• chapitre onze

     

     

         La première sensation consciente de Blois, ce fut cette humidité froide qui courait sur son flanc gauche. Il se retourna lentement, silencieux et maladroit, vers l’arrière et se retrouva coincé par le mur de béton. Il gisait dans une sorte d’anfractuosité et une masse sombre le surplombait à moitié. Le jour déclinant ne pénétrait plus très que faiblement dans sa cachette improvisée mais ses yeux s’étaient habitués. Il lui fallut pourtant un long moment pour identifier la masse au dessus de lui, une lourde grille d’acier qui menaçait, semblait-il, de s’écrouler à tout moment. Il voulut se relever pour mieux comprendre sa situation mais son bras gauche totalement engourdi, comme détaché de son corps, ne répondait pas. Alors, il rampa pendant ce qui lui parut une éternité. Enfin, il distingua l’ouverture du bâtiment d’où sourdait encore vaguement une lumière grisâtre. Une porte coulissante bloquée verticalement à la moitié de son parcours le séparait de l’extérieur. Il se rappelait parfaitement avoir envoyé valser la petite crapule puis cette fuite, cette reptation plutôt, dans la grisaille de la fin d’après-midi et sa chute soudaine, mais après ? Il n’avait plus du tout mal à son bras mais se savait encore épuisé. Il avait dû perdre beaucoup de sang et, de plus, cela faisait des heures qu’il n’avait ni bu, ni mangé. De lassitude il laissa retomber sa tête sur son bras valide. Voilà. Son parcours se terminait là, dans cet espace inconnu et hostile. Jamais, il n’aurait la force de sortir. D’ailleurs, le fallait-il puisque la crapule et ses copains ne devaient pas être bien loin… Quelle fin dérisoire pour le fameux soldat qu’il était ! Lui qui, en imagination, s’était vu si   souvent tomber en plein combat et au grand jour. Ce trou d’égout, cette puanteur… Les dogues errants et les rats se chargeraient de sa carcasse. Il sentit des larmes de fatigue couler sur ses joues. Combien de temps resta-t-il ainsi allongé immobile ? Impossible à savoir. Il tressaillit aux bruits peu identifiables qui vinrent se superposer à ceux d’une eau courante quelque part vers l’intérieur, son seul environnement sonore jusqu’à présent. Des craquements. Une présence. Les rats… Enhardis par son absence de mouvements et par l’odeur du sang séché, ces horribles bestioles allaient sans doute le déchiqueter, le dépecer vivant. Et comment se défendre dans son état ? Ses pensées confuses s’entrechoquaient dans son esprit embrumé. La panique s’emparait peu à peu de lui. Non, ne pas finir comme ça. Il ferma les yeux avant, dans un effort désespéré, de reprendre sa reptation. Il s’interrompit presque aussitôt en apercevant les reflets d’une faible lumière jaune se mettre à danser sur le mur, juste au dessus de lui. Une torche. Le salut, peut-être ? Il n’arrivait pas à le croire. Il avait raison, il le comprit immédiatement, quand, sans que n’ait été prononcée la moindre parole, il huma la puanteur si caractéristique de la petite crapule. Le type le cherchait. Car, sans pouvoir se l’expliquer, Blois savait que c’était bien lui qu’on cherchait. A présent, il pouvait entendre des voix. Plusieurs dont celle de l’homme à l’épée tordue. A plusieurs reprises, la lumière jaune éclaira sa cache et, chaque fois, Blois s’attendit à percevoir les exclamations de joie, les piétinements nerveux, le froid de l‘acier. Mais rien ne vint. Il aurait pourtant suffi que les autres se penchent légèrement vers son trou à rats en l’éclairant avec leur torche. Il était soudain si fatigué, Blois, que pour un peu il aurait eu envie de se dresser, de leur révéler sa présence. Pas pour se rendre car il savait bien qu’il ne lui serait fait aucun quartier mais parce qu’il en avait assez de ce cache-cache minable. Marre de cette situation sans issue. Il ferma les yeux.

              - L’est là, que j’te dis, Jacmo. L’est là, j’en suis sûr !

              - Alors où qu’il est, sous-merde de mes deux, où qu’il est, hein ? Où ça ? Montre le moi ton super caïd ! T’as rien. T’as peau de balle, ducon, que j’dis moi ! Tu nous fais paumer du temps. Faut mieux s’occuper des autres merdes pasque t’as que dalle !

         Une voix de femme à présent, cassante, impatiente :

             - Y sont qu’deux, les autres. C’est maintenant ou jamais… Alors, c’est oui ou merde ?

         Puis le silence, le calme. Blois a sommeil. Il devine qu’il ne lui faut pas rester ici, qu’il est en train de mourir doucement, qu’il faut qu’il avance, qu’il sorte. Même au risque de se retrouver face à face avec la petite crapule et ses copains. Il n’a pas le choix. Pourtant, il ne bouge pas. Il commence enfin à être bien dans sa peau. Et puis tout ça ne rime à rien. Que les autres, tous les autres, se débrouillent sans lui. Il est trop fatigué. Plus rien à foutre de tout ça. Le sommeil l’a repris. Il ne sait pas combien de temps il est resté à nouveau là, immobile. Il se demande si son agonie va se prolonger encore longtemps. Il revoit certains pauvres bougres qu’il a abandonnés comme ça, avant, quand lui aussi était un chasseur. Dans sa vie d’avant. Est-ce que, comme lui, eux aussi ont senti venir la mort par petits paliers progressifs ? Est-ce que, eux aussi, ils l’ont souhaitée, cette délivrance, comme il la désire si ardemment à présent ? Mais ses idées se mélangent. Une journée de soleil avec sa mère et sa sœur. Lermontov qui crie. La nuit qui tombe sur le village et dont il regarde les couleurs pourpres s’étendre sur la campagne depuis le muret du sud où il veille rêveusement. Le fleuve en été où c’était si agréable de prolonger son bain. Le jour où… Cette fois, il en est sûr : il a senti le mouvement près de lui, imperceptible, un déplacement d’air léger capté à la limite extrême de sa conscience. Il devine les rats ou une autre saloperie de bestiole. Quelque chose en lui se révolte et lui hurle qu’il ne veut pas encore mourir mais il est trop fatigué.

         La chose s’est rapprochée. Trop grosse pour un rat. Alors, tant pis, ce sera encore plus épouvantable. Il la sent tout près, qui l’observe, qui s’interroge probablement sur ses possibles capacités de résistance. Puis le chuchotement, à peine un murmure :

              - Oh Blois. Blois…

         Une main douce et fraîche lui caresse le visage. Blois sent le souffle d’une respiration légère sur sa tempe droite. Elle provient de l’ombre, noire dans la demi-obscurité, qui s’est penchée vers lui. Les cheveux d’une femme lui frôlent la joue à présent qu’il a légèrement tourné la tête. Camille. C’est Camille. Il veut parler mais il ne peut émettre qu’un pauvre grognement.

              - Chut, Blois, ne bouge pas. Ça va aller.

         Blois pleure.

     

     

         Camille traîna son chef jusqu’à une sorte de petite salle aveugle qu’elle avait repérée lors de ses recherches. Blois ne pouvait presque pas marcher tant son épuisement était grand. A présent qu’on le mobilisait, son bras le faisait horriblement souffrir; une sorte d’élancement permanent qui se résolvait dans des paroxysmes atroces, des brûlures intenses, à chacun des cahots durant les quelques dizaines de mètres que Camille qui le soutenait fermement lui fit accomplir comme dans un rêve. Il sentit plutôt qu’il ne vit la présence du grand chien et, dans un éclair de lucidité, il comprit que, bien sûr, c’était la bête qui l’avait repéré dans les ruines et avait alerté sa maîtresse. Enfin, elle l’allongea dans un coin de la petite pièce malodorante. Elle s’agenouilla près de lui et posa une main fraîche sur son front brûlant.

              -Tu restes ici et tu ne bouges pas. Camille va aller chercher de l’aide, les autres. Mais d’abord, il faut boire un peu, ajouta-t-elle en lui portant sa gourde à la bouche.

         Blois aspira goulûment quelques gouttes de liquide avant de retomber en arrière. La tête lui tournait et il lui était impossible de parler. Étendu sur sa litière de fortune, il resta longtemps à contempler le noir. Il ne pouvait pas penser et se contentait d’entendre  son cœur battre la chamade puisqu’il lui était impossible de l’obliger à se calmer. Son mal de tête, à présent que son immobilité était totale, semblait s’estomper et la vague nausée qui l’avait envahi était très supportable. Après les heures d’angoisse qu’il venait de vivre, Blois se sentait presque détendu. Il savourait près de lui la compagnie rassurante de Camille et de son chien qui lui faisaient comme une garde d’honneur.

         La jeune femme attendit que Blois se fut endormi avant de se lever doucement. D’un geste invisible, elle obligea le chien qui s’était redressé à se recoucher près du blessé puis, rassurée, elle quitta le petit réduit. Elle attendit un long moment près de la porte qu’elle avait pris soin de laisser entrebâillée faiblement, dans la position exacte où elle l’avait trouvée la première fois. Rien ne bougeait. Aucun bruit en dehors des habituelles plaintes de souffrance du bâtiment. Dans le noir total, elle s’avança vers la porte coulissante dont, à quelques dizaines de mètres de là, elle sentait la présence à un imperceptible courant d’air glacé. Quelque temps auparavant, dans la demi-obscurité grise de l’après-midi, elle avait eu le temps de mémoriser la topographie de ce lieu hostile et elle avançait sans la moindre hésitation, se demandant comment elle avait pu passer une première fois si près de Blois sans le voir car, elle en était persuadée, l’homme gisait là depuis des heures, depuis la fin du jour sans doute. Malgré les menaces de ceux qu’elle surnommait les sauvages, en dépit de la blessure de son chef qui la souciait pour l’avenir proche, pour la première fois depuis longtemps, elle se sentait revivre. Elle retrouvait les sensations presque oubliées du temps d’avant, lorsqu’elle était libre et qu’elle partait, solitaire, pour ses longues explorations dans un univers pratiquement inconnu. Aujourd’hui, sa situation avait bien changé et les ennemis qu’elle devait affronter n’avaient rien à voir avec les petites bêtes sauvages qu’elle pistait alors. Les prédateurs du temps présent étaient bien plus rusés, plus cruels aussi, mais les combattre lui procurait cette sensation ancienne d’exister enfin et si la situation était plus dangereuse, elle était également bien plus excitante. Pour un peu, Camille en aurait tremblé de plaisir.

     

     

         La nuit était froide et lumineuse. La lune dessinait chaque contour avec une précision géométrique et la ville en paraissait pétrifiée et transie. Le ciel brillait de mille étoiles qu’aucune lumière artificielle ne venait jamais affadir. Camille observait le spectacle de ces ruines calmes avec méfiance. Elle savait que cette tranquillité apparente pouvait dissimuler bien des noirceurs autrement plus sournoises. Dotée d’une vision excellente, aguerrie par ses chasses anciennes, quand il lui fallait deviner l’objet, l’ombre, la couleur qui dissimulaient ses proies, elle ne se pressait pas, prenant le temps d’évaluer chaque chose. Elle avançait lentement, s’immobilisant soudain un long moment quand sa prescience le lui dictait, pour se fondre alors parmi les roches. Arrivée près d’une arche brisée émergeant d’un fouillis de pierres, elle attendit encore avant de siffler doucement, sorte de murmure qui aurait pu être émis par une brise qui n’existait pas. La silhouette familière de Lydia vint se ranger près d’elle. Les deux femmes restèrent côte à côte dans une inertie absolue avant de s’enfoncer de concert dans l’ombre propice.

             - Camille a retrouvé Blois, murmura-t-elle. Il est blessé et se repose avec le dogue dans une cave. Il ne craint rien.

              - Grave ? Blessé, c’est grave ?

              - Le bras. Perdu du sang mais pas trop grave… je crois.

         Lydia hocha la tête dans l’obscurité avant de chuchoter :

               - Scorpion est parti à la recherche de Caspienne. Je l’attendais mais puisqu’il n’a pas l’air de revenir… Il faut prévenir Lermontov. C’est à moi d’y aller. Quant à toi… Tu restes avec Blois pour le cas où… Enfin, tu sais.

              - Tu me laisses ? Seule ?

         Comme si elle n’avait pas entendu, Lydia resta silencieuse. Camille pouvait deviner le profil de la femme qui scrutait la nuit et elle attendit. Une dizaine de secondes passa avant que Lydia réponde enfin.

              - Je te fais confiance. Parce que je pense que tu as compris à présent où est ton intérêt. Parce que tu es suffisamment intelligente pour savoir également que c’est tous ensemble que nous nous sortirons de ce… D’ailleurs, je te jure que si tu disparais, je saurai te retrouver. Tu sais que je dis la vérité.

         Camille perçut le geste sans équivoque de sa compagne vers son poignard mais cela ne l’inquiétait nullement : si elle avait décidé de s’enfuir, aucune menace n’aurait pu la faire changer d’avis. Ce qui la retenait, c’était ce sentiment, que pour la première fois elle arrivait presque à identifier, de faire partie d’un groupe, de pouvoir compter sur d’autres, d’exister en dehors d’elle même. C’était pour cela qu’elle n’abandonnerait pas Blois à ses ennemis. Elle comprenait encore certainement mal ce nouvel état d’esprit mais elle avait pris sa décision. Elle se pencha vers Lydia.

             - Camille ne partira pas. Elle veillera sur Blois et attendra le retour de tous les autres.

             - Vaudrait mieux, menaça doucement Lydia.

            -Tu peux me croire. Je sais que je fais partie du village maintenant.

         Déjà, Lydia s’était fondue dans le jour naissant, silencieuse et douce comme une menace de mort. Elle n’avait pas eu le temps de remarquer que, pour la première fois, son ancienne prisonnière lui avait répondu à la première personne.

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