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         La première sensation consciente de Blois, ce fut cette humidité froide qui courait sur son flanc gauche. Il se retourna lentement, silencieux et maladroit, vers l’arrière et se retrouva coincé par le mur de béton. Il gisait dans une sorte d’anfractuosité et une masse sombre le surplombait à moitié. Le jour déclinant ne pénétrait plus très que faiblement dans sa cachette improvisée mais ses yeux s’étaient habitués. Il lui fallut pourtant un long moment pour identifier la masse au dessus de lui, une lourde grille d’acier qui menaçait, semblait-il, de s’écrouler à tout moment. Il voulut se relever pour mieux comprendre sa situation mais son bras gauche totalement engourdi, comme détaché de son corps, ne répondait pas. Alors, il rampa pendant ce qui lui parut une éternité. Enfin, il distingua l’ouverture du bâtiment d’où sourdait encore vaguement une lumière grisâtre. Une porte coulissante bloquée verticalement à la moitié de son parcours le séparait de l’extérieur. Il se rappelait parfaitement avoir envoyé valser la petite crapule puis cette fuite, cette reptation plutôt, dans la grisaille de la fin d’après-midi et sa chute soudaine, mais après ? Il n’avait plus du tout mal à son bras mais se savait encore épuisé. Il avait dû perdre beaucoup de sang et, de plus, cela faisait des heures qu’il n’avait ni bu, ni mangé. De lassitude il laissa retomber sa tête sur son bras valide. Voilà. Son parcours se terminait là, dans cet espace inconnu et hostile. Jamais, il n’aurait la force de sortir. D’ailleurs, le fallait-il puisque la crapule et ses copains ne devaient pas être bien loin… Quelle fin dérisoire pour le fameux soldat qu’il était ! Lui qui, en imagination, s’était vu si   souvent tomber en plein combat et au grand jour. Ce trou d’égout, cette puanteur… Les dogues errants et les rats se chargeraient de sa carcasse. Il sentit des larmes de fatigue couler sur ses joues. Combien de temps resta-t-il ainsi allongé immobile ? Impossible à savoir. Il tressaillit aux bruits peu identifiables qui vinrent se superposer à ceux d’une eau courante quelque part vers l’intérieur, son seul environnement sonore jusqu’à présent. Des craquements. Une présence. Les rats… Enhardis par son absence de mouvements et par l’odeur du sang séché, ces horribles bestioles allaient sans doute le déchiqueter, le dépecer vivant. Et comment se défendre dans son état ? Ses pensées confuses s’entrechoquaient dans son esprit embrumé. La panique s’emparait peu à peu de lui. Non, ne pas finir comme ça. Il ferma les yeux avant, dans un effort désespéré, de reprendre sa reptation. Il s’interrompit presque aussitôt en apercevant les reflets d’une faible lumière jaune se mettre à danser sur le mur, juste au dessus de lui. Une torche. Le salut, peut-être ? Il n’arrivait pas à le croire. Il avait raison, il le comprit immédiatement, quand, sans que n’ait été prononcée la moindre parole, il huma la puanteur si caractéristique de la petite crapule. Le type le cherchait. Car, sans pouvoir se l’expliquer, Blois savait que c’était bien lui qu’on cherchait. A présent, il pouvait entendre des voix. Plusieurs dont celle de l’homme à l’épée tordue. A plusieurs reprises, la lumière jaune éclaira sa cache et, chaque fois, Blois s’attendit à percevoir les exclamations de joie, les piétinements nerveux, le froid de l‘acier. Mais rien ne vint. Il aurait pourtant suffi que les autres se penchent légèrement vers son trou à rats en l’éclairant avec leur torche. Il était soudain si fatigué, Blois, que pour un peu il aurait eu envie de se dresser, de leur révéler sa présence. Pas pour se rendre car il savait bien qu’il ne lui serait fait aucun quartier mais parce qu’il en avait assez de ce cache-cache minable. Marre de cette situation sans issue. Il ferma les yeux.

              - L’est là, que j’te dis, Jacmo. L’est là, j’en suis sûr !

              - Alors où qu’il est, sous-merde de mes deux, où qu’il est, hein ? Où ça ? Montre le moi ton super caïd ! T’as rien. T’as peau de balle, ducon, que j’dis moi ! Tu nous fais paumer du temps. Faut mieux s’occuper des autres merdes pasque t’as que dalle !

         Une voix de femme à présent, cassante, impatiente :

             - Y sont qu’deux, les autres. C’est maintenant ou jamais… Alors, c’est oui ou merde ?

         Puis le silence, le calme. Blois a sommeil. Il devine qu’il ne lui faut pas rester ici, qu’il est en train de mourir doucement, qu’il faut qu’il avance, qu’il sorte. Même au risque de se retrouver face à face avec la petite crapule et ses copains. Il n’a pas le choix. Pourtant, il ne bouge pas. Il commence enfin à être bien dans sa peau. Et puis tout ça ne rime à rien. Que les autres, tous les autres, se débrouillent sans lui. Il est trop fatigué. Plus rien à foutre de tout ça. Le sommeil l’a repris. Il ne sait pas combien de temps il est resté à nouveau là, immobile. Il se demande si son agonie va se prolonger encore longtemps. Il revoit certains pauvres bougres qu’il a abandonnés comme ça, avant, quand lui aussi était un chasseur. Dans sa vie d’avant. Est-ce que, comme lui, eux aussi ont senti venir la mort par petits paliers progressifs ? Est-ce que, eux aussi, ils l’ont souhaitée, cette délivrance, comme il la désire si ardemment à présent ? Mais ses idées se mélangent. Une journée de soleil avec sa mère et sa sœur. Lermontov qui crie. La nuit qui tombe sur le village et dont il regarde les couleurs pourpres s’étendre sur la campagne depuis le muret du sud où il veille rêveusement. Le fleuve en été où c’était si agréable de prolonger son bain. Le jour où… Cette fois, il en est sûr : il a senti le mouvement près de lui, imperceptible, un déplacement d’air léger capté à la limite extrême de sa conscience. Il devine les rats ou une autre saloperie de bestiole. Quelque chose en lui se révolte et lui hurle qu’il ne veut pas encore mourir mais il est trop fatigué.

         La chose s’est rapprochée. Trop grosse pour un rat. Alors, tant pis, ce sera encore plus épouvantable. Il la sent tout près, qui l’observe, qui s’interroge probablement sur ses possibles capacités de résistance. Puis le chuchotement, à peine un murmure :

              - Oh Blois. Blois…

         Une main douce et fraîche lui caresse le visage. Blois sent le souffle d’une respiration légère sur sa tempe droite. Elle provient de l’ombre, noire dans la demi-obscurité, qui s’est penchée vers lui. Les cheveux d’une femme lui frôlent la joue à présent qu’il a légèrement tourné la tête. Camille. C’est Camille. Il veut parler mais il ne peut émettre qu’un pauvre grognement.

              - Chut, Blois, ne bouge pas. Ça va aller.

         Blois pleure.

     

     

         Camille traîna son chef jusqu’à une sorte de petite salle aveugle qu’elle avait repérée lors de ses recherches. Blois ne pouvait presque pas marcher tant son épuisement était grand. A présent qu’on le mobilisait, son bras le faisait horriblement souffrir; une sorte d’élancement permanent qui se résolvait dans des paroxysmes atroces, des brûlures intenses, à chacun des cahots durant les quelques dizaines de mètres que Camille qui le soutenait fermement lui fit accomplir comme dans un rêve. Il sentit plutôt qu’il ne vit la présence du grand chien et, dans un éclair de lucidité, il comprit que, bien sûr, c’était la bête qui l’avait repéré dans les ruines et avait alerté sa maîtresse. Enfin, elle l’allongea dans un coin de la petite pièce malodorante. Elle s’agenouilla près de lui et posa une main fraîche sur son front brûlant.

              -Tu restes ici et tu ne bouges pas. Camille va aller chercher de l’aide, les autres. Mais d’abord, il faut boire un peu, ajouta-t-elle en lui portant sa gourde à la bouche.

         Blois aspira goulûment quelques gouttes de liquide avant de retomber en arrière. La tête lui tournait et il lui était impossible de parler. Étendu sur sa litière de fortune, il resta longtemps à contempler le noir. Il ne pouvait pas penser et se contentait d’entendre  son cœur battre la chamade puisqu’il lui était impossible de l’obliger à se calmer. Son mal de tête, à présent que son immobilité était totale, semblait s’estomper et la vague nausée qui l’avait envahi était très supportable. Après les heures d’angoisse qu’il venait de vivre, Blois se sentait presque détendu. Il savourait près de lui la compagnie rassurante de Camille et de son chien qui lui faisaient comme une garde d’honneur.

         La jeune femme attendit que Blois se fut endormi avant de se lever doucement. D’un geste invisible, elle obligea le chien qui s’était redressé à se recoucher près du blessé puis, rassurée, elle quitta le petit réduit. Elle attendit un long moment près de la porte qu’elle avait pris soin de laisser entrebâillée faiblement, dans la position exacte où elle l’avait trouvée la première fois. Rien ne bougeait. Aucun bruit en dehors des habituelles plaintes de souffrance du bâtiment. Dans le noir total, elle s’avança vers la porte coulissante dont, à quelques dizaines de mètres de là, elle sentait la présence à un imperceptible courant d’air glacé. Quelque temps auparavant, dans la demi-obscurité grise de l’après-midi, elle avait eu le temps de mémoriser la topographie de ce lieu hostile et elle avançait sans la moindre hésitation, se demandant comment elle avait pu passer une première fois si près de Blois sans le voir car, elle en était persuadée, l’homme gisait là depuis des heures, depuis la fin du jour sans doute. Malgré les menaces de ceux qu’elle surnommait les sauvages, en dépit de la blessure de son chef qui la souciait pour l’avenir proche, pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait revivre. Elle retrouvait les sensations presque oubliées du temps d’avant, lorsqu’elle était libre et qu’elle partait, solitaire, pour ses longues explorations dans un univers pratiquement inconnu. Aujourd’hui, sa situation avait bien changé et les ennemis qu’elle devait affronter n’avaient rien à voir avec les petites bêtes sauvages qu’elle pistait alors. Les prédateurs du temps présent étaient bien plus rusés, plus cruels aussi, mais les combattre lui procurait cette sensation ancienne d’exister enfin et si la situation était plus dangereuse, elle était également bien plus excitante. Pour un peu, Camille en aurait tremblé de plaisir.

     

     

         La nuit était froide et lumineuse. La lune dessinait chaque contour avec une précision géométrique et la ville en paraissait pétrifiée et transie. Le ciel brillait de mille étoiles qu’aucune lumière artificielle ne venait jamais affadir. Camille observait le spectacle de ces ruines calmes avec méfiance. Elle savait que cette tranquillité apparente pouvait dissimuler bien des noirceurs autrement plus sournoises. Dotée d’une vision excellente, aguerrie par ses chasses anciennes, quand il lui fallait deviner l’objet, l’ombre, la couleur qui dissimulaient ses proies, elle ne se pressait pas, prenant le temps d’évaluer chaque chose. Elle avançait lentement, s’immobilisant soudain un long moment quand sa prescience le lui dictait, pour se fondre alors parmi les roches. Arrivée près d’une arche brisée émergeant d’un fouillis de pierres, elle attendit encore avant de siffler doucement, sorte de murmure qui aurait pu être émis par une brise qui n’existait pas. La silhouette familière de Lydia vint se ranger près d’elle. Les deux femmes restèrent côte à côte dans une inertie absolue avant de s’enfoncer de concert dans l’ombre propice.

             - Camille a retrouvé Blois, murmura-t-elle. Il est blessé et se repose avec le dogue dans une cave. Il ne craint rien.

              - Grave ? Blessé, c’est grave ?

              - Le bras. Perdu du sang mais pas trop grave… je crois.

         Lydia hocha la tête dans l’obscurité avant de chuchoter :

               - Scorpion est parti à la recherche de Caspienne. Je l’attendais mais puisqu’il n’a pas l’air de revenir… Il faut prévenir Lermontov. C’est à moi d’y aller. Quant à toi… Tu restes avec Blois pour le cas où… Enfin, tu sais.

              - Tu me laisses ? Seule ?

         Comme si elle n’avait pas entendu, Lydia resta silencieuse. Camille pouvait deviner le profil de la femme qui scrutait la nuit et elle attendit. Une dizaine de secondes passa avant que Lydia réponde enfin.

              - Je te fais confiance. Parce que je pense que tu as compris à présent où est ton intérêt. Parce que tu es suffisamment intelligente pour savoir également que c’est tous ensemble que nous nous sortirons de ce… D’ailleurs, je te jure que si tu disparais, je saurai te retrouver. Tu sais que je dis la vérité.

         Camille perçut le geste sans équivoque de sa compagne vers son poignard mais cela ne l’inquiétait nullement : si elle avait décidé de s’enfuir, aucune menace n’aurait pu la faire changer d’avis. Ce qui la retenait, c’était ce sentiment, que pour la première fois elle arrivait presque à identifier, de faire partie d’un groupe, de pouvoir compter sur d’autres, d’exister en dehors d’elle même. C’était pour cela qu’elle n’abandonnerait pas Blois à ses ennemis. Elle comprenait encore certainement mal ce nouvel état d’esprit mais elle avait pris sa décision. Elle se pencha vers Lydia.

             - Camille ne partira pas. Elle veillera sur Blois et attendra le retour de tous les autres.

             - Vaudrait mieux, menaça doucement Lydia.

            -Tu peux me croire. Je sais que je fais partie du village maintenant.

         Déjà, Lydia s’était fondue dans le jour naissant, silencieuse et douce comme une menace de mort. Elle n’avait pas eu le temps de remarquer que, pour la première fois, son ancienne prisonnière lui avait répondu à la première personne.

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         Lime s’était renfoncé derrière le petit muret d’éboulis en tremblant de tous ses membres. Il était terrorisé, anéanti par ce qu’il venait de voir. Il n’arrivait pas à le croire : les étrangers, enfin surtout le loup, avaient fait prisonnier Tronche, le pauvre vieux Tronche, son copain. Il avait assisté à ce qui, de loin, ressemblait à un interrogatoire. Il avait hurlé intérieurement de rage à la gifle qu’avait assénée le gros type et il se demandait encore comment venir en aide à son vieil ami et surtout comment se débarrasser de ces étrangers quand, incrédule, il avait vu Tronche s’effondrer d’un seul coup, d’un seul, pour ne plus se relever. Sa rétine horrifiée avait enregistré le geste du type en cuir qui avait retourné du pied ce qui maintenant devait être un radac… Alors, pris d’une soudaine panique devant ces inconnus qui tuaient sans esquisser le moindre geste, il s’était planqué, bien décidé à se faire oublier, bien décidé à rester là, immobile, jusqu’à ce que les tueurs s’en aillent. Il les suivrait ensuite à la trace, pour trouver un moment propice, pour… Enfin, il verrait bien. Peut-être aurait-il sa chance, cette chance qu’on n’avait pas accordée à son vieux copain. Son vieux pote. Ses yeux s’embuèrent au souvenir du crime dégueulasse. Peut-être, au fond, Tronche n’était-il pas vraiment mort, seulement un peu sonné ; après tout, il n’avait pas bien vu, tout s’était passé si vite… mais, pour toutes les richesses de la Ville, il ne se serait pas relevé, au risque de se découvrir et que, à lui aussi…

          Il hurla de terreur, un cri vite étouffé par le gant ferme qui venait de s’appliquer sur sa bouche. Il essaya de se dégager mais la prise était imparable. Lime ferma les yeux, au bord de l’évanouissement, mais les rouvrit presque aussitôt en sentant l’étreinte se relâcher. Un soulagement abject envahit soudain tout son corps quand il reconnut Jacmo. Une chaleur humide dégoulinait sur ses jambes et il se rendit compte que, dans sa terreur, il s’était uriné dessus. Heureusement, l’homme ne le regardait pas : il fixait avec attention le groupe des étrangers qui se renfonçait dans l’ombre du hangar mais il avait encore un doigt sur sa bouche, un doigt qui signifiait sans la moindre erreur qu’il ne tolérerait pas un bruit, pas un mouvement de la part de Lime qu’il venait ainsi de surprendre. Une ombre sur la droite et silencieusement Lady vint se ranger aux côtés de son chef. La métamorphose de ces deux-là était incroyable. Lime avait toujours connu un Jacmo gueulard et emporté, qui hurlait avec les grands gestes de ceux qui promettent sans jamais tenir, une sorte de fanfaron lugubre : c’était à présent un chasseur, un tueur. Et de la pire espèce, de celle qui ne lâche jamais prise. Mais ce qui éberluait Lime et le faisait frissonner de crainte, c’était la femme. Elle était devenue méconnaissable, loin de la silhouette gloussante que, la veille encore, il palpait dans l’obscurité sans arriver à la saisir vraiment. Les yeux durs et précis qui scrutaient les distances et évaluaient les possibilités, les lèvres pincées et froides, le visage attentif au moindre signe de vie, la précision des gestes, l’économie des mouvements, tout en elle évoquait à présent la bête fauve qui retrouvait son terrain de prédilection : la guerre et la mort. Jusqu’à ce demi-sourire à peine ébauché qui flottait sur sa bouche et qui révélait tout le plaisir qu’elle prenait à participer à cette chasse inattendue. Lime comprenait tout à coup pourquoi ces deux-là avaient si longtemps fait route ensemble et, à les voir côte à côte, il ne donnait pas cher des étrangers, tout puissants qu’ils paraissaient être. Il releva le torse : lui aussi était un tueur et il allait le leur montrer. A tous.

         Les étrangers avaient disparu dans l’ombre protectrice du bâtiment depuis plusieurs minutes. Plus rien ne bougeait. Jacmo se redressa et, d’un signe de tête, il indiqua à ses compagnons, qu’il fallait déguerpir pour ne pas être à leur tour pris à revers pour le cas où leurs ennemis auraient dispersé leurs forces. C’est seulement alors que Lime aperçut l’étrange engin que Jacmo tenait de sa main droite abaissée. On aurait dit une espèce d’instrument de musique comme ceux qu’il avait vus longtemps auparavant dans une vieille bâtisse qu’il explorait et que, en riant, il avait fracassés contre les murs. Par pur plaisir de briser les symboles d’un passé qu’il ne comprenait pas, qu’il ne voulait pas comprendre. Pour qu’ils ne servent plus à personne bien que leur état de délabrement avancé lui avait fait douter que cela fut encore possible. A l’époque, la vieille, qui avait des lettres, lui avait expliqué que, dans les temps anciens, des gens s’amusaient à en sortir des sons qui faisaient plaisir à l’oreille. Lime avait haussé les épaules devant tant de stupidité. C’était un instrument comme ça que tenait Jacmo. Devant son regard qu’elle venait de surprendre, Lady, lui chuchota une explication :

              - C’est une arbalète, connard. Une espèce d’arc, en bien plus puissant, qui expédie des flèches vachement loin.

        Elle ricana.

              -Tronche sait bien ce que c’est, lui qui en a reçu une en plein cigare…

        Et devant le regard interdit de Lime, elle crut bon d’ajouter :

              - Ben oui, fallait bien ça ou cette crevure nous aurait balancés aux autres. Comme ça, on est sûrs au moins qu’y causera plus, c’te vieille charogne. D’ailleurs…

              - Vos gueules, vous deux ! murmura Jacmo, l’œil mauvais. On causera plus tard de c’te merde. Pour le moment on s’arrache. J’aime pas du tout ce putain de silence…

        Le trio, par petits bonds successifs, s’enfonça dans les ruines.

     

     

         Blois, pourtant, avait pris ses précautions. Il avait mûrement réfléchi son mouvement parce que la rencontre fortuite avec le grand type qui les surveillait, et plus encore, la manière dont les autres – probablement ses amis – s’étaient débarrassés de lui, lui avaient fait comprendre qu’ils avaient cette fois affaire à forte partie. Impossible, en effet, de prétendre être opposé à quelque inoffensif habitant des ruines ou à quelque charognard solitaire qu’on surprend tandis qu’il cherche sa pitance. Blois était au contraire persuadé d’être face à une bande organisée, des gens qui ne reculaient pas devant l’assassinat d’un des leurs afin d’éviter que leurs ennemis ne recueillent trop de renseignements sur leur compte. Il pouvait comprendre cela. Lui, ou l’un quelconque des soldats du village, aurait pu être amené à agir de la sorte. Ce n’était pas ça qui l’ennuyait : ce qu’il redoutait à présent, c’était l’état d’organisation certain que sous-tendait des actions brutales de ce genre. Pour la première fois, il s’était dit que Lermontov, peut-être, avait trop présumé de leur force, qu’ils s’étaient un peu trop éloignés de leurs bases et surtout trop dispersés. Organiser cette sorte de battue en se divisant en plusieurs groupes, soit !, mais pour piéger des isolés, des inorganisés. Mais là ? En conséquence, que décider ? Fallait-il attendre l’arrivée de Lermontov ? Et s’il passait par un autre côté ? Dans cette ville mal connue, aux rues défoncées et encombrées de multiples débris, aux maisons parfois éboulées, avec cette végétation qui envahissait tout et qui, malgré l’hiver et la neige, restait omniprésente, il était si facile de se rater, de passer les uns à côté des autres sans se voir. L’utilisation des sifflets était devenu dangereuse car signalant aux autres aussi leurs positions. Alors fallait-il avancer jusqu’au point de ralliement primitivement fixé ? Avec cette bande qui les attendait certainement, qui les surveillait peut-être encore ? Se diviser ? Mais dans ce cas ils feraient des cibles faciles dans ces éboulis de pierres qu’ils ne connaissaient pas et qui étaient le terrain de chasse des autres. Blois se rendit compte que la donne avait changé ; à présent, c’était eux le gibier… à moins… à moins qu’il ne débloque totalement et qu’en définitive tout cela ne soit que le jouet de son imagination. Pourtant, la flèche…

         Il se tourna vers Lydia qui attendait tranquillement qu’il eut pris sa décision mais lorsqu’elle croisa son regard, la jeune femme comprit instantanément que son chef doutait, qu’il souhaitait avoir son avis.

              - Faut dégager, Blois, ça pue ici.

         Blois fit un signe de la main et le petit groupe s’ébranla. La direction était facile à suivre : vers le nord, vers l’immeuble qui dominait toute la ville et où la jonction devait s’opérer avec les autres. Avant, toutefois, et Blois revoyait parfaitement la carte de Lermontov qu’ils avaient si patiemment étudiée, il restait un obstacle de taille à négocier : une douzaine de rues, assez étroites, puis trois centaines de mètres d’une avenue plus large, enfin la place, immense, où des dizaines de carcasses de voitures surnageaient dans une mer de broussailles et d’arbustes désossés par le froid. En été, une forêt vierge mais, sous la neige, autant d’autres pièges mortels. Cela, il le savait par un de leurs éclaireurs des semaines précédentes. Pourtant, il n’existait pas d’autres chemins, sinon détournés et inconnus, c’est-à-dire générateurs de mort. A coup sûr.

         Le petit groupe avançait vite. Par légers bonds successifs et toujours avec un éclaireur en pointe, le plus souvent Caspienne dont le regard fixe et le visage fermé donnaient l’impression aux autres qu’il avait vécu comme une injure personnelle l’assassinat du prisonnier qu’il était en train d’interroger. A l’angle de l’avenue, en fait une rue plus large que les autres mais dans laquelle les débris de toutes sortes paraissaient avoir été accumulés comme à plaisir, ils firent une halte prudente, d’autant plus prudente que, depuis leur départ du hangar, ils n’avaient pas perçu le moindre mouvement. La neige ne tombait plus et il n’y avait pas une once de vent. On aurait pu se croire sur une de ces planètes désolées comme celles qui étaient décrites dans les livres que Blois enfant lisait avec tant de délectation. En revanche, eux laissaient des traces bien visibles mais Blois ne doutait pas que cela n’avait aucune importance tant il restait persuadé que les autres, quels qu’ils soient, savaient à la seconde près où ils se trouvaient. C’était leur territoire et ils n’espéraient sans doute que le moment propice, le moindre relâchement, pour fondre sur eux de la manière la plus inattendue. Lydia s’était accroupie à l’angle de la rue, le long de ce qui avait jadis été un hôtel, du moins était-ce ce que l’on pouvait déduire des restes à moitié calcinés d’une entrée où se devinaient encore un semblant de comptoir et un escalier ruiné. La jeune femme était à demi dissimulée par un panneau indicateur étrangement bien conservé pour l’endroit. Blois pouvait encore y déchiffrer : « Co.… .entre,.usée des …..lin… ». Cela, bien sûr, ne voulait plus rien dire mais, curieusement, Blois en ressentait comme une tristesse, l’idée dérangeante que ce qui était devenu un enfer de misère et de souffrance avait jadis abrité des vies paisibles : des gens comme eux s’y étaient promenés, y avaient parlé et ri, et cela sans peur et sans contrainte. C’était fou de penser à ça, ici et dans ces circonstances. Blois secoua la tête, comme pour chasser ces idées absurdes, et décida de se concentrer sur l’espace qui s’étendait devant eux. Un peu plus loin, on devinait un des côtés de la grande place évoquée sur le plan.

         Le grand immeuble n’était plus très éloigné et on pouvait déjà en distinguer les détails, le verre brisé des façades, invisible de loin. Ils attendirent un long moment, immobiles et silencieux dans le froid qui se faisait incisif. Serp était contre eux, debout sur ses quatre pattes malgré l’attente et son regard méfiant épiait toutes choses. Enfin, Blois leva la main et, avec la prudence exacerbée de ceux qui quittent le couvert pour s’exposer à la clarté du vide, ils avancèrent lentement, à demi courbés mais les yeux aux aguets, les oreilles attentives au moindre bruit. Il fallait escalader des débris de ferrailles, de verre, de pierres que la neige, en les cachant à moitié, rendaient d’autant plus dangereux. Ils mirent presque une demi-heure pour franchir ces quelques dizaines de mètres car leurs haltes furent nombreuses, longues parfois puisqu’il fallait deviner les obstacles immédiats à franchir. Pour la première fois depuis leur départ du village, Blois avait sorti son revolver et avait pris le soin de l’armer dans le silence absolu.

         Ils atteignirent enfin la place qui se composait de deux parties, l’une relativement découverte en ce sens qu’on n’y apercevait que la végétation, monstrueuse à présent, d’un ancien parc organisé autour d’une statue colossale dont on devinait sous les branches rabougries des plantes le corps de pierre de celui qui était jadis honoré, tandis que l’autre était la jungle de fer effectivement décrite par l’éclaireur. Blois comprenait à présent qu’il s’agissait d’un immense parking de ces caisses de tôle mobiles qu’on appelait, il n’y avait pas si longtemps, des voitures : il avait lu quelque chose jadis sur ces endroits bizarres et, une fois de plus, il s’interrogea sur la manière dont les gens qui s’en servaient pouvaient bien arriver à les déplacer. A voir cette accumulation de ferrailles, cela devait demander des jours pour les bouger toutes. La neige recouvrait cet ensemble surnaturel et, par endroits, émergeant du métal, on voyait un arbre, des arbustes, des ronces, tout un monde végétal qui, l’été, devait éclater pour retrouver ses droits. Ici, pensa Blois, même les choses se disputent le plus petit morceau de terre pour survivre. Mais ses yeux experts évaluaient également les caches potentielles, les pièges, les recoins où pouvait se dissimuler le danger, les obstacles qui obligeraient à rebrousser chemin, les raccourcis possibles, soupesaient enfin les itinéraires envisageables. Dans l’ombre d’un édifice écroulé et à la fonction impossible à déterminer, il échangea quelques brèves paroles avec Lydia.

               - Faudra faire vite. J’aime pas cet endroit. Faudra aussi passer ensemble, murmura-t-il à sa compagne.

         Ce fut Camille qui lui répondit d’un murmure.

             - Le dogue ira devant, si tu le veux, Blois. Il peut chercher le meilleur chemin. Il saura aussi avant nous si les autres sont là…

                 - J’aime ça, chuchota Lydia, c’est une bonne idée.

                 - Alors, on attend encore un peu et on y va.

         Blois fit signe aux deux autres soldats.

            - Caspienne ira devant, juste derrière le dogue, ajouta-t-il, et moi et Scorpion, on fermera la marche. Gardez vos armes à la main et surveillez bien où vous mettez les pieds. Attention aux glissades avec le gel. Dans pas longtemps, la nuit commencera à venir : faudra être passés…

         Ils avancèrent. Lentement, avec difficulté et méfiance. Plus question de se séparer et d’envoyer des éclaireurs. Ils devaient rester groupés pour ne pas se perdre, Blois, à voix basse, avait insisté sur ce point qu’il jugeait fondamental. Seul le chien, à quelques mètres devant eux, furetait, reniflait chaque objet suspect à son odorat amoindri par la neige. Parfois, rapidement, il grattait la terre gelée puis, remuant la queue une fois ou deux, il continuait pour signifier que tout paraissait normal. De temps à autre, il se retournait vers sa maîtresse pour s’assurer de sa présence et Camille le rassurait d’un claquement de langue presque inaudible. Ils avaient presque franchi la moitié du périmètre lorsque Serp stoppa brutalement, à l’entrée d’une faille étroite entre deux monceaux de voitures désarticulées. Le chien avait redressé la tête et humait l’air glacé. Camille toucha la manche de Blois et murmura :

             - Il y a quelque chose. Quelque chose d’anormal. Le dogue a trouvé une piste…

         Blois fit un signe de la main et tous s’arrêtèrent

             - En cas de problème, pas de quartier, murmura-t-il. Si nous sommes séparés, on se retrouve où vous savez…

         Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Jaillissant des ruines, des silhouettes se jetèrent sur eux. Avant de le voir, Blois perçut dans son cou le souffle puissant d’un homme qui le jeta à terre. Il s’efforça désespérément de se dégager, de repousser la lame qui visait sa gorge. Il réussit à bloquer le bras de son assaillant. Le visage de l’autre était à quelques centimètres du sien. Il pouvait distinguer chaque fil de sa barbe, les yeux rougis et écarquillés, les dents gâtées de la bouche ouverte qui luttait pour aspirer l’air. Tout se passait pourtant très vite mais donnait l’impression d’un temps suspendu, où chaque geste allait comme au ralenti, dans un silence presque total. Du coin de l’œil, il crut distinguer ses compagnons qui luttaient eux aussi, pourtant, malgré la lumière encore forte du jour déclinant, le paysage déchiqueté ressemblait maintenant à un théâtre d’ombres où l’on ne pouvait plus reconnaître personne. Blois grogna dans l’effort mais l’autre gagnait imperceptiblement. Dans quelques instants, la lame frôlerait la peau de son cou et Blois percevait à présent toute la douleur de son bras de défense. C’est alors qu’il se souvint du revolver qu’il n’avait pas lâché. Son canon était posé tout contre le thorax de l’homme et il essaya d’appuyer sur la gâchette mais rien ne se produisit. Il comprit tout à coup que les doigts de son gant, tire-bouchonné lors de l’assaut, lui faisaient obstacle. Il hurla de rage. Il arriva à desserrer légèrement l’étreinte et, comme en réponse à son effort démesuré, le bruit assourdissant de la détonation lui donna l’avantage qu’il cherchait. L’homme eut un soubresaut et se redressa. Ses yeux encore plus agrandis par la surprise restaient fixés sur Blois, dans une dernière bouffée de haine. Un sang très rouge, ultime tâche de couleur dans la grisaille, jaillit de sa bouche tandis qu’il basculait lentement en arrière.

         Sonné, Blois n’eut que le temps de se relever pour faire face à un bizarre petit homme qui se dressait face à lui. Ce nouvel assaillant, probablement attiré par le bruit de la détonation, tenait à la main droite une tige de fer effilée, une espèce d'épée étrangement tordue, contre laquelle Blois comprit qu’il ne pourrait rien. Pourtant, l’homme ne s’approchait pas. Il tournait autour de sa victime comme pour chercher le meilleur angle d’attaque, sans se décider néanmoins. Pour la deuxième fois, Blois repensa au revolver et il comprit l’hésitation du petit homme. En souriant, il leva l’arme à feu et l’homme à l’épée tordue poussa un cri suraigu avant de se jeter à l’ombre d’une tôle. Blois n’eut aucune envie de le déloger. Il était encore épuisé par sa lutte et il tourna la tête. Plus personne. Soit, en se battant avec le grand barbu, il avait dérivé sans s’en rendre compte, soit son groupe avait avancé sans lui. La blancheur. Le silence. Et lui au centre de tout ça. Il se jeta à couvert. Enfoui sous une planche jetée entre deux voitures, il tenta d’évaluer la situation. Impossible de savoir les dégâts causés à son groupe. Tout au plus pouvait-il se réconforter en se disant qu’il n’apercevait aucun cadavre de ses amis. Mais cela était également vrai pour les autres : le seul reste visible de l’échauffourée était le corps figé de son premier assaillant qui, déjà, commençait à geler.

         Blois évalua les distances. Il se trouvait à mi-chemin de ce qui était peut-être – mais il n’était plus sûr de rien – le salut. Impossible d’attendre dans ce désert mortel. Il devait retrouver les autres. Lentement, à moitié courbé, les yeux aux aguets du moindre mouvement, il avança lentement, prenant le temps d’estimer le meilleur chemin, les pièges éventuels, les caches possibles. En dépit de son revolver, il savait que, repéré, il aurait peu de chances. Parfois, il croisait des traces de pas impossibles à identifier mais, une fois, il distingua les empreintes caractéristiques d’un chien. Elles étaient bien visibles, au milieu de traces d’hommes, et il sut qu’il allait dans la bonne direction. Comme c’était presque à la périphérie de la place, en direction du grand bâtiment, son cœur se gonfla de joie de savoir que, selon toute probabilité, ses soldats, en tous cas certains d’entre eux, avaient réussi à passer. Arrivé en bordure du parking, il s’accroupit plusieurs minutes dans une immobilité totale. Il cherchait à distinguer au delà de l’ancien trottoir, de l’avenue, jusqu’au bâtiment de verre qui dressait son imposante silhouette, tout proche. Blois hésitait à se découvrir mais que faire d’autre ? La nuit arrivait cette fois pour de bon et elle viendrait vite. À peu près un millier de battements de cœur, c’est-à-dire un quart d’heure selon les comptes d’avant, et il commencerait à ne plus voir son chemin. Il soupira, serra fermement son revolver dans la main gauche et son poignard cranté dans la main droite puis il s’élança. Il avança rapidement, courbé, profitant des moindres objets un peu conséquents pour s’abriter. Quelques mètres encore, un dernier saut à découvert, et il pourrait ramper le long du mur jusqu’à l’entrée de l’immeuble où les autres – cela ne pouvait pas être autrement – l’attendaient.

        Une douleur effroyable lui vrilla son bras gauche, immédiatement paralysé. Il entendit le revolver qu’il venait de lâcher rebondir sur le sol. Incrédule, il se rendit compte qu’une flèche identique à celle qui avait tué son prisonnier plus tôt dans la journée – mais cela lui paraissait si lointain – lui traversait le bras gauche de part en part. Emporté par son élan, il rebondit contre le mur et sans attendre il le longea avant de s’accroupir à l’angle. A cause de la douleur insupportable, il n’hésita pas à arracher la flèche. Il faillit perdre connaissance devant la souffrance mais réussit, cassé en deux, à reprendre son souffle. Il ne pouvait pas voir sa plaie de laquelle le sang coulait en abondance. De sa main valide et des dents, il arriva à constituer un garrot avec son foulard. Le froid l’engourdissait et il ne voyait plus très distinctement. Ne pas rester là. Bouger. Avec peine, il reprit son poignard et se releva. Il avança le long du mur pendant ce qui lui parut des heures interminables avant de s’apercevoir qu’il s’était engagé du mauvais côté : l’entrée principale, le lieu du rendez-vous, se situait à présent de l’autre coté du bâtiment. Il était en sueur, sa fatigue était extrême mais il se mordit les lèvres jusqu’à les faire saigner et reprit sa marche hésitante. La voix le fit sursauter.

              - Mais c’est qu’il est revenu, mon p’tit pote. Gentil comme tout, ça. Approche donc que j’te montre un truc marrant. C’est un pique-feu qu’y z’appellent ça, les mecs. Allez, approche, mon p’tit pote, faut pas avoir peur…

         A un mètre de lui, le petit homme à l’épée tordue lui souriait de ses dents pourries. D’abord, Blois ne s’étonna pas, ne s’inquiéta pas. Il était trop fatigué pour ça. Quelque temps auparavant, il avait déjà fait face à ce gnome improbable et il n’avait eu aucun mal à le mettre en fuite. Mais le souvenir du revolver perdu – il crut entendre à nouveau le bruit de métal sur le sol gelé qu’il associait maintenant très exactement à la douleur de son bras - et sa faiblesse actuelle lui soufflaient qu’il lui faudrait cette fois-ci fuir loin, très loin, de la petite crapule. Dire qu’il ne lui aurait fallu qu’un tout petit peu plus de temps pour se fondre dans la nuit complète  !

         Lime souriait : sa chance était là, devant lui, la possibilité pour lui de montrer aux autres qui il était vraiment, un des meilleurs, le plus grand peut-être, puisqu’il venait de coincer celui qui, à l’évidence, était le chef de la bande des envahisseurs de leur territoire. Mais Lime ne se pressait pas. Il se méfiait toujours de la silhouette effondrée contre le mur. Il distinguait bien le bras ballant et, sur le sol, la tache noire du sang qui gouttait ; il entendait le souffle court de l’homme et s’amusait de ses efforts dérisoires pour se redresser… Et puis, tout à son grand malaise, le salopard ne brandissait plus le pétard de tout à l’heure. Mais il devait rester prudent, attentif, sérieux. Il s’approcha encore un peu et la crevure par terre ne bougeait toujours pas. A présent, Il voyait parfaitement le bras blessé, inutile, et l’autre, nerveux, agrippé au mur dans cet effort misérable pour se relever. Sûr de lui qu’il était à présent, Lime. C’est chouette d’être le vainqueur, se répétait-il, mais c’est pas un hasard. C’est parce qu’il est plus intelligent que les autres. Car c’est lui, lui tout seul, qui a su retourner la situation ! Maintenant, il y avait autre chose : Lime s’était pris au jeu ; il tremblait d’excitation et de plaisir anticipé. Lui, Lime, un vainqueur  ! Un géant  ! L’étoffe d’un chef ! Il était transporté, comme drogué par sa victoire imminente. Il faisait partie des héros, il le sentait par tous les pores de sa peau. Presque un surhomme. Il savourait chaque seconde de son triomphe. Maintenant, il comprenait enfin tout le plaisir, toute la joie intense que pouvaient éprouver Lady et les autres pour les chasses de ce genre... Évidemment qu’il n’était pas le plus fort, physiquement parlant. Il laissait ça à Jacmo et à des types de son acabit. Mais lui, il était le plus smartie. La preuve, il avait su ne pas s’exposer durant les combats, brefs mais violents qui venaient d’avoir lieu. Il avait su garder son sang-froid, se ménager et réfléchir. Attendre. Voir venir. Et ramasser la mise. Car le chef des autres, c’était pour lui !

         Il passa une langue gourmande sur ses lèvres sèches et fit un pas. L’autre ne bougea pas. Encore un pas. Dans la pénombre du début de soirée qui commençait à pointer, Lime entendait le halètement du type et il apercevait la masse sombre de son corps recroquevillé. Allez, un bon coup de pique-feu dans l’œil et il pourrait traîner le radac dans un endroit tranquille. Pour s’emparer du revolver que le mec avait sûrement dans sa poche mais aussi, peut-être bien, d’autres richesses, qui sait ? Puisque c’était le chef des autres, enfin, merde ! Après, le montrer, le bonhomme – où ce qu’il en resterait – à ses potes. Pour qu’ils admirent bien tranquillement ce qu’il savait faire.

         Il lui fallait toutefois se décider : la nuit tombait vite. Lime décocha un coup de savate à la forme avachie et sauta immédiatement en arrière. Mais à part un grognement, le mec n’avait pas bougé, pas fait le moindre geste, rien tenté. Lime attendit une à deux minutes supplémentaires. Normal. C’est comme ça que font les vrais chasseurs qui savent attendre le moment propice puis il se décida. Il leva son tisonnier pour viser la tête qu’il devinait inerte dans l’ombre et s’élança.

         La forme effondrée parut soudain grossir et Lime se rendit compte que le type avait sauté en même temps que lui et venait brutalement à sa rencontre. Emporté par l’élan qu’il s’était donné, Lime ne put l’éviter et le reçut de plein fouet. Le choc l’envoya valdinguer, lui, le plus petit, contre le pilier du mur et il entendit dans le même temps le pique-feu qu’il avait lâché rebondir quelque part sur sa droite. Le temps de se relever et il n’y avait plus personne. Incroyable ! Impensable ! À perdre la raison  ! Si près du coup final  ! Non, non… Seule la tache noire poisseuse qu’on devinait encore témoignait de ce que le salopard avait bien existé. Sans se soucier de son environnement, Lime se mit à hurler de rage et de déception. Dégueulasse ! Infect ! Pourri ! C’était pas juste ! Un scandale  ! Un putain de mauvais sort  ! Non, non, pas possible, pas juste  ! Il se mit à tournoyer sur lui-même comme un automate soudain désarticulé, projetant ses bras inutiles dans le vide et décochant des coups de pied dans l’obscurité hostile. Crevure ! Paf, j’t’aurai ! J’te f’rai bouffer tes couilles de gonzesse. J’te crèverai tes putains de z’yeux. Ziiip. Et tu prendras ça dans ta sale gueule. Flaff ! Et ça. Et ça. Et encore ça ! Tiens pour toi, salope de mes deux !

         Dans son égarement, Lime sentit rouler quelque chose sous son pied droit. Son pique-feu ! Son vieux copain à lui. Une seconde plus tôt, il était tout nu et voilà qu’il se sentait revivre. Il tomba à genou, embrassa la mince tige d’acier, pleurant à chaudes larmes, essuyant sa morve du revers crasseux de sa veste. Puis il resta immobile un long moment, lové sur son arme. Enfin, il se redressa lentement dans la nuit et regarda l’obscurité d’un œil mauvais. Il huma l’air à la recherche d’un signe, d’une odeur. Rien. L’haleine glacée de l’hiver. Pas le moindre bruit non plus. Il était seul. Le froid perçant le fit frissonner mais il ne le remarqua même pas. La chasse continuait.

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         Les consignes étaient formelles : à la tombée de la nuit, chacun des deux groupes d'exploration devait trouver un endroit facile à défendre pour y installer un campement regroupé, Lermontov et les autres restant, quant à eux, prudemment en arrière, hors des limites proprement dites de la Ville. Pour ne pas perdre l'effet de surprise du lendemain. Les jours suivants, on aviserait en fonction des résultats. Malgré le froid et la neige, Blois avait refusé d'investir les ruines encore en partie habitables d'une quelconque maison. Trop difficile d'en sortir en cas de coup dur. Il avait préféré arrêter son choix sur une grande bâtisse ouverte aux quatre vents, probablement un hangar ou un entrepôt dans les temps anciens. Il était à présent difficile de dire, au vu de ces éboulis de pierres, de morceaux de bois, de tôles disjointes, dans ce capharnaüm invraisemblable amassé au fil des saisons par tant de rôdeurs et le mauvais temps, ce qu'on avait bien pu jadis y abriter. Mais les murs de l'édifice semblaient encore en bon état et les protégeraient de la neige qui pour l'instant, heureusement, ne tombait plus. Surtout, la retraite en était facile ce qui rassurait Blois, mal à l'aise depuis qu'ils s'étaient enfoncés plusieurs heures auparavant dans la Ville. Ils avaient pénétré comme prévu par l'est, Launois progressant à l'ouest. Une fois atteinte l'extrémité nord de la Ville, ils devaient rebrousser chemin et faire leur liaison avec Lermontov et les autres qui, si tout se passait bien, devraient être en pleine opération de ratissage. Ce qui avait d'abord frappé Blois dans ces ruines, ce qui avait accru son sentiment d'insécurité, c'était l'absence totale de vie. Pas un bruit. Pas un mouvement à part quelques oiseaux loin dans le ciel grisâtre. Pourtant, il était impossible qu'aucune créature ne se soit abritée entre ces pierres tourmentées. Au moins des rats, voire des chats ou des lapins. Et sûrement bien plus. Mais rien. Ils n'avaient rien rencontré. Cela laissait supposer que, par un moyen mystérieux, les habitants ordinaires de la Ville étaient prévenus de leur présence, qu'ils les surveillaient peut-être, et qu'ils les laissaient avancer, attendant le moment propice pour fondre sur eux. Peut-être Launois avait-il eu plus de chance - ou de malchance ? Blois n'avait rien entendu mais cela ne voulait pas dire grand chose puisqu'il avait été convenu de ne pas utiliser les armes à feu, trop bruyantes, en cas de mauvaises rencontres... Lydia toucha Blois à l'épaule et lui tendit un peu de viande séchée.

              - C'est calme, chuchota-t-elle.

         Blois haussa les épaules avant de réaliser que la jeune femme faisait allusion au comportement de Camille qui, évidemment dispensée de veille, s'était enveloppée dans son sac de couchage, bien à l'abri dans l'obscurité du recoin qui leur servait de base principale dans l'entrepôt. Scorpion était à ses côtés, Blois n'ayant pas voulu attacher la jeune femme. Lydia effleura sans un mot le bras de son chef et se dirigea de sa démarche féline vers l'extrémité du bâtiment pour sa partie de veille, à l'extrême opposé de l'endroit où veillait Caspienne. Curieusement, plus que Camille, c'était le grand soldat qui préoccupait Blois. Probablement mécontent de l'absence de Jan, sa partenaire habituelle, et cela en raison de la présence de Scorpion, l'homme semblait de fort mauvaise humeur. Lui qui était généralement assez renfermé n'ouvrait plus la bouche et jetait sur tous un regard mauvais. Blois se demandait si cette colère rentrée risquait de le rendre moins efficacement opérationnel. Ça, ce serait un ennui majeur. A l'inverse, l'attitude de Camille était rassurante : par deux fois au moins, elle aurait pu se fondre dans les ruines et disparaître avant qu'ils n'aient eu le temps de réagir. Mais elle n'avait pas eu la moindre hésitation, le moindre tressaillement. Au contraire, elle les avait attendus sans sourciller avec, selon Blois, une lueur de défi dans ses yeux gris. Aurait-elle enfin compris ?

         Blois n'avait pas sommeil. Il aurait dû chercher à se reposer avant son tour de surveillance mais il n'y arrivait pas. Cela se produisait souvent depuis quelques temps et commençait à le préoccuper mais il n'y pouvait rien. Cette fois-ci, c'était certainement l'endroit qui était responsable de son insomnie. Cette ville. Cette jungle de pierre et de débris divers qui finissait par lui peser. Contrairement à ce qu'il avait pu croire, la Ville vivait la nuit. Il distinguait à présent des bruits multiples, d'autant plus effrayants qu'il ne savait souvent pas à quoi les rapporter. Dans la campagne, dans la forêt profonde même, jamais cette apparence de vie nocturne ne l'avait impressionné. Mais ici tout était différent. L'obscurité, pour qui voulait écouter, était emplie de sons étranges, de craquements, de chuintements, de crissements, terrifiants par leur insignifiance et leur sonorité à la limite du perceptible. Le froid qui tordait les choses, la neige qui pesait sur les restants de ferraille, la glace qui figeait la pierre, un écoulement souterrain, l’écho d'un animal nocturne cherchant sa pitance, toutes ces explications s'imposaient à Blois sans le convaincre. Malgré son expérience, ses années de traques, ses livres, il ne pouvait s'empêcher de penser aux fantômes des habitants de jadis venus réoccuper leurs anciennes demeures. En ces temps de superstition revenue, les présences invisibles, les puissances mystérieuses, les forces incontrôlées et hostiles qui guettaient dans on ne savait quel but les vivants sans défense, dictaient, même à Blois, leur domination insécuritaire. Il se demanda ce que pensaient les autres. Étaient-ils comme lui repliés dans leur peur de l'inconnu, de l'étrange, de l'irrationnel ? Ou n'était-ce que le tribut qu'il devait payer, lui, à ses angoisses personnelles? Il se retourna sur sa couche dans un mouvement brusque qui déclencha, à ce qu'il lui parut, un vacarme immense. Vaguement honteux, Blois sentit qu'il ne pourrait pas dormir du tout. Il se releva silencieusement et, lentement, il franchit les quelques mètres le séparant de Lydia, immobile à son poste de surveillance. La jeune femme l'avait entendu venir et lui tendit la main en signe de bienvenue. Il s'assit près d'elle, et, presque aussitôt, il l'attira contre lui, dans un geste d'amitié soudain et irrépressible. Elle laissa aller sa tête sur son épaule sans parler. Ces gestes d'affection étaient rares en mission mais il se sentait tout à coup si proche d'elle qu'il avait besoin de son contact physique. Il en fut immédiatement rassuré. Ce n'était certainement pas Lydia qui se serait laissé aller à craindre les ombres de la nuit. Pour elle, les ombres en question étaient toujours, humaines ou non, des ennemis bien réels, à combattre sans état d'âme. Blois caressait doucement les cheveux de sa compagne, pensif mais à présent détendu. Si la jeune femme était étonnée de cet inhabituel mouvement de tendresse, elle n'en montra rien. Jamais, même au cours de leurs relations amoureuses, ils n'avaient été aussi proches l'un de l'autre. Plus tard, il lui proposa d'assurer seul la surveillance. Il devina le mouvement négatif de la tête qu'elle lui adressa en réponse et il n'insista pas. Ils restèrent longtemps, immobiles, à fixer l'épaisseur de la nuit puis à voir apparaître l'aube blafarde qui redonnait à tous objets cette impression de familiarité incertaine. Blois eut soudain l'impression d'être observé. Il se retourna vers l'intérieur des ruines. De son regard clair, Camille les observait. Quand elle se vit repérée, elle ébaucha vers le couple un sourire furtif et tourna les talons. Serp la suivit en reniflant ses traces mais les yeux du grand chien ne quittèrent pas Blois jusqu'à ce qu'il se soit à son tour fondu dans l'obscurité du hangar.

     

     

         Le froid était perçant. Malgré ses nombreuses vestes, Lime le sentait qui gagnait progressivement son corps. Pourtant, il ne faisait pas un geste, bloc de pierre fondu dans le paysage figé. Il était la proie de sentiments contradictoires : terrorisé sans doute de se voir ainsi en plein air à cette heure de la journée mais également prodigieusement intéressé par l'imprévu soudain de sa vie. A l'abri de la carcasse de la voiture, par la portière à demi ouverte, il pouvait jeter un regard plongeant sur le hangar aux trois-quarts effondré dans lequel, il le savait à présent, les étrangers avaient trouvé refuge. Il avait fallu toute l'autorité de Jacmo pour qu'il consente à se mettre en piste dès le lever du jour mais il ne le regrettait plus. Lime repensa à la séance de la veille, dans le tunnel. A l'air d'abord incrédule, puis furieux, puis intéressé de Jacmo quand Tronche et lui étaient venus l'avertir de la présence des intrus sur leur territoire. Même Lady avait, pour une fois, paru concernée. Tronche ne disant comme à son habitude rien, c'était lui, Lime, qui avait répondu aux questions sans cesse répétées du chef : « c’était qui, ces mecs ? D'où qu’ils venaient ? Qu’est-ce qu’ils voulaient vraiment au juste ? Qu’est-ce qu’on pouvait bien leur piquer ? » Personne, bien sûr, ne savait et Jacmo avait exigé plus de renseignements. Il avait ordonné qu'on suive leurs traces, dès le petit matin. Lime se félicitait d'avoir osé, malgré ses réticences, s'être mis en route si tôt. Il recommençait à neiger et les traces trop visibles il y avait encore quelques instants devaient maintenant être effacées. Aucune importance puisqu'il savait à présent où ils se cachaient. En fait, si on voulait bien y réfléchir deux secondes, toute l'opération reposait sur lui et Lime s'enorgueillissait de sa subite toute nouvelle importance. Il renifla avant d'essuyer, par un geste lent de la main, la morve qui lui coulait sur le menton. La veille, dans le tunnel, par précaution, ils n’avaient pas allumé leur minable feu habituel. Ils s'étaient partagé les restes glacés d'une quelconque bestiole puis, profitant du sommeil de Jacmo, Lady, pour la première fois, était venue se coller à lui. Lime avait pu la tripoter à son aise, vieux rêve sans cesse ressassé et enfin réalisé. Il avait encore sous ses doigts l'exquise sensation de l'élasticité des seins lourds et de la chaleur des cuisses de la fille. Le souvenir précis lui provoqua une érection immédiate. Bien sûr, la salope n'avait pas voulu aller plus loin mais Lime ne doutait pas, un jour proche, de parvenir à ses fins. Si, d'une manière ou d'une autre, il arrivait à débarrasser le quartier de ces étrangers, ce serait lui le plus fort. A lui la gloire. Alors, à lui aussi la garce ! Lime en salivait à l'avance. Ce serait lui le patron : pour la première fois, il avait enfin la donne.

         Il se renfonça dans les débris de la voiture, rentrant inconsciemment sa tête dans ses épaules. Il avait cru percevoir un mouvement dans le hangar. De l'autre côté, ce connard de Tronche, avec sa vue basse et son esprit obtus, n'avait aucune chance. Tout juste capable de se faire allumer. Lime, lui, était patient et malin. Très malin. Un vrai smartie (1) ! Il attendait le bon moment. Il serra son pique-feu dans ses doigts gourds. Même le loup, à présent, ne lui faisait plus peur. Il n'avait pas de plan précis. Il savait seulement qu'ils étaient trois. Plus le loup. Mais il avait pour lui l'effet de surprise. Il fallait seulement attendre qu'ils se séparent, ces nases, - inévitable, ne serait ce que pour pisser - et alors à lui de jouer. Frapper l'isolé avant même qu'il se rende compte, sans qu'il pousse le moindre cri. Ni vu, ni connu. Après, no problemo. Ne voyant pas revenir leur pote, v'la les autres qui partent chacun de leur côté à sa recherche, se répétait Lime. Et hop, encore un bon coup de pique-feu sur le cigare du suivant. Le dernier, ce serait le plus dur, à cause de la bête. Mais plus il y pensait, plus Lime se disait qu'il avait tous les atouts dans sa manche. La surprise, la connaissance du terrain même si les ordures l'entraînaient un peu loin. Dans les limites de la ville, il était le roi. Quelle jouissance, ensuite, de revenir expliquer ses exploits à Jacmo. Le trouduc attendait des renseignements et lui il ramenait l'affaire emballée. Mais faudrait faire vite pour décortiquer les radacs (2). Après évidemment. Pas question de risquer quoi que ce soit avant qu'ils soient tous dégommés. Ramènerait Jacmo et les autres ensuite pour le festin. Après s'être servi. Mais gaffe aux rôdeurs toujours possibles. Y avait seulement qu'à bien repérer où il cacherait les corps des étrangers. Y aurait que lui qui saurait. Lui. Toujours lui. Le roi que je vous dis. Il en bavait à l'avance. Marrant quand même comme tout peut arriver à qui sait... Les hurlements soudains arrachèrent Lime à son extase. Il se renfonça dans sa cache, puis risqua un œil. Rien ne bougeait pourtant. Les hurlements avaient cessé et le silence épais était retombé sur la blancheur. Puis des bruits de... sifflets. Puis plus rien. Lime ne comprenait plus. Qu'est-ce qu'ils pouvaient donc bien foutre, ces cons-là ?

     

     

         Le chien s'était mis à grogner doucement, sur un rythme soutenu que rien ne semblait pouvoir arrêter. Il fixait avec intensité un coin du hangar mais l'objet de sa méfiance était plus loin, au delà même de l'éboulis informe qui prolongeait le bâtiment. Le grognement avait figé tous les mouvements du petit groupe qui s'apprêtait à partir. Silencieuse comme un serpent, Camille s'avança vers le bord du hangar, jusqu'à la limite ultime de l'ombre. Blois qui l'avait suivie vit ses yeux gris se plisser dans son effort d'identification. Elle leva le bras et lui désigna un point sur un mur écroulé qui bordait l'autre côté d'un espace découvert assez vaste. D'abord, Blois ne remarqua rien puis il lui sembla en effet distinguer une ombre un peu plus grise. Quelque chose de vivant. Qui ne bougeait pas. Qui les observait peut-être. Ils se renfoncèrent en arrière sans un bruit.

         Blois évalua rapidement la situation. Un inconnu, ici, à les observer, ça ne voulait rien dire de bon. Il adressa un geste silencieux à Caspienne pour lui faire comprendre qu’il devait entamer un mouvement tournant, par l’arrière, pour surprendre l’intrus. Scorpion serait sa couverture. Camille, qu’en apparence on libérait ainsi, ne broncha pas. Restait à faire se rabattre l’inconnu vers Caspienne lorsque celui-ci serait en position. Cela gênait Blois de démasquer son groupe, de risquer la vie d’un de ses soldat. C’était donc à lui d’assumer. Toujours en silence, il grimaça à l’intention de Lydia qui se tenait immobile près de lui. Il cherchait à lui faire comprendre qu’il souhaitait l’avoir en appui tandis qu’il s’avancerait à découvert mais il arrêta ses explications. On venait de lui tirer sa manche droite et il sursauta. Ce n’était que Camille qui s’était approchée d’eux et lui indiquait du doigt le chien qui grondait doucement à ses pieds. C’était bien sûr la solution et Blois se félicita de l’idée. Avec un sourire furtif, il hocha affirmativement la tête. Lydia était toujours aussi immobile.

         Plusieurs minutes s’écoulèrent sans que rien ne se passe puis ils entendirent le sifflet lointain, presque inaudible, de Caspienne. Le soldat avait rejoint son poste. Blois se tourna vers Camille qui, immédiatement, émit un léger bruit de la bouche à l’intention de son chien. Contrairement à ce qu’avait anticipé Blois, la bête ne se rua pas en direction de l’intrus. Serp sortit du hangar par le côté gauche, lentement, presque hésitant tant il ne semblait guère se presser, mais sans quitter une seconde des yeux la masse grise qui se confondait totalement avec le mur, de l’autre côté de la cour, et qui, méfiante, s’était probablement renfoncée entre les pierres. Le grand chien rampait doucement dans un extraordinaire mouvement tournant qui le rapprochait inexorablement de sa proie. Sa masse sombre, parfaitement visible sur le fond de neige fraîche, lui conférait une apparence presque diabolique et Blois, qui en avait vu bien d’autres, dut se retenir pour ne pas frissonner tant la vision de l’animal paraissait surnaturelle. Alors qu’il était à trois ou quatre mètres de l’endroit supposé où se tenait l’inconnu, celui-ci se dressa soudain dans un grand cri de terreur. Tout se passa très vite. A peine l’étranger avait-il fait demi-tour pour ce qui semblait devoir être une fuite éperdue qu’il se heurtait à Caspienne qui, d’un seul coup, l’assomma de sa batte dressée. Les ordres de Blois étaient stricts : on ne tuait personne sans avoir pu au préalable interroger le gibier. L’homme s’écroula sans un bruit et Caspienne siffla pour signifier la fin des opérations. Le chien vint renifler le corps à présent inerte et, satisfait, retourna vers le hangar et sa maîtresse.

              - Ben, ça alors, je dois dire que c’est quand même quelque chose que cette bête ! murmura Blois. Tu l’as drôlement bien dressé... adressa-t-il à Camille.

         Flattant avec satisfaction les flans de son chien, pour la première fois, Camille condescendit à parler un peu longuement.

              - Non, tu te trompes, Blois. Camille n’a rien appris au dogue. Le dogue sait chasser tout seul. Il sait qu’il ne doit jamais attaquer sa proie de face. Il sait qu’il doit aller contre le vent. Il l’a toujours su sans doute. Camille n’est pour rien dans tout ça.

         La jeune fille souriait franchement, d’un sourire éclatant et naturel, qui découvrait ses dents parfaites. Blois qui l’observait toujours avec surprise la trouva soudain extraordinairement séduisante. Il se rendit compte qu’il avait affaire à une femme différente, une femme à la réelle beauté mais d’une beauté maléfique pour un homme comme lui. Il baissa les yeux. Lydia n’avait pas esquissé le moindre geste depuis le début de l’opération. Elle s’était contentée d’observer la scène et, à présent, elle dévisageait Camille avec attention. Sa méfiance quelque peu assoupie ces dernières heures était revenue, décuplée tout à coup. Le retour de Caspienne qui tirait en ahanant le corps de l’inconnu détourna son attention mais sa suspicion envers Camille avait de nouveau envahi tout son être et elle savait qu’il lui faudrait certainement longtemps avant qu’elle ne s’efface.

     

     

              - Alors, t’es qui toi ? grommela Caspienne.

         Tronche essaya de se libérer mais ses liens étaient bien trop serrés. Il retomba en arrière contre le mur du hangar et secoua la tête pour chasser le mélange d’eau et de neige que venait de lui lancer le grand soldat. D’un air hagard, le prisonnier observa furtivement Blois et Camille qui se tenaient debout près de lui. Mais plus que ces étrangers auxquels il ne comprenait rien, ce qui l’effrayait, le terrorisait au plus profond de son âme, c’était le loup dont il apercevait la masse noire à quelques mètres. Une réminiscence lui revint furtivement, lui rappelant que, dans son enfance déjà, il avait eu affaire à ces animaux. Le temps d’un éclair, il se revit courant en hurlant de peur pour fuir une meute de ces monstres tandis que sa mère se laissait rejoindre, par fatigue extrême ou plus vraisemblablement pour protéger sa fuite. C’est comme ça qu’il s’était sauvé, Tronche, jadis. Il était si jeune qu’il n’en gardait guère de souvenirs, seulement une impression de danger absolu et cette peur irraisonnée des loups qui faisait parfois tant rire ses copains. Tout au long de ses années de galère, presque chaque nuit, le cauchemar des loups était venu le tarauder pour des réveils en sueur, le cœur battant à se rompre, avec même quelquefois des gémissements involontaires dont il n’avait nulle conscience et dont les autres avaient fini par s’accommoder, des minutes d’horreur absolue qui l’obsédaient avant que la réalité du quotidien ne refoule la vision atroce au plus profond de lui, endormie quelques heures mais prête chaque fois à resurgir pour une nouvelle épouvante.

           Le coup de pied vicieux de Caspienne dans ses côtes le fit grimacer de douleur.

              - Alors, ça vient ou j’te rafraîchis la mémoire ? hurla le soldat.

            - J’cause pas, rétorqua Tronche d’une voix de basse presque inaudible.

           - Ah, tu causes pas. Ben, c’est c’qu’on va voir, mon bonhomme.

         D’une seule main, en dépit de la corpulence de son prisonnier, Caspienne mit Tronche debout et, le forçant à conserver un équilibre précaire, lui asséna une gifle violente pour faire bonne mesure.

             - J’cause pas, répéta Tronche. Cette fois-ci, sa voix s’était comme raffermie et, de ses yeux myopes, il défiait le soldat.

        Caspienne prit le temps de réfléchir à l’endroit le plus sensible pour asséner son prochain coup. Ses yeux se plissèrent de colère et de plaisir malsain et il levait déjà le poing quand la voix douce de Blois lui fit suspendre son geste.

                - Attends. J’ai peut-être un moyen...

      Camille contemplait la scène d’un œil tranquille. L’interrogatoire de l’inconnu lui en rappelait un autre mais, cette fois-ci, elle se trouvait du côté des plus forts. Elle n’en éprouvait ni contentement, ni remords. Elle se contentait de suivre les événements en observant avec attention les regards que l’inconnu jetait à Serp, comme si la seule présence du chien était plus effrayante pour lui que celle du soldat qui le torturait.

    [Camille sait ce qu’il faut faire. Camille sait que l’homme a peur du dogue. Elle peut faire dire à l’homme qui il est et pourquoi il les surveillait. Un seul mot de Camille et l’homme dira tout.]

         Blois se tourna vers elle. Il avait eu la même idée et, d’un geste du menton, il désigna Serp. Cette fois, Tronche réagit. Il fit un bond en arrière, parvenant avec difficulté à conserver son équilibre et il hurla :

              - Non, pas ça ! Pas le loup ! Pas le loup !

          De sa même voix douce, Blois lui répondit :

              - Alors, je t’écoute, mon petit vieux.

         Tronche avala sa salive avec peine, chercha à formuler ses mots, ouvrit la bouche puis ses yeux s’écarquillèrent d’une intense surprise. Un flot de sang jaillit de ses narines et de sa bouche et il s’écroula sans un mot. Tous les autres firent un bond de côté et regardèrent avec stupéfaction la flèche qui s’enfonçait en plein milieu du dos du cadavre. Tronche n’aurait plus jamais peur des loups.

     

    (1) smartie : individu d’intelligence supérieure

    (2) radac : cadavre

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         Le froid était venu d'un coup. La veille encore, il flottait dans l'air comme une douceur étrange, l'apparence d'un début de printemps, malgré les feuilles jaunies des arbres et la terre qui paraissait par instants s'endormir. On savait bien que cela ne pourrait pas durer et qu'il faudrait tôt ou tard payer son tribut à la morte saison mais on ne voulait pas encore le croire. Pourtant, au soir déjà, on avait pu sentir un frémissement, une espèce de souffle frais venu du passé. Les anciens, les plus vieux en réalité, avaient levé le nez vers le ciel encore pur. Ils avaient contemplé les quelques nuages qui jouaient à se poursuivre nonchalamment et avaient haussé les épaules sans rien dire. Quelque part au fond d'eux, leurs os leur soufflaient que c'en était bien fini de cette halte inattendue dans la clémence et que les pluies des semaines précédentes étaient bien ce signe avant-coureur du temps des frimas qu'ils avaient cru déceler. Le lendemain, avant même que les plus matinaux n'ouvrent leurs portes, la neige était là, omniprésente, envahissante, aussi belle que dans les souvenirs mais traînant avec elle son cortège prévisible de privations et de difficultés et la perspective angoissante de ces longues journées glacées, si dures pour tous, si tristes. Seules les quelques sentinelles de faction avaient eu le temps de se préparer en observant, un à un puis en volutes serrées, les flocons recouvrir le Village endormi. Depuis plusieurs saisons, la neige était présente chaque année sur les collines et les forêts et c'était uniquement la soudaineté de son attaque qui avait cette fois-ci pu donner un motif de surprise.

         Blois resta quelques secondes interdit sur le pas de sa porte. Lui n'avait rien pressenti et, immobile dans le froid soudain, il frissonna avant de retourner chercher la lourde pelisse qu'il enfilait en pareille circonstance par-dessus sa veste de cuir trop légère. Il revint contempler la blancheur qui continuait de tomber et qu'il devinait à peine. Pragmatique, il chercha à évaluer ce que cette apparition soudaine pouvait changer à leurs plans concernant le nettoyage de la Ville. Pourrait-on mieux s'y cacher ou, au contraire, la neige trahirait-elle plus facilement leurs ennemis ? Il se mit pensivement en marche pour la salle du conseil où devait déjà l'attendre Lermontov. Le jour n'était pas encore levé. Seule une lueur incertaine derrière le sommet de la colline l'annonçait pour bientôt. Il tendait sa lampe à huile à bout de bras. Le sol crissait sous ses lourdes bottes ce qui le rendait particulièrement attentif et un flocon, de temps à autre, le faisait cligner des yeux. Bien que le Village ne soit jamais particulièrement bruyant, il régnait ce matin-là un silence oppressant, presque minéral. Blois, pourtant peu sensible à ce genre de réactions, avait comme un pressentiment funeste. La neige et le froid ne lui paraissaient pas de bon augure.

         La salle du Conseil était plongée dans une demi-obscurité. Seules deux lampes à huile et quelques bougies très artisanales diffusaient une lumière jaune et tremblante. Contrairement à ses craintes, Lermontov n'était pas encore arrivé. Dès qu'il parut, chacun put se rendre compte qu'il avait sa tête des mauvais jours. Comme Launois, Blois se cantonna dans une prudente réserve et ce fut Jordan qui fit les frais de cette mauvaise humeur.

              - Rien, ça change rien, hurla Lermontov. Qu'est-ce que vous voulez que ça change ? Vous croyez que parce que ça neige, les salopards de pillards sortiront pas de chez eux ? Qu'ils resteront bien au chaud, peinards, à se raconter des histoires ? Qu'ils ont fait des provisions pour l'hiver, peut-être, hein ? Foutre non, ces racailles, c’est rien que des nuisibles, des clamèches (1), que je vous dis !

         Il frappa violemment du poing sur la table avant de reprendre, soudain adouci :

              - Au contraire, bien au contraire. C'est peut-être notre chance de les débusquer tous, ces fumiers ! Si on s'y prend bien, si on arrive par surprise, sans être repérés, les traces, on les verra sur la neige. Faut bien qu'y sortent pour bouffer, pour se retrouver, pour préparer leurs saloperies, s’pas ? Alors, on les verra, leurs traces. Voilà comment je vois les choses ...

         Le jour s'était levé depuis longtemps quand Lermontov donna le signal de fin de réunion. Un jour blême, charriant de lourds nuages gris, prémices d'autres chutes de neige. Le froid semblait même s'être accru. Alors que Blois se levait avec les autres pour rejoindre ses commandos, Lermontov l'arrêta d'un geste du bras, sans rien dire. Une fois seuls, il continua de se taire, fixant obstinément la grande table rectangulaire autour de laquelle ils venaient de discuter. Il était habillé d'un pantalon épais et maintes fois reprisé, de lourdes bottes qui lui montaient au dessus des genoux et de son habituelle parka de fourrure dont il se séparait rarement durant la saison froide. Il avait jeté sa chapka sur la table. Lermontov était un homme de haute stature dont, plus jeune, la force et la puissance avaient fait la réputation presque autant que la parole facile et la détermination dans les actes. Mais ce jour-là, Blois eut l'impression que l'homme était fatigué, vieilli. Les poils blancs de sa barbe, qu'on devinait dans le clair-obscur, ne lui donnaient plus cette allure de patriarche indestructible mais plutôt une apparence de fragilité, d'indécision. Peut-être est-il malade, pensa Blois tout à coup. Cela expliquerait ces alternances inexpliquées d'activité presque brouillonne et de quasi-apathie, de coups de gueule et de mutisme. Mais de quoi souffrirait-il ? Comment savoir ? Ou bien simplement le vieillissement, la lassitude... Blois fut interrompu dans ses pensées par un raclement de gorge annonciateur.

              - Blois, vieil ami, commença Lermontov, tu sais bien que, finalement, y a qu'en toi que j'ai confiance. Les autres, pffttt... conclut-il par un large mouvement de bras. Toujours à se plaindre, à proposer autre chose mais quand il faut se décider, terminé, plus personne. T'es pas comme ça, je le sais.

         Il paraissait s'adresser au mur situé derrière eux, comme pour trouver dans la pierre le mot juste, l'idée exacte. Blois qui n'était pas habitué à tant d'honneurs observait son chef avec attention et ne perdait pas un de ses gestes.

              - Bon, au fait. Deux choses, Blois. La première, c'est qu'y faut absolument qu'on se débarrasse des clamèches de la Ville si on veut être tranquille jusqu'à la nouvelle saison. Pour ça, pas d'autre solution que d'y aller maintenant. Plus tard, ce sera pire. Et il faut vider l'abcès d'un coup, je l'ai assez répété tout à l'heure. Mais, à toi, je veux bien te le dire : j’crois pas que ce sera facile. On aura des putains de pertes. Les salopards, y sont sûrement bien organisés. Enfin, je veux dire... Pour avoir survécu depuis si longtemps, ce sont des mecs qui savent sûrement bien se battre. Des bêtes sauvages, des ordures sans morale, ça d'accord, mais bien adaptées à ce milieu pourri. Leur milieu. Qui n'est pas le nôtre, comprendo ? D'où notre préparation qui doit être parfaite. Mais ce n'est pas pour ça que je voulais te parler. En fait... J'ai eu bien le temps de réfléchir. Je ne suis pas immortel évidemment, ajouta-t-il avec un léger rire. Il peut m'arriver n'importe quoi. Par exemple durant notre virée dans la putain de ville. Et il ne faudrait pas... J'ai donc pensé à toi pour me succéder ici.

         Blois ne disait rien. Il n'y avait rien à dire.

              - J'ai pensé à toi, continua Lermontov, parce que t’es le plus apte à empêcher que... Enfin, tu sais bien. Not’ seule chance, c'est de rester unis. Vigilants. Pas question de se relâcher. Surtout pas question de se battre entre nous, les autres, y z'attendent que ça. Alors, zéro pointé. Si je disparais, c'est sur toi que reposera la survie du Village. Non, ne dis rien. C’est ma décision que j’l’ai prise et qu’elle est définitive. Je le dirai aux autres lieutenants. C'est comme ça, un point, c'est tout.

         Après quelques secondes de silence, comme pour bien marquer l'importance de sa détermination, Lermontov reprit d'une voix plus alerte :

              - Il y a autre chose. Cette fille, là, Camille, où c’que t’en es avec elle ? Je veux dire plutôt : qu'est-ce qu'on en fait ? T’as eu assez de temps pour prendre une décision, non ?

         Blois baissa la tête, songeur, pour rassembler ses idées. Il savait que le sujet viendrait sur le tapis un jour ou l'autre et s'y était préparé.

            - Heu ... Je suis persuadé, commença-t-il, qu'avec le temps, elle peut nous être très utile. C'est un soldat-né, j'en suis certain. Elle connaît parfaitement la région et elle sait à merveille se dissimuler, passer inaperçue. Elle est jeune, très résistante; elle sait se battre et je crois que ...

               - T’es sûre d'elle ?

             - Eh bien... elle a changé depuis qu'elle est ici, tout le monde l'a reconnu. Je pense qu'elle a compris où est son intérêt. D'ailleurs, elle est très coopérative mais... mais, bien entendu, on ne pourra en être vraiment certains que quand on l'aura mise à l'épreuve. Justement, je pense que notre prochaine expédition sur la Ville sera un bon moment pour décider... Je crois que...

         Blois cherchait à deviner ce que pouvait penser Lermontov mais celui-ci ne disait plus rien, ne manifestait aucune émotion particulière. Il se contentait d'écouter et de dévisager son lieutenant avec patience.

              - Je vais l'intégrer à mon propre groupe, poursuivit Blois. Avec Scorpion qui l'a en charge. On sera donc trois sur notre ligne de milieu de groupe. On l'aura à l’œil mais surtout j'ai demandé à Lydia qui sera en latéral de ne pas la perdre de vue. Si elle s'échappe, si elle présente la moindre gêne, terminé. Qu'est-ce que tu en penses ?

             - Rien. J'en pense rien. C'est ton problème. Mais j’veux pas que tu passes trop de temps à t'occuper d'elle. Ou, encore pire, qu'elle nous fasse des merdes dans la Ville. Donc, au moindre signe que ça va pas, tu l'élimines, comprendo ?

             - C'est d'accord, au moindre signe, on s'en débarrasse, reprit Blois. C'est exactement ce que je pense.

         Lermontov se leva pesamment de sa chaise, avec un petit soupir, comme si le fait d'être resté longtemps assis à parler, lui pesait tout à coup. L'entretien était terminé.

     

     

         Les quelques jours qui précédèrent leur départ pour la Ville furent particulièrement éprouvants. Lermontov était partout, tançant les uns, prodiguant ses conseils aux autres, tenant à vérifier jusqu'au moindre détail les équipements et les armes, répétant encore et encore ses consignes à chacun. On aurait pu croire que cette expédition, banale en vérité si on exceptait les effectifs engagés, était la première du genre. Cette fébrilité inaccoutumée, qui rejaillissait sur tous et avait abouti en réalité à énerver tout le monde, expliquait le vif soulagement de Blois à se retrouver enfin en opération. Tôt le matin du départ, alors que la nuit recouvrait encore le Village de sa chape d'obscurité, il avait regroupé ses trois groupes pour une dernière réunion au cours de laquelle il répéta les consignes que chacun possédait parfaitement depuis déjà longtemps. La neige s'était miraculeusement arrêtée de tomber deux heures auparavant dans une espèce d'encouragement à aller de l'avant. Mieux encore, la lune que l'on n'avait pas aperçue depuis des jours était au rendez-vous. Le froid était perçant. Blois observa ses soldats une dernière fois avant de donner d'un signe de tête l'ordre de se mettre en marche.

         Le plan de Lermontov était simple : deux équipes, sous les ordres respectifs de Launois et de Blois, étaient envoyés en éclaireurs. Bien que leurs ordres soient de se comporter exactement comme à l'accoutumée et donc d'être les plus discrets possible, Lermontov comptait sur eux pour, une fois passés dans les ruines, permettre de débusquer les indésirables qui ne manqueraient pas, pensait-il, de réagir à cette intrusion. C'était alors qu'il se promettait d'intervenir avec le gros de ses effectifs restés quelques centaines de mètres en arrière. Dans cette perspective, la neige était indéniablement leur alliée. Il disposait au total d'une trentaine de combattants ce qui était peu, évidemment, si l'on prenait en compte la superficie assez considérable de la Ville, mais présentait à l'inverse l'avantage de ne pas attirer trop tôt l'attention. De toute façon, il n'y avait pas d'autre solution envisageable puisqu'il ne fallait pas dégarnir davantage le Village lui-même. Face à l'inorganisation probable de leurs ennemis, cette stratégie risquait néanmoins de se révéler très efficace. Même Launois, l'éternel touche-à-tout, n'avait pas eu de remarques particulières à formuler.

         Camille, quoi qu'elle ait à dire de son enrôlement de force dans la petite armée de ses geôliers, était heureuse. Pour la première fois depuis le début de sa mésaventure, elle franchissait réellement les limites du Village. Blois qui la surveillait de près s'amusait à la voir humer l'atmosphère glacée de cette fin de nuit, un peu à la manière d'un animal qui, privé depuis longtemps de sa liberté, retrouverait soudain la griserie des grands espaces. Ils progressaient dans un silence total depuis une dizaine de minutes quand, surgie d'un bosquet d'arbres, une masse noire se matérialisa devant eux. Amaigri, efflanqué, Serp était de retour. Blois arrêta d'un geste Scorpion qui venait de sortir son poignard et s'apprêtait à s'élancer. Le grand chien s'approcha en remuant la queue du groupe immobile et vint se coucher aux pieds de sa maîtresse qui n'avait pas fait un geste. Camille se pencha pour flatter l'animal qui se contorsionnait à présent en gémissant faiblement. Durant toutes ses journées de chasses solitaires, il avait attendu ce moment extrême, cette minute d'indicible bonheur. Peut-être avait-il monté ainsi la garde à attendre celle qu'il ne pouvait oublier. Peut-être aurait-il attendu jusqu'à la mort. Blois qui en avait vu d'autres était très impressionné par cette fidélité hors du commun. Il se pencha vers Scorpion qui attendait, statue de glace pétrifiée.

              - C'est son dogue, Scorpion, chuchota-t-il, la bête dont je t'avais parlée. C'est une recrue de choix pour ce qu'on veut faire. Tu continues de surveiller la fille comme prévu.

         Puis, après avoir observé Camille dont les yeux dans la nuit semblaient briller de bonheur, il donna l'ordre d'avancer.

    [Camille est heureuse. Le dogue ne l'a pas oubliée. A nouveau, elle est presque libre. Le temps de la délivrance n'est plus loin. Mais Camille doit rester sur ses gardes. Elle est encore prisonnière. Elle doit faire attention.]

         La jeune fille quitta quelques secondes des yeux le sol inégal et gelé sur lequel elle marchait pour porter son regard sur sa droite. Là-bas, plus loin, dans l'obscurité qui s'éclaircissait, entre les arbres dont elle arrivait à distinguer les squelettes désolés, elle savait que la femme aux cheveux bruns la surveillait, bien plus redoutable que le soldat silencieux qui marchait à ses côtés sans la quitter des yeux. Bien plus redoutable en fait que l'homme en cuir dont elle interceptait parfois le regard presque bienveillant. La femme aux cheveux bruns, elle, était impitoyable et terriblement efficace. C'était elle son ennemie.

     

     

         Lime avait deux bonnes raisons d'être de mauvaise humeur. D'abord, il avait faim. Il sentait son estomac gargouiller comme dans les pires moments. Il n'avait rien mangé depuis les misérables restes partagés la veille avec les autres. Il avait faim. Une putain de faim  ! Mais c’était pas vraiment nouveau. D'ailleurs, si Tronche était venu le chercher, c'était précisément pour y remédier. Et il savait que, d'une manière ou d'une autre, ils trouveraient de quoi becqueter. Malgré le putain de froid qui leur était tombé sur la gueule, comme ça, sans prévenir. Il ne s'inquiétait pas pour ça. Non, la vraie raison de sa mauvaise humeur, de sa rage plutôt, c'était la trahison de la putain d'araignée qui partageait habituellement son sous-sol. D'abord, il l'avait pas cru, non, pas pu le croire  ! Avec un petit morceau de bois, il avait délicatement exploré la toile mais rien : la saloperie d’bestiole s'était fait la malle. Comme ça, d'un seul coup ! Il était resté stupide pendant une bonne minute puis la colère s'était emparée de lui. Il avait massacré avec la main la soie délicate de la toile, laissant le coin de mur à nu. L'abandonner, lui ! Lui qui aurait pu l'écrabouiller mille fois, c'te vermine ! Qui lui donnait à bouffer ! Qui parfois allait même jusqu'à lui parler ! Qui la considérait comme une copine, comme un animal familier ! Voilà, c'était toujours pareil : quand on est gentil avec les autres, on vous prend pour un con ! Putain, s'il la retrouvait, il la pulvériserait; il l'écraserait lentement entre ses doigts; il lui arracherait ses putains de pattes une à une. D'imaginer cette vengeance mille fois méritée, il en salivait de plaisir à l'avance. Plus tard, quand l'autre taré de Tronche s'était pointé, de colère, il avait failli lui foutre sur la gueule. Mais non, l'était trop grand, le Tronche, trop fort pour lui. Et puis, il avait besoin d'eux pour bouffer. D'ailleurs, c'était Jacmo qui l'envoyait : l'avait repéré un chat à bouffer. Un misérable et minable chat ! Putain de neige qui vous réduisait à bouffer une charogne de ce genre. Mais faut ce qu'y faut. Lime soupira, haussa les épaules et enjamba le petit mur couvert de neige. Il suspendit son mouvement immédiatement et se rejeta brutalement en arrière, s'aplatissant sur le sol, malgré la neige. Tronche s'était arrêté et le regardait avec curiosité. Lime mit un doigt devant sa bouche et, se redressant, un peu honteux de sa précipitation, il désigna les traces d'un geste de la main. Des traces parfaites. Des pas. Bien nets. Trois hommes. Tronche s'avança pour mieux regarder mais Lime le repoussa. Son tisonnier à demi-levé dans la main droite, il enjamba le muret et s'accroupit doucement près des traces, en sifflant doucement de surprise. Il ferma à demi les yeux, comme pour réfléchir à ce qu'il voyait. Trois hommes. Ensembles puisqu'en y regardant de plus près les marques se chevauchaient alternativement. Trois hommes ici, dans son coin à lui ! Et depuis pas longtemps : les marques étaient parfaites. Apposées comme une signature après la dernière averse de neige qui ne les avait pas recouvertes, une neige qui datait donc depuis moins de la moitié d'un après-midi. Il ne les aurait jamais repérées, ces traces, s'ils n'étaient pas sortis plus tôt que d'habitude, avant la nuit. Tronche lui toucha l'épaule gauche très doucement et lui désigna du regard une autre traînée qu'il n'avait pas encore aperçue. A nouveau, Lime siffla doucement entre ses dents. Différentes, cette fois, les traces. Celles d'un animal. Un putain de dogue ! Ou alors ...

              - C'est pas un cabot, ça, mon pote, murmura-t-il, on dirait plutôt ...

                - Un loup, termina Tronche. C'est un putain de loup ...

         Un effroi incroyable s'empara de Lime. Il n'arrivait pas à s'en persuader. Pendant qu'il ressassait sa colère à quelques mètres de là, des types étaient passés accompagnés d'un loup apprivoisé, fallait croire. Il était indiscutablement avec eux, le putain de loup. Les suivait pas. Çà va jamais seul, un loup. Lime se releva brutalement et, bousculant Tronche qui s'affala dans la neige, pris d'une panique irraisonnée, il se mit à courir comme un fou vers sa tanière. Tronche lui emboîta le pas en silence. Ce ne fut que bien plus tard qu'ils décidèrent de prévenir Jacmo et les autres.

     

    (1) clamèche : fou, dingue

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