vent qui s'était levé et posa le pied sur le porche de la maison. Comme à son habitude, protégée des éventuels regards par les arbustes sauvages contre les murs, elle observa les alentours. Hormis les feuilles qui virevoltaient, la poussière, les cimes des arbres qui ployaient par instants, rien ne bougeait. Elle s'apprêtait à s'avancer quand, le geste à peine ébauché, elle s'immobilisa. Du coin de l’œil, sur la gauche, elle avait saisi un mouvement. Elle fixa avec attention l'endroit. Serp ? Mais plus rien ne bougeait. Pas Serp. Il serait venu vers elle immédiatement, de sa course ondoyante à ras de terre. Elle attendit. Tout était calme. C'est alors qu'elle entendit le bruit. Un sifflement sourd, bitonal, étrange, qui se répéta à deux reprises avant de cesser définitivement. On aurait pu croire le cri d'un oiseau inconnu comme parfois il en passait près de la maison mais Camille savait que ce n'était pas un oiseau. Lentement, elle s'accroupit puis recula dans la maison. Elle glissa la hachette sous la cordelette qui lui servait de ceinture et s'empara du vieux revolver du père qu'elle laissait toujours à portée de main. Elle ne s'en servait jamais. D'ailleurs, il n'avait que sept balles et il n'était pas question de les gaspiller. Le père lui avait appris à l'entretenir et lui avait expliqué qu'il ne devait servir qu'à cela : un ultime recours, la défense dernière si jamais on ne pouvait pas faire autrement. Elle le nettoyait souvent mais le reposait à chaque fois dans le placard du fond où, inerte et impassible, il attendait peut-être un jour comme celui-là. Une seule fois, elle l'avait vu cracher le feu. Le père, il y avait bien longtemps, l'avait utilisé pour chasser un rôdeur avant qu'il n'approche trop de la famille. Camille se rappelait le tonnerre de la détonation et l'éclair qui l'avaient tant impressionnée. L'arme à la main, elle revint près du porche. Plusieurs minutes passèrent et enfin elle les vit. Deux silhouettes à l'orée des arbres qui bondissaient latéralement, comme si elles voulaient accomplir un mouvement tournant. Plus rien d’autre puis, comme rassurées, les silhouettes sortirent de leur ombre protectrice. Des Étrangers. Deux. A présent, ils avançaient vers la maison, sans se cacher. C'était le plus grand, celui qui possédait une sorte de bâton sur l'épaule, peut-être une de ces armes, un fusil, dont parlait jadis le père, désolé de ne pas en posséder, qui avançait en tête. C'était lui qui faisait le bruit avec sa bouche. Elle put l'entendre nettement à deux reprises maintenant qu'il était plus proche. Camille n'avait pas peur. Elle était parfaitement calme. De tout temps, elle s'était préparée à cette éventualité. Elle savait ce qu'elle devait faire. Elle jeta un dernier coup d’œil à son refuge que, à présent elle en était persuadée, les étrangers allaient envahir, et se dirigea lentement à reculons, dans un silence absolu, vers la porte arrière de la maison, un trou enfoui sous la verdure plutôt. Elle souleva la planche qui obstruait l'orifice, regarda attentivement la végétation devant elle. Elle ne se pressait pas. Elle avait tout le temps avant que les Étrangers commencent l'exploration de la maison. Elle s'avança sans bruit. La chose lui sauta dessus sans qu'elle puisse esquisser un geste. Elle grogna de surprise et ne put éviter de tomber, face contre terre, écrasée par le poids de son agresseur. La chose, déjà, s'était emparée du revolver qu'elle rejeta au loin et se saisit de la hache à sa ceinture. Camille, de toutes ses forces, chercha à se libérer mais elle était parfaitement immobilisée, les mains derrière le dos. L'agresseur lui passa une corde en métal autour des poignets et la retourna. La brutalité et la rapidité de l'acte la laissaient à présent sans réaction.

    [Camille est prise. Les étrangers l'ont prise. Elle ne peut plus s'échapper. Camille va mourir. C'est bien fait. Elle n'a pas été assez prudente. Elle a été prise comme une enfant, comme le renard de ce matin. C'est comme ça que les parents ont été pris et qu'ils ne sont jamais revenus. Mais Camille n'a pas peur. Elle saura mourir. Elle saura payer sa stupidité.]

              - Mais, voyez donc ce que je viens d'attraper là ! C'est une nana, on dirait. Eh, lieutenant, Lydia, par ici !

         Le gros étranger avait détourné les yeux une demi-seconde et Camille se redressa, prête à sauter de côté, à s'enfuir, mais les menottes l'empêchèrent de trouver rapidement son équilibre.

              - Bouge pas, toi.

         L'étranger avait tiré de son fourreau un couteau cranté dont la lame brilla dans la lumière malgré l'absence de soleil. Camille s'immobilisa, assise aux pieds de son assaillant. Les deux autres arrivaient, tranquillement, après avoir fait le tour de la maisonnette. Le premier était un homme assez jeune, habillé d'une combinaison de cuir noir, usée et déchirée par endroits. Il tenait encore son fusil à la main, mais le canon baissé vers le sol, comme pour signifier à Camille qu'il n'y avait plus de danger et qu'elle était totalement à leur merci. Ce dont elle ne doutait d'ailleurs pas. Derrière lui, les yeux aux aguets explorant attentivement les murs et leur végétation, une femme. Jeune également. Comme son compagnon, elle était tête nue et ses cheveux bruns lui tombaient presque au milieu du dos. Camille n'avait jamais vu des cheveux aussi longs. C'était aussi la première femme qu'elle rencontrait depuis la disparition de la mère. La femme tourna son visage bronzé vers Camille et se mit à l'observer avec curiosité. L'homme en cuir, les mains sur les hanches, rompit le silence.

            - Bien joué, Caspienne. Puis s'adressant à Camille : allez, jeune fille, debout, j'aimerais vous poser une ou deux questions. On rentre, ajouta-t-il en désignant la maison.

         Étrangement, ce qui désolait Camille, ce n'était pas d'avoir été faite prisonnière mais d'observer les Étrangers qui fouillaient sa maison. De les voir retourner brutalement toutes ses pauvres richesses, en échangeant de rares paroles et des clins d’œil complices et parfois consternés, comme s'ils ne trouvaient pas ce pour quoi ils étaient venus, comme si tous ses trésors patiemment récoltés n'étaient pour eux d'aucune valeur, d'aucune utilité. A cet instant précis, Camille les haïssait de toutes ses forces. Libre, elle les aurait tués, un par un, avec une délectation profonde. Mais elle était à terre, solidement attachée au gros meuble ventru de ses parents dont les portes bâillaient misérablement. Une foule d'objets renversés, brisés, piétinés, l'entourait et ce spectacle de mort rehaussait sa haine. Enfin, le gros qui l'avait attrapée se retourna vers elle, attentif soudain.

              - Bon, c'est pas tout ça, ma grande, mais va falloir que tu nous racontes ce que tu fabriques ici toute seule. Tu sais que c'est pas très prudent ça, hmm ? Et d'abord, c'est quoi ton nom ? Parce que t'as un nom, pas vrai ?

         Camille baissa les yeux au son de la voix. Elle savait que leur éclat trahirait sa colère et ses idées de meurtre. Durant quelques secondes, les Étrangers la regardèrent sans impatience puis le gros reprit :

             - Bon, ben j'crois que tu veux pas répondre, faut croire. C'est pas gentil, ça, de pas répondre à quelqu'un qui demande poliment. P'têt bien qu't'es muette au fond. Mais j'vais t'faire causer, moi, tu peux m'faire confiance.

         Elle sentit le gros qui s'approchait d'elle et se penchait à sa hauteur. Du coin de l’œil, elle le vit lever le bras et, machinalement, elle enfonça sa tête dans ses épaules. Mais, l'autre, l'homme en cuir, arrêta son compagnon.

              - Laisse, Caspienne, on va essayer autrement.

         L’homme en cuir avait posé son fusil contre le mur et il lui jeta un regard comme pour se persuader qu’il n’en aurait pas besoin puis il s’avança vers la silhouette prostrée de la jeune femme. Les mains derrière le dos, il observa Camille quelques secondes en silence avant de s'accroupir face à elle pour être à sa hauteur puis sa voix claire rompit le silence revenu.

              - Bon, écoutez-moi, jeune fille, on n'est pas méchants, vous savez. On veut seulement comprendre ce que vous faites ici, dans ce pays, heu, difficile. Comment vous vivez et si vous avez des amis. Ou de la famille, peut-être. Allez, dites-nous, on vous fera pas de mal, promis.

    [Cause toujours, salopard, Camille, elle dira rien. Camille a rien à raconter. Si tu me dis vous, c'est que tu crois que nous sommes plusieurs. Tant mieux si t'as la trouille. Vous avez qu'à vous casser. Camille, elle veut rien d'autre sinon qu'on la laisse tranquille. Et si elle doit être tuée, faut le faire vite.]

         Devant son échec patent, face à cette étrange créature, l'homme en cuir se releva. D'un geste, il arrêta les autres qui s'approchaient lentement et se mit à regarder pensivement Camille. En fait, il n'y avait pas beaucoup à réfléchir. Confronté à une situation de ce genre, les ordres étaient formels : quand on rencontrait un élément hostile, quel qu'il soit, la coutume était de l'éliminer, sans s'interroger plus avant. Mais quelque chose, la fragilité de la fille ou peut-être son apparence physique presque civilisée dans cette région si inamicale, le retenait encore. Ce fut alors que la panique se déclencha. Surgie de nulle part, une ombre gigantesque se jeta sur l'homme en cuir qui tomba en poussant un cri de surprise. Les autres reculèrent en désordre avant d'identifier l'image du gros chien qui venait de jaillir. La femme brune et le gros réagirent dans la même seconde, elle en levant son revolver, lui en tirant son poignard. Ils n'eurent pas le temps de se servir de leurs armes. La voix dure et glacée de Camille s'éleva au-dessus des grognements et des bruits de lutte :

                 - Serp, laisse. Au pied.

         Le monstre, comme frappé par la foudre, abandonna immédiatement l'homme en cuir et vint ramper, pantelant, aux pieds de sa maîtresse. L'homme en cuir se releva, arrêta d'un geste la femme brune qui s'approchait et regarda Camille.

              - Vous voyez bien que vous pouvez parler. Je vous félicite aussi de vous faire obéir comme ça mais, je vous en donne ma parole, au moindre geste du dogue, notre amie Lydia - il désigna la femme brune d'un bref geste de la tête – l’élimine. Bon, maintenant, faut parler ou bien tout ça va mal se terminer. Allez, vite.

              - Camille a rien à dire. C'est vous qui êtes venus la chercher. Elle demandait rien. Faut la laisser tranquille.

         L'homme haussa les épaules et se tourna vers la porte d'entrée. Il porta son sifflet à ses lèvres et émit le curieux son bitonal qui avait tant intrigué Camille quelques minutes plus tôt. La porte s'ouvrit immédiatement sur une petite femme d'une quarantaine d'années aux courts cheveux châtains, qu'une longue cicatrice qui lui courait au-dessous de la bouche n'arrivait pas à enlaidir. Elle aussi était habillée de cuir et tenait à la main un poignard. Elle interrogea du regard ses compagnons. L'homme en cuir qui, à l'évidence, était le chef du petit groupe, reprit la parole.

              - Allez, on l'emmène. Avec le dogue. A la condition expresse que vous nous assuriez que vous le ferez tenir tranquille sinon...

         Ces dernières paroles étaient directement destinées à Camille qui ne prit même pas la peine de lui montrer qu'elle avait entendu. Pour elle, quoi qu'il se passe, la partie semblait perdue puisqu'elle allait être entraînée elle ne savait où, mais probablement très loin de chez elle. Dans le meilleur des cas, pensait Camille, elle serait traitée en esclave où peut-être pire encore. A moins, que lassé de son silence ou de devoir constamment la surveiller, l'homme en cuir, celui que les autres appelaient le lieutenant, se décide enfin à se débarrasser d'elle d'un coup de poignard, un peu plus loin, dans quelque chemin de terre. Elle le souhaitait à présent. Elle n'avait pas peur. En tous cas pas de la mort. Ce qui la tracassait, c'était Serp. Le chien était toujours près d'elle, attentif à ses moindres gestes, et observait les Étrangers avec une méfiance extrême. Mais Camille savait bien que, en dépit de sa force, l'animal ne pouvait rien contre les armes et le nombre des ennemis. Il ne lui restait qu'à trouver un moyen pour qu'il s'enfuie sans dommages. Elle comptait bien profiter de la moindre occasion, du plus petit moment d'inattention, pour lui jeter l'ordre bref qui, au moins, le sauverait lui. Un autre coup de sifflet et Camille se retrouva debout puis violemment poussée par-derrière. Ils sortirent lentement de la maison. L'homme en cuir et la femme jeune l'encadraient. Déjà le gros s'était glissé sur le côté et disparut sous le couvert des arbres. L'autre femme n'était pas en vue. Camille jeta un coup d’œil désolé à son petit monde que, elle en était à présent certaine, elle ne reverrait pas. Elle ne se sentait pas particulièrement triste - ce qui doit arriver, arrive - mais sa haine et sa rancœur étaient intenses.

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       Elle s'appelait Camille. Camille sans rien de plus. En ce temps-là, si on n'avait pas de surnom - mais pour cela, il fallait vivre en groupe - un simple prénom suffisait pour faire pleinement office d'identification. Avant, quand elle était toute petite, un temps si lointain qu'elle s'en souvenait à peine, il y avait eu une autre Camille. Une fille du village d'en bas, une méchante petite brune, toute rabougrie qui se moquait toujours d'elle. Elle, on l'appelait alors "Camille d'en haut", allusion au fait qu'elle vivait avec ses parents et son frère dans les ruines plus ou moins bien réaménagées de leur maison perdue sur la colline. C'était même devenu Camille de haut, par une espèce de contraction linguistique au mécanisme difficile à définir. Elle détestait ce surnom qui lui donnait l'impression de n'être qu'une imitation, une copie de cette autre petite fille qu'elle haïssait tellement. Et puis les Étrangers étaient venus. Sans avertissement surgis de nulle part. Ils avaient attaqué le village du bas, tuant, pillant, brûlant tout ce qu'ils pouvaient. Ça n'avait été que l'affaire d'une matinée mais elle n'avait plus jamais entendu parler de l'autre Camille. Ni de personne du village, d'ailleurs. Comme s'ils n'avaient jamais existé. Les ruines de leurs maisons s'étaient vite confondues avec celles des alentours. Elle se rappelait bien ce jour là, la pâleur extrême de son père, le calme apeuré de sa mère, l'excitation de son jeune frère. Ils n'avaient dû leur salut qu'à leur isolement et aux précautions sans cesse renouvelées que prenaient les parents, leur obsession à effacer toute trace d'une présence qui eût pu les dénoncer. Ils avaient passé plusieurs jours cachés dans le recoin qui leur servait de cave et de refuge, attentifs à ne faire aucun bruit, à ne montrer aucun signe de leur existence. De nombreuses nuits s'étaient écoulées avant que le père ne décrète qu'il n'y avait plus aucun risque. Les Étrangers étaient partis depuis longtemps quand ils avaient enfin osé s'aventurer à l'air libre. Par la suite, les parents étaient devenus encore plus obsédés de sécurité, de discrétion et de silence. Mais, elle, elle était heureuse : il n'y avait plus qu'une seule Camille. Elle avait retrouvé ce à quoi elle aspirait le plus : son identité. Ces événements effrayants s'étaient déroulés bien des saisons auparavant et, quoiqu'elle s'en souvienne parfaitement, cela lui semblait à présent relever d'une autre vie. D'un temps où elle n'était pas totalement seule. Ensuite, il y avait eu la disparition du père, parti relever des pièges dans une expédition quotidienne dont il n'était jamais revenu. L'inquiétude croissante de la mère qui, n'y tenant plus, s'était résolue à partir à sa recherche, après avoir pris bien soin d'exiger de ses enfants qu'ils ne sortent sous aucun prétexte de la maison avant son retour. Mais, elle aussi, elle n'était pas revenue. Il avait alors fallu apprendre à vivre seuls, son frère et elle. Cela avait été en définitive facile. Ils veillaient l'un sur l'autre et cette présence mutuelle les rassurait. Ils ne s'éloignaient guère de la demeure, et toujours ensemble, que pour aller cueillir les fruits, ramasser les plantes sauvages pour la saison froide et surtout relever les pièges pour le quotidien. Ils avaient appris à survivre et à ne plus évoquer le retour des parents. C'était une étrange vie où ils parlaient peu mais savaient à chaque instant la présence de l'autre. Ils se comprenaient sans mots, par un signe, un simple regard. C'est comme ça que Camille avait su que Lud, son frère, partirait lui aussi. Parce qu'il regardait souvent vers la plaine, et encore plus loin vers les montagnes de l'autre côté, à guetter un signe, à attendre elle ne savait quoi. Quand il lui semblait apercevoir une fumée, un mouvement, il était tout excité. Comme si on pouvait espérer quelque chose de bon des terres lointaines et des étrangers qui devaient y pulluler. Elle, elle se gardait bien d'attendre quoi que ce soit de l'inconnu. Elle se rappelait trop bien le pillage du village et également le rôdeur qui, alors qu'elle n'était qu'une toute jeune enfant, un jour, avait voulu voler leur réserves de vivres et que le père avait tué à grands coups de masse. Le voleur était enterré plus loin, au pied de l'arbre aux feuilles rouges, rouges comme son sang dont elle pouvait encore sentir l'odeur fade dans le cellier. Elle n'avait donc pas été surprise en rentrant un soir de voir la maison vide. Camille et Lud, quand le temps et leur humeur le permettaient, depuis plusieurs saisons déjà, faisaient leurs propres tournées de prospection. Parce que cela multipliait par deux le territoire parcouru et leurs chances de trouver leur subsistance. Ce soir-là, Camille s'était immédiatement aperçue que les affaires de son frère, ses quelques objets personnels, avaient disparu. Elle avait compris. Elle s'y attendait. Elle ne lui en voulait pas d'être parti comme ça. Il savait qu'elle savait alors qu'aurait-il bien pu lui dire ? Curieusement, alors que d'une certaine manière elle s'était retrouvée définitivement orpheline, que cette absence lui parut bien plus cruelle que celle, jadis, des parents, elle fut également soulagée. A présent, il n'y avait plus qu'elle sur qui veiller : elle était totalement libre. Quel que soit le devenir de son existence, c'était à elle et à elle seule de l'assumer.

       Camille avait vingt-trois ans. Elle avait compté le nombre des saisons depuis la disparition des parents. Onze à ajouter aux douze ans qu'on lui accordait alors. C'était plus une habitude de pensée qu'autre chose car à quoi ce détail aurait-il bien pu lui servir ? Ce qui comptait, c'était qu'elle était solide et en bonne santé. Ne pas être malade était suprêmement important. Elle se souvenait de la fois où, durant plusieurs semaines, elle avait dû rester à la maison à cause de cette douleur insupportable à la gorge, de cette chaleur intense de son corps qui, au début, lui avait fait prononcer des phrases sans suite, elle qui parlait si peu. Et de cette intense fatigue qui, si longtemps, l'avait poursuivie au point de la faire marcher à petits pas et s'écrouler à chaque instant sur son vieux lit encore imprégné de son humidité. Elle ne voulait plus jamais être comme ça. Surtout maintenant qu'elle était seule. Parfois, dans ses rares moments d'ennui, de tristesse, elle regardait son visage dans le miroir ébréché de la pièce des parents. Elle y voyait l'image d'une inconnue aux yeux gris qui la regardait pensivement. Elle rejetait en arrière une mèche de ses cheveux blonds qu'elle coupait régulièrement grâce à la trousse de sa mère miraculeusement épargnée durant toutes ces années et détournait son regard, gênée qu'elle était de s'observer ainsi. Elle ne savait pas si elle était laide ou jolie. Cette pensée ne l'effleurait jamais. Elle prenait grand soin de rester propre, de laver ses vêtements aussi souvent qu'elle le pouvait - elle les confectionnait elle-même à partir de restes de tissus, de fourrures et de peaux qu'elle avait appris à tanner grossièrement -, des gestes acquis par habitude, pour ne pas être malade. La crasse, lui disait sa mère, attire les souffrances du corps. Mais son souci essentiel, sa raison de vivre, chaque matin renouvelés, c'était de tuer les animaux pour ne pas mourir de faim et se cacher des Autres qui, elle le savait, ne lui voulaient pas de bien.

     

     

       Pour Camille, les jours s'écoulaient insensiblement, tranquilles et durs. La saison froide était évidemment la pire. Quand il fallait, durant des jours, rester à l'abri à regarder tomber l'eau du ciel. Inutile alors de partir en quête d'un gibier éparpillé et invisible dans des forêts endormies. Elle tournait en rond dans les pièces de sa demeure à observer tous ces objets patiemment accumulés et dont elle connaissait par coeur chaque recoin, chaque surface, à vérifier ses armes, à ébrancher quelque bois, à réparer un coin de mur. Dans la cheminée brûlaient deux ou trois bûches, à leur minimum de combustion car elle savait que la fumée qui s'échappait en volutes légères du trou dans le toit était une ennemie, une trahison de chaque instant. C'était déjà un risque calculé du temps des parents mais les hautes futaies, heureusement, protégeaient des regards. Ce qui l'épouvantait quand elle y pensait, c'était l'odeur de feu qui portait si loin : elle s'était préparée à s'enfuir à la moindre alerte, du moins le croyait-elle. Depuis deux saisons toutefois, sa vigilance s'était un peu relâchée. Depuis qu'il y avait Serp. Le minuscule chiot découvert sous l'éboulis neigeux était devenu une énorme bête noire et feu, aussi sauvage qu'elle, un monstre qu'elle n'aurait pas aimé rencontré au hasard d'un taillis. Cette présence rassurante, utile, lui avait souvent fait repenser avec soulagement à son acte de clémence d'alors. Le grand chien lui était plus fidèle que nul être dans son passé et lui donnait l'impression d'avoir, sinon un ami, du moins un allié, et parfois même une sorte de prolongement d'elle-même. Elle savait pouvoir compter sur sa constante surveillance de leur petit univers. Il était souvent parti pour de longues chasses solitaires mais qui ne l'éloignaient jamais trop loin, elle le pressentait, de la maison. Aucune apparition n'aurait pu surgir sans qu'elle en soit avertie ce qui, peu à peu, l'avait entraîné à se reposer, plus ou moins consciemment, sur quelqu'un d'autre qu'elle-même.

         Plusieurs fois chaque hiver venait la neige. C'était comme une délivrance. Elle aimait par-dessus tout cette blancheur étincelante sous le soleil souvent revenu. Il lui arrivait de s'aventurer longtemps dans les bois, malgré le froid, pour observer et apprendre les collines endormies et les forêts glacées. Elle ne descendait jamais volontairement jusqu'à la plaine pourtant si proche, par peur des Autres, les Étrangers dont elle avait tant à redouter. Seule la rareté du gibier certains jours la forçait à courir ce risque mais c'était en réalité très exceptionnel et elle n'omettait jamais d'effacer ses traces quand elle retournait à son refuge : la neige lui plaisait mais ne lui faisait jamais oublier sa fragilité et son isolement. La belle saison, d'une certaine manière, la libérait un peu de ces contraintes. La nature alors explosait et elle pouvait sans trop de crainte se fondre dans cette agitation. C'était alors le temps des longues traques de petits animaux, la recherche jusqu'à tard le soir des plantes comestibles, la récolte de ce que pouvait bien lui donner la colline - et même les contours de la plaine - en prévision des longs moments de vent et de pluie.

       Une fois, il y avait quatre saisons de cela, un homme étrange était venu. Lud qui demeurait encore avec elle était parti pour une de ses interminables explorations du pays et elle était seule, allongée au soleil, derrière la maison. Elle ne l'avait aperçu qu'au tout dernier moment et n'avait eu que le temps de plonger dans l'ombre des arbustes sauvages qui s'agrippaient aux murs. L'homme venait certainement de la plaine et avait dû s'égarer dans la colline. Il ne paraissait pas particulièrement menaçant et ressemblait plutôt à un explorateur, à un promeneur paisible. Mais ce qui avait extraordinairement surpris Camille, c'était son apparence : émergeant par endroits de ses vêtements informes, sa peau était noire. Aussi noire que la nuit profonde des jours d'orage. C'était la première fois qu'elle voyait un être de ce genre et il lui fallut scruter ses moindres gestes pour se persuader qu'il s'agissait bien de quelqu'un de la même espèce que Lud et elle. L'homme était resté un long moment à observer la maison dont chaque pierre avait été calculée pour donner l'apparence d'abandon d'une ruine oubliée. Pourtant, il ne partait pas. Il avait même ébauché un geste comme pour aller voir de plus près : peut-être avait-elle laissé en évidence un signe d'occupation des lieux ? Elle ne le pensait pas mais s'il devait pénétrer dans la maison, il verrait bien qu'elle était habitée. Camille avait serré sa hachette et le poignard dont elle ne se séparait jamais, bien décidée à le tuer quand il ressortirait. Mais il n’était pas entré. L'homme avait regardé autour de lui, hoché la tête et s'était éloigné lentement pour se fondre sous les arbres. Elle avait longtemps fixé le point d'où il avait disparu. Cette apparition étrange et inattendue l'avait renforcée dans son idée de se méfier de tout et tout le temps. Quand elle en parla à Lud, quelques heures plus tard, celui-ci la regarda comme si elle déraisonnait et elle ne mentionna plus jamais la rencontre bizarre. Aujourd'hui, elle doutait qu'un tel être, homme ou bête, puisse s'approcher si près de son domaine sans être attaqué par Serp.

       Si Camille rêvait de futurs différents, elle ne s'en souvenait pas. Elle avait parfois envisagé de quitter sa maison. Pour voir autre chose. Pour rencontrer, peut-être, des êtres comme elle, s'ils existaient vraiment. Chaque fois, elle avait repoussé l'idée dérangeante. De l'inconnu ne pouvait venir que la peur. Camille se satisfaisait de la manière dont elle vivait. L'idée proprement dite du bonheur lui était étrangère mais elle se sentait en somme en accord avec son existence. Elle prenait à son petit monde ce qui lui était nécessaire pour subsister et n'en attendait pas plus. Elle avait toujours connu cela, sentinelle gratuite d'un lendemain sans avenir.

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         Une aube affaiblie permettait à peine de distinguer les contours du paysage. La neige tombée avec abondance les jours précédents donnait, sous cette lumière étrange, à toutes choses une apparence d'uniformité glauque. A l'horizon de la plaine, presque au pied des collines, tranchant nettement sur cette pâleur relative, une brume grise enveloppait les arbres et les ruines des quelques constructions éparses emmitouflées de neige. La brume - ou peut-être était-ce un brouillard finissant - stagnait en un mince tapis maléfique. Il faisait encore très froid et le silence était absolu.

         L'ombre claire, seulement visible quand elle bougeait, progressait lentement, de manière irrégulière, comme si elle se méfiait de tout, s'arrêtant à chaque bond pour guetter une éventuelle présence menaçante. En observant de plus près la silhouette épaisse, seul point mobile dans la nature inerte, on aurait pu reconnaître un être humain. L’homme était engoncé dans des vêtements informes, mélange inidentifiable de fourrures et de lourds tissus. Il portait un bonnet, une espèce de chapka comme en utilisaient jadis les habitants de la lointaine Russie. Profondément enfoncé jusqu'aux sourcils, l'étrange coiffure dissimulait totalement les cheveux, donnant à son propriétaire l'allure d'un animal dangereux. Pourtant, lors d'un examen plus attentif, quelque chose d'indéfinissable, la gracilité et la retenue de certains gestes, la démarche vaguement féline, les pas légers malgré la vigilance de tous les instants, auraient permis de s'en faire mieux une idée et, dans ce profil indécis, de reconnaître une femme. Celle-ci se pencha soudain sur son côté droit et se mit lentement à fouiller la neige qui s'étalait au pied d'un groupe d'arbustes rabougris. Elle en tira un piège artisanal qui renfermait les restes, à demi dévorés par un quelconque prédateur, d'un lièvre qui, de son vivant, avait dû atteindre une taille respectable. La femme grimaça mais s'empara néanmoins des restes du petit cadavre qu'elle enfourna dans le sac qu'elle portait à son épaule. Après avoir réamorcé et recouvert méticuleusement de neige le collet, elle reprit sa marche laborieuse et impassible. Pour elle, le temps ne comptait pas. Depuis longtemps, depuis le terme de son enfance si courte, depuis qu'elle était seule en fait, elle avait oublié les heures et le temps des hommes. Seules lui importaient la course du soleil ou, quand il ne se montrait pas, la luminosité du jour. Chaque saison avait pour elle ses repères et elle avait appris à adapter ses marches solitaires aux variations de la Nature, une Nature le plus souvent hostile, rarement clémente, toujours indifférente. Elle lui en demandait peu, à la Nature : qu'elle lui apporte les quelques éléments lui permettant de poursuivre sa vie de recluse en liberté. En contrepartie, elle savait la respecter et ne lui prenait jamais plus que nécessaire. Elle ne se sentait pourtant pas malheureuse dans cet immense isolement. Elle se contentait de voir les jours et les nuits défiler comme dans un rêve éveillé. Elle avait connu bien des souffrances, bien des amertumes, mais savait également le bonheur que pouvait apporter un rayon de soleil sur sa peau, le frémissement d'une source à la belle saison et la beauté des nuages, en haut, qui filaient indifférents et libres sur le fond bleuté du ciel. Cette vie végétative aurait pu, dans sa parfaite vacuité, faire horreur à la toute jeune fille qu'elle était encore en vérité mais c'était son existence et son âme n'en était pas troublée. Elle ne se posait même jamais la question.

         Elle se retourna tout à coup, l'esprit en éveil. Il lui avait semblé entendre un bruit inhabituel dans le silence familier. Un silence d'ailleurs relatif si l'on prenait en compte les multiples craquements de la glace et de la neige qui fondaient par endroits sous la tiédeur du soleil froid qui venait d'apparaître, le murmure des eaux courantes sur les pierres et, de temps à autre, le bruissement étouffé d'un petit animal qui s'enfuyait à son approche. Son cerveau avait enregistré le bruit sans qu'elle s'en rende compte mais cela avait suffi à lui faire suspendre tous ses mouvements d'un seul coup. Elle ne chercha pas à se réfugier sous un arbre ou contre une congère. Elle savait que, immobile, grâce à ses vêtements clairs, elle se fondait parfaitement dans le paysage. Comme une statue de glace pétrifiée, elle attendit sans crainte et sans hâte que le bruit reprenne. Elle l'entendit à nouveau. Une sorte de gémissement faible, presque inaudible et assez proche pourtant. Cela ressemblait à un souffle de vent s'enveloppant autour de quelque roche mais c'était indéniablement vivant. Ses yeux clairs parcoururent sans ciller la blancheur que faisait à présent scintiller le soleil. Rien ne bougeait. Une troisième fois, le bruit revint. Comme le sanglot d'une bête malade. Cela venait du tumulus de pierres écroulées, aux trois quarts ensevelis sous la neige épaisse, qui lui faisait face, à une cinquantaine de mètres du petit chemin qu'elle suivait lentement. Elle s'approcha. A la base de l'édifice, invisible du chemin, un trou noir. Une entrée de terrier. Le gémissement venait de là mais s'était arrêté comme elle approchait. Avec mille précautions, la hachette qui lui servait généralement d'arme de poing à la main, elle agrandit lentement l'orifice tout en parcourant d'un regard soupçonneux l'espace qui l'entourait. Un rayon de jour illumina en partie la petite cache. Tremblant de peur et de froid sur ses pattes malhabiles, un chiot minuscule la regardait de ses yeux larmoyants, aveuglé par la lumière soudaine. Derrière lui, les cadavres déjà rigides de deux autres petits chiens. Une portée probablement abandonnée par une mère insouciante ou apeurée. Elle leva son arme, décidée à abréger la vie de ce qui était une bien misérable nourriture, mais un réflexe ancien, une pitié tout à fait incompréhensible, lui fit différer son geste. Comme si elle avait deviné son hésitation, la petite créature s'approcha d'elle et, avant qu'elle ait pu reculer, chercha à lui lécher sa main libre. Elle reposa sa hachette.

     

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