• chapitre quatorze

     

     

     

     

       Dès qu’elle se fut enfoncée de trois ou quatre mètres dans l’ombre du tunnel, Camille s’arrêta contre la paroi de gauche mais sans oser s’appuyer contre le froid de la roche. Le silence était intense, rarement interrompu par des giclées de vent qui s’engouffraient  pour mourir aussitôt. Mais c’était un silence trompeur, entrecoupé qu’il était par des sons épars, le goutte à goutte d’une eau de pluie, le craquement d’une pierre, le trottinement d’un petit animal hantant les lieux. La plage de lumière de l’entrée se brouilla fugitivement et Serp vint se ranger à ses côtés. Dès lors elle pouvait avancer mais préféra demeurer immobile quelques minutes encore. Enfin, elle caressa imperceptiblement le pelage de son animal et se mit en route. Elle atteignit sans encombre et bien plus rapidement qu’elle ne l’aurait supposé l’autre extrémité du tunnel. Dès la sortie, elle s’approcha du bord droit du viaduc et observa le vide. Quatre à cinq hauteurs d’homme. Impossible de songer à sauter : trop haut. D’autant que le trottoir en contrebas était jonché de débris certainement fort dangereux. En revanche, en s’accrochant à l’armature de fer qui descendait presque jusqu’au sol… C’était le moyen d’éviter de refaire dans les deux sens le chemin de la veille puisqu’il lui fallait de toute façon revenir vers le tunnel. Par un grand mouvement tournant, avait précisé Blois, afin de se remettre dans la direction du village. Elle testa la solidité de l’ensemble de métal et, satisfaite, enjamba le parapet du viaduc et, s’accrochant au fer rouillé, amorça sa descente. Le grand chien l’observait avec curiosité. D’un geste de la main droite, elle lui intima l’ordre de continuer sur le viaduc afin qu’il trouve sa propre issue et elle le vit disparaître prestement.

       Elle n’attendit pas que le chien la rejoigne – il savait toujours où la retrouver – et s’avança vers l’ombre des maisons qui faisaient face au viaduc. L’après-midi était bien avancé et, en dépit du ciel encore clair, on sentait que le soir et le froid n’étaient pas loin. Camille, attentive, longeait les murs mais en prenant garde d’en contourner les ouvertures d’où pouvait toujours venir le danger. Elle arriva sur une sorte de petite place dont le centre était occupé par un puits en partie détruit. De l’autre côté, la rue se poursuivait par d’autres immeubles de deux à trois étages dont les toits se resserraient au point de donner l’impression de se toucher par endroits. Dans cette partie ancienne de la ville les habitations semblaient en meilleur état mais elles n’en étaient peut-être que plus dangereuses. Camille hésita à abandonner l’ombre des murs pour traverser la placette. Le lieu était apparemment désert et seuls quelques aboiements dans le lointain, un ou deux pépiements d’oiseaux plus proches, rappelaient qu’il ne s’agissait pas d’un décor inanimé. Elle se tourna vers Serp, s’assura de sa présence par un mouvement silencieux des lèvres et décida de s’aventurer à découvert. Elle avait presque rejoint l’autre partie de la rue lorsque, enjambant un petit monticule de pierres, elle trébucha et s’affala de tout son long. Comme on le lui avait appris, elle avait accompagné sa chute sur le sol caillouteux et elle était certaine de ne pas s’être blessée. C’est en voulant se relever qu’elle se rendit compte de son erreur. Quelque chose qu’elle ne voyait pas la retenait par la jambe gauche. Cherchant à se redresser à nouveau, elle chuta encore. Elle se pencha pour identifier son entrave. Sa jambe était coincée sous une ferraille enfoncée dans des cailloux. Camille décida de ne pas s’affoler. Elle prit une profonde inspiration, essaya de se détendre mais la douleur augmentait et elle avait l’impression que sa jambe s’engourdissait. Fébrilement, cherchant à ne pas tirer sur son membre prisonnier, elle creusa le petit monticule de pierraille et mit à jour une puissante boucle d’acier entourant sa jambe, un peu au dessus de la cheville. Un piège ! Quelqu’un avait tendu un piège en cet endroit et elle, pour gagner quelques stupides secondes, avait foncé droit dedans… Elle comprenait à présent la sensation de déséquilibre puisque le piège était caché dans un trou recouvert de branchages et de cailloux. Elle étudia avec attention l’engin. Deux mâchoires refermées sur sa jambe qui, sans la blesser réellement, l’entravait totalement. Elle chercha à écarter les deux lames du piège sans succès. Au bout d’une à deux minutes d’une lutte stérile qui lui semblait même avoir aggravé la situation – elle avait à présent l’impression que du sang coulait dans sa botte – elle se laissa retomber en arrière. Son cœur battait à tout rompre et, malgré le froid, elle transpirait à grosses gouttes. Elle ne céda pourtant pas à la panique et décida de réfléchir. Autour d’elle, Serp tournait indécis. Il reniflait la jambe prisonnière de sa maîtresse puis faisait mine de s’élancer pour revenir en voyant que la jeune femme ne bougeait pas. Cette fois, il ne pouvait rien pour elle.

       Camille avait repris quelques forces. Elle s’assit comme elle le put et regarda autour d’elle. Le piège ressemblait aux liens d’acier qu’on lui avait passés lors de ses premiers jours de captivité au Village. Mais en beaucoup plus gros. De plus, pour éviter à la proie de glisser, chacune des lames était pourvue de dents puissantes : c’était elles qui entamaient la peau de sa jambe à travers le cuir de sa botte. Elle observa les alentours et se saisit d’un morceau de bois : si elle arrivait à l’insérer entre les lames, peut-être pourrait-elle ensuite glisser une pierre, puis une plus grosse et, ainsi, desserrer l’étreinte. Dix minutes de manœuvres opiniâtres n’aboutirent à rien. Sur le bord externe de l’engin, là où se rejoignaient les mâchoires, il y avait un orifice rempli de terre, peut-être une serrure qui devait accéder à un mécanisme. Elle le tritura un long moment avec la lame de sa dague. Sans résultat. Elle se laissa retomber en arrière, vaincue. Elle était à la merci de n’importe quel prédateur, voire pire : car qui était la blésine assez ignoble pour poser de tels pièges ? Elle tremblait de peur et de rage.

       Camille se sentait extraordinairement vulnérable et, pour la première fois depuis longtemps, totalement livrée à elle-même. Elle siffla Serp qui s’immobilisa près d’elle et elle se résigna à l'écarter : il était hors de question qu’elle expose plus longtemps son animal. Le gros chien hésitait à abandonner sa maîtresse. Elle dut insister pour que l’animal s’éloigne enfin, à contrecœur. Elle le regarda, impuissante, se mettre à trottiner dans la direction par lesquels ils étaient venus. Après un dernier regard vers elle, Serp disparut, la laissant définitivement seule.

       Pourtant, ce n’était pas possible : il lui fallait trouver un moyen. Elle pensait à  Blois qui attendait les secours et à Lydia qui souffrait dans la boîte en acier. Rien à faire cependant. Le piège paraissait imparable. L’esprit en déroute, elle s’emmitoufla dans sa parka et se recroquevilla sur le sol. Elle gardait sa dague dans la main droite. Sa jambe lui faisait mal et elle cherchait sans la trouver la position qui aurait pu la soulager. Ses pensées se bousculaient au rythme de son angoisse. Peut-être Blois, demain… mais comment saurait-il ? Non, il fallait sortir de cette situation absurde tout de suite. Le seul moyen : Serp. Il fallait le rappeler pour qu’il prévienne Blois. En dépit du danger de laisser Lydia toute seule dans le wagon, elle ne voyait que son chef pour la tirer de son mauvais pas. Cependant, elle ne se résolvait pas encore.

       Le soir tombait assez rapidement et le froid devenait de plus en plus perçant. Elle avait du mal à estimer le temps. Il lui semblait que cela faisait des heures qu’elle avait abandonné ses compagnons. Par moments, elle tirait inconsciemment sur sa jambe et la douleur lui arrachait un bref gémissement. Elle était ankylosée. Avait-elle somnolé ? Elle sursauta en entendant la voix.

              - Mais qu’est-ce qu’on a donc là ? Voyons, voyons…

       Camille sentit ses poils se dresser sur sa peau. La voix était celle de la femme. Elle se tenait prudemment à quelques mètres de Camille qu’elle observait de ses yeux froids. Tournant autour de sa proie désarmée, elle continua son monologue.

             - Dis donc, ma poulette, qu’ek tu fais par ici, toi ? T’es pas d’ici, toi, ça s’voit tout de suite : t’es trop bien sapée pour c’te merde. Mais si ! Mais si ! J’te trouve bien belle, ma poulette… J’te dis ça pasque j’suis plutôt habituée aux fleurs de naves, aux clamèches, aux sous-merdes, quoi ! Tandis qu’toi, y a pas à dire, tu sors pas des caves d’la ville, pas vrai ?

       Après avoir, tout en parlant, tourné quelques minutes autour de Camille, Lady s’accroupit pour mieux l’observer, toujours hors de portée néanmoins.

              - Ben, on dirait qu’tu veux pas m’faire la conversation, ma poulette. Pas grave, j’t’en veux pas, t’sais. J’ai tout mon temps, moi.

       Au lieu de se relever comme Camille l’avait pensé, la femme s’assit en tailleur à quelques mètres d’elle et pencha la tête de côté, pensive, presque amicale. Soudain, elle se frappa le front de sa main gauche, en s’exclamant :

              - Putain, qu’j’suis conne ! hurla-t-elle.

       Elle éclata de rire et, se tapant sur les cuisses pour manifester son hilarité, Lady conclut :

             - Si t’es pas d’ici, c’est qu’t’es d’ailleurs, pas vrai… Et si t’es d’ailleurs c’est pasque t’es un de ceux qu’on cherche, mon Jacmo et moi ! Un d’ces fumiers qu’a fait du mal à notre pauvre vieux copain Lime, pardi ! Ben, dis-donc, ma poulette, j’crois bien que t’espérais pas qu’on s’rencontrerait si vite, s’pas ? Alors, quek on va faire de toi, hein ? On attend mes poteaux ou j’te règle ton compte maintenant ?

       Lady se tenait toujours à distance mais Camille s’attendait à tout moment à ce qu’elle lui saute dessus. Elle serrait sa dague dans sa main droite après l’avoir du mieux possible dissimulée dans la poussière mais elle ne donnait pas cher de sa peau si l’autre passait à l’action. Elle décida – vieille ruse de guerre – de paraître plus faible qu’elle ne l’était et, tout en se laissant glisser en arrière, laissa échapper un gémissement. Elle ne quittait pas son ennemie des yeux. Si Lady avait mordu à ce petit stratagème désespéré, elle ne le montra pas. La femme se redressa lentement, une sorte de rictus au coin des lèvres et, lentement, fit glisser un long rasoir de sa manche droite. Elle s’en saisit adroitement et, à la vitesse de l’éclair, le fit passer plusieurs fois d’une main à l’autre.

              - Ben, j’crois qu’j’vais finalement t’faire la peau tout de suite. Dès fois qu’tes p’tits copains ils viendraient faire un tour par ici. Remarque, j’dis ça mais j’ai l’impression qu’y-z-ont d’autres soucis, pas vrai ? Y a ta p’tite pute de copine qu’est dans un sale état à c’que j’sais… Eh, fais gaffe, pauv’conne, compte surtout pas sur ton p’tit couteau… Si tu crois qu’j’ai pas vu tes manières… Et puis, j’vais te dire un…

       Avant d’avoir terminé sa phrase, Lady avait projeté son rasoir vers Camille qui interposa du mieux qu’elle le put sa dague tout en cherchant à reculer au maximum. Le rasoir tournoya dans le vide. Il s’en était fallu de dix centimètres. Partie remise. Nouveau geste d’agression. Moins de cinq centimètres cette fois-ci. Curieusement, Camille n’avait pas peur. Elle savait bien qu’elle n’avait aucune chance face à cette furie mais elle n’avait pas peur. Lady s’approcha et s’apprêtait à porter le coup qu’elle espérait décisif lorsqu’elle s’écroula en arrière, le visage figé par la surprise. Sans le moindre bruit, Serp lui avait sauté dessus et l’immobilisait. La femme essaya de porter des coups avec son rasoir mais le chien lui mordit cruellement la main et elle dut lâcher l’arme. Déjà la gueule de l’animal revenait à sa gorge.

              - Attends, Serp, cria Camille.

       L’animal laissa ses crocs posés sur la gorge de Lady. La situation parut se figer. Finalement, Camille reprit la parole :

             - Le dogue te tue pas si tu me libères. T’entends ce que je te dis ? Si tu veux pas, je peux pas te laisser en vie, tu comprends ça, hein ?

       Lady ne répondit pas. Bien que terrorisée par l’espèce de loup qui tenait sa vie entre ses mâchoires, son cerveau évaluait à toute vitesse sa mauvaise posture et cherchait désespérément une solution. Elle n’en trouvait pas.

             - Bon, reprit Camille après quelques instants de silence. Je vois. T’as choisi. Allez Serp !

       La femme poussa un cri et, d’un ordre bref, Camille retint son chien.

              - Tu sais comment ouvrir le piège ? Bien sûr que tu sais parce que c’est un des tiens, n’est-ce pas ? Bon, vas-y mais le dogue te regarde. Au moindre geste hostile… Laisse-là, Serp.

       Lady était une femme de la rue. Elle savait toujours quand elle n’était pas en position de force et confiait alors à l’avenir le soin de se venger. Elle n’insista pas. S’éloignant lentement de l’animal qui la suivait en grognant, elle leva les mains en l’air pour montrer sa bonne foi.

             - Dans ma poche, là, y a des clés pour ouvrir… Mais, jure-moi, qu’une fois que tu auras…

               - Ta gueule, j’ai rien à jurer. T’oublies pas, hein, le dogue te regarde… Lance les clés… Maintenant !

       Dans la poche droite de son long manteau, Lady avait un petit poignard mais, en dépit de sa rage, elle ne tenta rien. Elle sortit lentement un anneau où étaient accrochées plusieurs clés rudimentaires et le lança à portée de Camille.

              - Faut pas m’en vouloir, ma poulette, t’sais. Y a rien qu’des sauvages par ici. Alors, j’savais pas, tu comprends ; si au moins tu m’avais causé …

       Camille ne prit pas la peine de répondre et essaya méticuleusement les clés. La troisième désarma le mécanisme et, à l’aide du bâton, elle put facilement entrouvrir les lames. Elle glissa sa jambe hors du piège qui se referma en claquant. Libre ! Elle se massa la jambe quelques secondes et se leva. Elle entreprit de s’appuyer sur sa jambe gauche : pas trop difficile. Un court instant, dans une brusque bouffée de haine, elle imagina se diriger vers la femme et lui planter sa dague dans l’œil. Parce que la tuer elle, c’était ce que l’autre aurait fait, ce qu’elle s’apprêtait à faire. Mais, au fond d’elle-même, quelque chose lui soufflait que justement elle n’était pas comme cette clamèche. Elle, Camille, elle tuait, c’est vrai, mais en soldate, sans état d’âme : elle n’assassinait pas les prisonniers désarmés. En tout cas, c’était ce qu’elle s’efforçait de croire. Ramassant sa dague et le rasoir de Lady qu’elle jeta le plus loin qu’elle put dans une broussaille de l’autre côté de la placette, sans même regarder la femme, elle s’éloigna en clopinant. Serp n’avait pas bougé et, à moins de trente centimètres de sa prisonnière, il ne la quittait pas des yeux. Camille marcha une vingtaine de mètres avant de se retourner.

              -  J’appelle le dogue dès que je suis un peu loin. Pas la peine de me courir après… il est toujours autour de moi mais pas avec moi, tu saisis ? Dans mes environs, quoi. Ah, j’oubliais de te dire, fais le moindre geste contre lui quand je serai plus là et t’es mal. Parce que y aura personne pour le retenir. Comprendo ?

       Camille s’avança en boitant dans la rue mais elle n’avait pas aussi mal qu’elle aurait pu le redouter. Elle emprunta plusieurs autres rues, sans se presser, très attentive pour le cas où les autres… Elle n’avait aucune inquiétude pour Serp. Il saurait tenir en respect la blésine avant de la rejoindre… Les ruines des habitations changeaient. Elles se faisaient plus hautes et, dans le même temps, les rues plus larges. Elle savait qu’elle sortait de la ville. La nuit était tombée. Elle avisa un recoin sombre, entre un grand immeuble et une curieuse petite maison comme oubliée par la vieille ville dans ce secteur périphérique. Elle s’y réfugia après s’être assurée de sa sécurité. Elle sortit son sifflet à ultra-sons, appela Serp et entreprit de défaire sa botte gauche. Dans l’obscurité, elle ne pouvait pas voir sa jambe mais elle sentait la boursouflure laissée par le piège au dessus de sa cheville. Pas de sang, contrairement à ce qu’elle avait cru. Surtout – mais elle l’avait toujours su – rien de cassé. Elle tremblait à présent de peur rétrospective car elle comprenait à côté de quoi elle était passée. Dire qu’elle avait cru, là-bas, prisonnière sur la petite place, que son chien ne pourrait rien pour elle ! Justement, elle sentit Serp qui se collait contre elle, sans la lécher – ce n’était pas son genre – mais si proche d’elle que cela en était presque fusionnel. Tirée d’affaire ! Et sans avoir trop perdu de temps puisque le soir venait juste de tomber ! Inespéré. Elle sentit soudain la fatigue l’envahir et des larmes lui couler sur les joues. Elle enfonça son visage dans la chaude fourrure de son compagnon et se mit à sangloter en silence.

     

     

       Le Village dans la nuit, désert et silencieux. La sentinelle qui la héla à l’entrée comprit en la voyant que quelque chose de grave s’était produit. Camille ralentit à peine et se dirigea d’emblée vers la maison de Lermontov. Elle rencontra en chemin Launois, déjà alerté de son arrivée. Transpirant en dépit du froid mordant, échevelée par sa course effrénée à travers la banlieue de la ville et les bois, elle n’était plus la fille réservée, presque froide et toujours maîtresse d’elle-même que tous connaissaient. Elle se laissa tomber au pied de Lermontov, pantelante et hors d’haleine, afin de lui expliquer la gravité de la situation. Elle n’évoqua pas sa mésaventure avec la femme qui l’avait piégée – après tout, elle avait été imprudente  - mais insista sur l’urgence. Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour organiser une équipe de sauvetage et Camille qui, quelques minutes auparavant, était au bord du malaise, sentit progressivement revenir une partie de ses forces devant la détermination de ses compagnons. Cependant, Lermontov avait senti revenir sa méfiance. Il observait la jeune femme à la dérobée comme s’il voulait se convaincre que toute l’histoire n’avait pas été inventée par elle dans un but moins avouable. Profitant des derniers préparatifs du petit groupe, Il fit venir Launois près de lui.

              - Tu me la surveilles de près, murmura-t-il à son adjoint. S’il y a le moindre problème et si elle se tire, tu en répondras sur ta tête.

              - Tu penses que…

             - J’en sais rien. Ce sera à toi de voir mais… c’est quand même curieux. Voilà Blois qui part avec son groupe au grand complet et y a qu’elle et son dogue qui reviennent… Et pour nous demander d’aller dans la ville en pleine nuit, qui plus est !

              - Compris.

     

     

       Après avoir attentivement écouté les explications de Camille, Launois décida de scinder son équipe en deux : une partie – la plus importante – traversant le tunnel, l’autre escaladant le remblai près de son issue, pour plus de sécurité. Il avait décidé de commander ce deuxième groupe - l’habituel groupe de couverture discrète - qui comprenait également Camille qu’il ne quittait pas des yeux. La jeune fille semblait authentiquement anxieuse mais comment savoir vraiment avec elle ? Tous se regroupèrent en silence quelques minutes plus tard. Désignant du bras le wagon le plus proche de l’entrée du tunnel, masse furtive et anonyme qu’on devinait vaguement dans l’obscurité, Camille s’adressa à Launois.

             - Celui-là…

             - T’es bien sûre ?

       Camille haussa les épaules : elle était sûre. Le groupe s’avança. Camille voulut accélérer le pas, certaine tout à coup que quelque chose n’allait pas parce que Blois aurait déjà dû se manifester, mais Launois la retint du bras. D’un mouvement de tête presque imperceptible, il désigna le wagon à ses deux éclaireurs qui s’avancèrent vers lui. Le reste des soldats était comme pétrifié et les silhouettes dansantes à la lueur des torches renforçaient une étrange impression de malaise.

              - Y a rien là-dedans, lieutenant, cria bientôt l’un deux. Qu’est-ce qu’on fait ?

            - Reviens donc, imbécile, qu’est-ce que tu veux faire d’autre ?

       Camille voulut une nouvelle fois aller voir d’elle-même mais Launois la tenait toujours par le bras. Elle remarqua les deux hommes venus se placer près d’elle. Elle essaya de s’expliquer.

            - Écoute-moi, lieutenant, je ne comprends pas. C’est pourtant bien celui-là, j’en suis sûre. Sans doute que…

               - Sans doute que quoi ? Qu’ils sont partis tranquillement à pied en te voyant pas revenir. Bizarre, tu trouves pas, pour une blessée intransportable sans brancard ? Parce que c’est bien ce que t’as dit tout à l’heure au Chef, non ? Intransportable, t’as dit. Peut pas marcher, la Lydia, l’a perdu trop de sang ou je sais pas quoi encore. Alors ? J’attends tes explications, soldate. Parce que maintenant faut que tu t’expliques…

              - Écoute, lieutenant, commença Camille, je ne comprends pas pourquoi ils sont pas là. Quand je les ai laissés, ils…

              - Moi non plus, je comprends pas, la coupa Launois. Je te l’ai déjà dit : faut t’expliquer. Et vite.

       Mais la jeune fille, si désireuse d’expliquer, de se justifier, de convaincre, tenait des propos confus, presque incohérents, ne faisant que renforcer la méfiance de ses compagnons qui, l’air franchement mauvais pour certains, s’étaient peu à peu rapprocher d’elle. Toujours revenait les mêmes mots : elle ne comprenait pas, ils auraient dû être là… Elle ne comprenait pas.

            - Je comprends au moins une chose, remarqua doucement Launois, c’est que tu sais plus comment t’en sortir… J’crois bien, ma p’tite, que tu nous racontes des ficelles (1) Et des grosses encore.

           - Laisse-là nous, Launois, s’exclama un grand gaillard qui répondait au nom plutôt bucolique - et peu en rapport avec son aspect - de Perce-Neige. On va t’la faire causer, not’ p’tite copine, pas de problemos. Pis après, on s’amusera un peu avec elle. J’parie qu’elle est pas si farouche qu’elle veut s’donner l’air.

       Camille, abattue, ne chercha pas à lutter lorsqu’un des soldats lui rabattit brutalement les bras derrière le dos.  Perce-Neige se campa devant elle et sourit. Un sourire méchant que la lumière tremblotante des torches renforçait encore. Tête baissée, Camille ne regardait pas.

              - Tu m’regardes quand j’te cause, hurla Perce-Neige tandis qu’il la frappait violemment au visage.

       La jeune fille ne conserva son équilibre que grâce au soldat qui lui maintenait fermement les bras.

             - J’vais t’montrer comment que j’les traite, moi, les clamèches dans ton genre. Tu vas tout m’dire, t’entends, petite pute. Et d’abord où qu’ils sont, Lydia et Blois. Hein, tu vas m’répondre, dis ? cria-t-il en la frappant violemment à nouveau.

       Cette fois, épuisée, hagarde, dans l’incompréhension totale de ce qui avait pu arriver à son chef, Camille préféra se laisser tomber à terre. Launois avait détourné les yeux. Perce-Neige repoussa violemment les soldats trop proches et se mit à tourner autour de la jeune femme, cherchant l’endroit où son coup de pied lui ferait le plus mal.

             - Tu la laisses tranquille, jeta Blois sorti soudainement de l’ombre. Allez, exécution ! Alors c’est ça, poursuivit-il en s’avançant vers le petit groupe de soldats pétrifiés. Il suffit du plus petit changement, que tout soit pas exactement comme on veut, pour qu’on commence à se bouffer entre nous comme des sauvages.

             - Écoute, Blois, commença Launois, d’abord j’suis vraiment content de te voir pasque… Mais on savait pas… On voulait seulement…

           - Rien, j’écoute rien. On verra ça au village. Pour le moment, faut récupérer Lydia.

       Se tournant vers Camille, il murmura :

              - Ça va, petite ?

       Puis sans attendre de réponse, il se tourna vers les autres, toujours indécis :

          - Alors, quoi, vous attendez que les autres salopes rappliquent ? Allez, on bouge ! C’est par là… Je vous montre.

       Blois avait dissimulé Lydia sous des branchages, près de l’entrée du tunnel, non loin de ce qui restait de la carcasse de Lime.

              - Ça m’a paru plus prudent, observa-t-il.

       Resté à ses côtés, il avait bien vu s’approcher la petite troupe mais, dans l’obscurité, avait voulu être certain avant de se découvrir. Il supervisa Perce-Neige – qui avait son intervention plutôt maladroite à se faire pardonner - et deux autres relevant la jeune femme avec mille précautions. Lydia était inconsciente mais paraissait respirer presque normalement. Lorsqu’il fut satisfait du brancard improvisé sur lequel avait été allongée sa soldate, il s’approcha de Launois pour faire le point.

            - Voilà comment je vois les choses, débuta-t-il. On est quatorze, j’ai compté. Quatre ramèneront Lydia au village. Restent dix. On peut faire deux ou trois groupes. Je sais, je sais, coupa-t-il Launois qui voulait parler. Pour ce soir, en principe rien à faire. Tu te dis que les clamèches sont certainement dans leur tanière. Ce serait certainement le cas avec les crapules habituelles. Mais je sais, oui je sais qu’avec ceux-là, martela-t-il, ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Parce qu’ils pensaient que je resterais seul avec Lydia, que j’aurais voulu nous mettre à l’abri pour cette nuit, et que peut-être vous nous ne nous auriez pas trouvés… Or ils veulent absolument nous récupérer le plus vite possible. Mais si. Ne t’y trompe pas, Launois. Ceux-là sont organisés. Ils ont un chef et ils sont dangereux. S’ils ne sont pas très loin – et je suis prêt à le parier – ils vont chercher à faire quelque chose. Sûr qu’ils cherchent même en ce moment à évaluer nos forces. Ils vont bien sûr repérer le groupe du brancard. La question : est-ce qu’ils feront le rapprochement avec Lydia et moi ? Ou ils penseront à autre chose, à un malade, un autre blessé ? On peut pas le savoir. Moi, je crois qu’ils sont quatre ou cinq, pas plus. Ils essaieront de profiter de la moindre occasion. Ils connaissent bien la ville, eux. Alors, moi, je me dis que c’est le moment ou jamais d’en finir une bonne fois pour toutes. Qu’est-ce qu’on a à perdre : on n’a qu’à suivre nous aussi mais par petits groupes de deux ou trois et si on les trouve, clac ! S’il ne se passe rien, eh bien, on rentre au Village, mais un peu plus tard. Ca vaut vraiment le coup d’essayer. On a bien tous nos sifflets, non ? Alors, Launois ?

       Launois, tête baissée, évaluait le plan de Blois. Peut-être, en effet, cela valait-il la peine d’être tenté. Au pire, il ne se passerait rien et ils auraient accompli la mission commandée par Lermontov. S’ils rencontraient les clamèches, ce n’en serait que mieux. Et puis, il avait cette culpabilité sournoise d’avoir laissé Perce-Neige régler ses comptes sans réellement intervenir. Il claqua dans ses mains pour signifier son accord.

              - Alors, vite, on fait les groupes, conclut Blois.

       C’est à cet instant que Camille se glissa près de son chef. On pouvait deviner la tuméfaction de sa pommette gauche à la lueur tremblotante de la torche mais son visage exprimait la vigueur retrouvée.

              - Je veux venir avec toi, Blois, je suis moins fatiguée.

       Blois observait le départ des deux brancardiers précédés de l’éclaireur et du quatrième soldat qui fermait la marche. Ils marchaient avec précaution à la lueur d’une seule torche atténuée que brandissait le premier du petit groupe. Ils sont évidemment repérables de loin mais c’est le prix à payer et peut-être le moyen de faire sortir les crapules de l’ombre, pensa-t-il. Il se retourna vers Camille, silencieuse à ses côtés.

              - D’accord, répondit-il enfin, tu viens avec moi. Je te dois bien ça. Et puis tout à l’heure, tu aurais pu appeler ton dogue. Je te suis reconnaissant de ne pas l’avoir fait.

       La jeune fille lui répondit par un large sourire que, dans l’obscurité, il ne put voir.

     

    (1) ficelles : des blagues, des craques

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