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       Elle s'appelait Camille. Camille sans rien de plus. En ce temps-là, si on n'avait pas de surnom - mais pour cela, il fallait vivre en groupe - un simple prénom suffisait pour faire pleinement office d'identification. Avant, quand elle était toute petite, un temps si lointain qu'elle s'en souvenait à peine, il y avait eu une autre Camille. Une fille du village d'en bas, une méchante petite brune, toute rabougrie qui se moquait toujours d'elle. Elle, on l'appelait alors "Camille d'en haut", allusion au fait qu'elle vivait avec ses parents et son frère dans les ruines plus ou moins bien réaménagées de leur maison perdue sur la colline. C'était même devenu Camille de haut, par une espèce de contraction linguistique au mécanisme difficile à définir. Elle détestait ce surnom qui lui donnait l'impression de n'être qu'une imitation, une copie de cette autre petite fille qu'elle haïssait tellement. Et puis les Étrangers étaient venus. Sans avertissement surgis de nulle part. Ils avaient attaqué le village du bas, tuant, pillant, brûlant tout ce qu'ils pouvaient. Ça n'avait été que l'affaire d'une matinée mais elle n'avait plus jamais entendu parler de l'autre Camille. Ni de personne du village, d'ailleurs. Comme s'ils n'avaient jamais existé. Les ruines de leurs maisons s'étaient vite confondues avec celles des alentours. Elle se rappelait bien ce jour là, la pâleur extrême de son père, le calme apeuré de sa mère, l'excitation de son jeune frère. Ils n'avaient dû leur salut qu'à leur isolement et aux précautions sans cesse renouvelées que prenaient les parents, leur obsession à effacer toute trace d'une présence qui eût pu les dénoncer. Ils avaient passé plusieurs jours cachés dans le recoin qui leur servait de cave et de refuge, attentifs à ne faire aucun bruit, à ne montrer aucun signe de leur existence. De nombreuses nuits s'étaient écoulées avant que le père ne décrète qu'il n'y avait plus aucun risque. Les Étrangers étaient partis depuis longtemps quand ils avaient enfin osé s'aventurer à l'air libre. Par la suite, les parents étaient devenus encore plus obsédés de sécurité, de discrétion et de silence. Mais, elle, elle était heureuse : il n'y avait plus qu'une seule Camille. Elle avait retrouvé ce à quoi elle aspirait le plus : son identité. Ces événements effrayants s'étaient déroulés bien des saisons auparavant et, quoiqu'elle s'en souvienne parfaitement, cela lui semblait à présent relever d'une autre vie. D'un temps où elle n'était pas totalement seule. Ensuite, il y avait eu la disparition du père, parti relever des pièges dans une expédition quotidienne dont il n'était jamais revenu. L'inquiétude croissante de la mère qui, n'y tenant plus, s'était résolue à partir à sa recherche, après avoir pris bien soin d'exiger de ses enfants qu'ils ne sortent sous aucun prétexte de la maison avant son retour. Mais, elle aussi, elle n'était pas revenue. Il avait alors fallu apprendre à vivre seuls, son frère et elle. Cela avait été en définitive facile. Ils veillaient l'un sur l'autre et cette présence mutuelle les rassurait. Ils ne s'éloignaient guère de la demeure, et toujours ensemble, que pour aller cueillir les fruits, ramasser les plantes sauvages pour la saison froide et surtout relever les pièges pour le quotidien. Ils avaient appris à survivre et à ne plus évoquer le retour des parents. C'était une étrange vie où ils parlaient peu mais savaient à chaque instant la présence de l'autre. Ils se comprenaient sans mots, par un signe, un simple regard. C'est comme ça que Camille avait su que Lud, son frère, partirait lui aussi. Parce qu'il regardait souvent vers la plaine, et encore plus loin vers les montagnes de l'autre côté, à guetter un signe, à attendre elle ne savait quoi. Quand il lui semblait apercevoir une fumée, un mouvement, il était tout excité. Comme si on pouvait espérer quelque chose de bon des terres lointaines et des étrangers qui devaient y pulluler. Elle, elle se gardait bien d'attendre quoi que ce soit de l'inconnu. Elle se rappelait trop bien le pillage du village et également le rôdeur qui, alors qu'elle n'était qu'une toute jeune enfant, un jour, avait voulu voler leur réserves de vivres et que le père avait tué à grands coups de masse. Le voleur était enterré plus loin, au pied de l'arbre aux feuilles rouges, rouges comme son sang dont elle pouvait encore sentir l'odeur fade dans le cellier. Elle n'avait donc pas été surprise en rentrant un soir de voir la maison vide. Camille et Lud, quand le temps et leur humeur le permettaient, depuis plusieurs saisons déjà, faisaient leurs propres tournées de prospection. Parce que cela multipliait par deux le territoire parcouru et leurs chances de trouver leur subsistance. Ce soir-là, Camille s'était immédiatement aperçue que les affaires de son frère, ses quelques objets personnels, avaient disparu. Elle avait compris. Elle s'y attendait. Elle ne lui en voulait pas d'être parti comme ça. Il savait qu'elle savait alors qu'aurait-il bien pu lui dire ? Curieusement, alors que d'une certaine manière elle s'était retrouvée définitivement orpheline, que cette absence lui parut bien plus cruelle que celle, jadis, des parents, elle fut également soulagée. A présent, il n'y avait plus qu'elle sur qui veiller : elle était totalement libre. Quel que soit le devenir de son existence, c'était à elle et à elle seule de l'assumer.

       Camille avait vingt-trois ans. Elle avait compté le nombre des saisons depuis la disparition des parents. Onze à ajouter aux douze ans qu'on lui accordait alors. C'était plus une habitude de pensée qu'autre chose car à quoi ce détail aurait-il bien pu lui servir ? Ce qui comptait, c'était qu'elle était solide et en bonne santé. Ne pas être malade était suprêmement important. Elle se souvenait de la fois où, durant plusieurs semaines, elle avait dû rester à la maison à cause de cette douleur insupportable à la gorge, de cette chaleur intense de son corps qui, au début, lui avait fait prononcer des phrases sans suite, elle qui parlait si peu. Et de cette intense fatigue qui, si longtemps, l'avait poursuivie au point de la faire marcher à petits pas et s'écrouler à chaque instant sur son vieux lit encore imprégné de son humidité. Elle ne voulait plus jamais être comme ça. Surtout maintenant qu'elle était seule. Parfois, dans ses rares moments d'ennui, de tristesse, elle regardait son visage dans le miroir ébréché de la pièce des parents. Elle y voyait l'image d'une inconnue aux yeux gris qui la regardait pensivement. Elle rejetait en arrière une mèche de ses cheveux blonds qu'elle coupait régulièrement grâce à la trousse de sa mère miraculeusement épargnée durant toutes ces années et détournait son regard, gênée qu'elle était de s'observer ainsi. Elle ne savait pas si elle était laide ou jolie. Cette pensée ne l'effleurait jamais. Elle prenait grand soin de rester propre, de laver ses vêtements aussi souvent qu'elle le pouvait - elle les confectionnait elle-même à partir de restes de tissus, de fourrures et de peaux qu'elle avait appris à tanner grossièrement -, des gestes acquis par habitude, pour ne pas être malade. La crasse, lui disait sa mère, attire les souffrances du corps. Mais son souci essentiel, sa raison de vivre, chaque matin renouvelés, c'était de tuer les animaux pour ne pas mourir de faim et se cacher des Autres qui, elle le savait, ne lui voulaient pas de bien.

     

     

       Pour Camille, les jours s'écoulaient insensiblement, tranquilles et durs. La saison froide était évidemment la pire. Quand il fallait, durant des jours, rester à l'abri à regarder tomber l'eau du ciel. Inutile alors de partir en quête d'un gibier éparpillé et invisible dans des forêts endormies. Elle tournait en rond dans les pièces de sa demeure à observer tous ces objets patiemment accumulés et dont elle connaissait par coeur chaque recoin, chaque surface, à vérifier ses armes, à ébrancher quelque bois, à réparer un coin de mur. Dans la cheminée brûlaient deux ou trois bûches, à leur minimum de combustion car elle savait que la fumée qui s'échappait en volutes légères du trou dans le toit était une ennemie, une trahison de chaque instant. C'était déjà un risque calculé du temps des parents mais les hautes futaies, heureusement, protégeaient des regards. Ce qui l'épouvantait quand elle y pensait, c'était l'odeur de feu qui portait si loin : elle s'était préparée à s'enfuir à la moindre alerte, du moins le croyait-elle. Depuis deux saisons toutefois, sa vigilance s'était un peu relâchée. Depuis qu'il y avait Serp. Le minuscule chiot découvert sous l'éboulis neigeux était devenu une énorme bête noire et feu, aussi sauvage qu'elle, un monstre qu'elle n'aurait pas aimé rencontré au hasard d'un taillis. Cette présence rassurante, utile, lui avait souvent fait repenser avec soulagement à son acte de clémence d'alors. Le grand chien lui était plus fidèle que nul être dans son passé et lui donnait l'impression d'avoir, sinon un ami, du moins un allié, et parfois même une sorte de prolongement d'elle-même. Elle savait pouvoir compter sur sa constante surveillance de leur petit univers. Il était souvent parti pour de longues chasses solitaires mais qui ne l'éloignaient jamais trop loin, elle le pressentait, de la maison. Aucune apparition n'aurait pu surgir sans qu'elle en soit avertie ce qui, peu à peu, l'avait entraîné à se reposer, plus ou moins consciemment, sur quelqu'un d'autre qu'elle-même.

         Plusieurs fois chaque hiver venait la neige. C'était comme une délivrance. Elle aimait par-dessus tout cette blancheur étincelante sous le soleil souvent revenu. Il lui arrivait de s'aventurer longtemps dans les bois, malgré le froid, pour observer et apprendre les collines endormies et les forêts glacées. Elle ne descendait jamais volontairement jusqu'à la plaine pourtant si proche, par peur des Autres, les Étrangers dont elle avait tant à redouter. Seule la rareté du gibier certains jours la forçait à courir ce risque mais c'était en réalité très exceptionnel et elle n'omettait jamais d'effacer ses traces quand elle retournait à son refuge : la neige lui plaisait mais ne lui faisait jamais oublier sa fragilité et son isolement. La belle saison, d'une certaine manière, la libérait un peu de ces contraintes. La nature alors explosait et elle pouvait sans trop de crainte se fondre dans cette agitation. C'était alors le temps des longues traques de petits animaux, la recherche jusqu'à tard le soir des plantes comestibles, la récolte de ce que pouvait bien lui donner la colline - et même les contours de la plaine - en prévision des longs moments de vent et de pluie.

       Une fois, il y avait quatre saisons de cela, un homme étrange était venu. Lud qui demeurait encore avec elle était parti pour une de ses interminables explorations du pays et elle était seule, allongée au soleil, derrière la maison. Elle ne l'avait aperçu qu'au tout dernier moment et n'avait eu que le temps de plonger dans l'ombre des arbustes sauvages qui s'agrippaient aux murs. L'homme venait certainement de la plaine et avait dû s'égarer dans la colline. Il ne paraissait pas particulièrement menaçant et ressemblait plutôt à un explorateur, à un promeneur paisible. Mais ce qui avait extraordinairement surpris Camille, c'était son apparence : émergeant par endroits de ses vêtements informes, sa peau était noire. Aussi noire que la nuit profonde des jours d'orage. C'était la première fois qu'elle voyait un être de ce genre et il lui fallut scruter ses moindres gestes pour se persuader qu'il s'agissait bien de quelqu'un de la même espèce que Lud et elle. L'homme était resté un long moment à observer la maison dont chaque pierre avait été calculée pour donner l'apparence d'abandon d'une ruine oubliée. Pourtant, il ne partait pas. Il avait même ébauché un geste comme pour aller voir de plus près : peut-être avait-elle laissé en évidence un signe d'occupation des lieux ? Elle ne le pensait pas mais s'il devait pénétrer dans la maison, il verrait bien qu'elle était habitée. Camille avait serré sa hachette et le poignard dont elle ne se séparait jamais, bien décidée à le tuer quand il ressortirait. Mais il n’était pas entré. L'homme avait regardé autour de lui, hoché la tête et s'était éloigné lentement pour se fondre sous les arbres. Elle avait longtemps fixé le point d'où il avait disparu. Cette apparition étrange et inattendue l'avait renforcée dans son idée de se méfier de tout et tout le temps. Quand elle en parla à Lud, quelques heures plus tard, celui-ci la regarda comme si elle déraisonnait et elle ne mentionna plus jamais la rencontre bizarre. Aujourd'hui, elle doutait qu'un tel être, homme ou bête, puisse s'approcher si près de son domaine sans être attaqué par Serp.

       Si Camille rêvait de futurs différents, elle ne s'en souvenait pas. Elle avait parfois envisagé de quitter sa maison. Pour voir autre chose. Pour rencontrer, peut-être, des êtres comme elle, s'ils existaient vraiment. Chaque fois, elle avait repoussé l'idée dérangeante. De l'inconnu ne pouvait venir que la peur. Camille se satisfaisait de la manière dont elle vivait. L'idée proprement dite du bonheur lui était étrangère mais elle se sentait en somme en accord avec son existence. Elle prenait à son petit monde ce qui lui était nécessaire pour subsister et n'en attendait pas plus. Elle avait toujours connu cela, sentinelle gratuite d'un lendemain sans avenir.

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