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       Durant quelques secondes, la situation sembla se figer et le temps s’étirer puis tout se précipita. L’homme à l’arbalète refoula Garance vers le milieu de la pièce d’une violente poussée de son bras libre, écartant au passage le sabre d’un coup de pied presque négligent, tandis que Lady recommençait à apostropher Camille mais, cette fois, d’une voix nettement moins agréable : plus nette, plus dure, soutenant une diction sans l’ombre d’une hésitation.

               - J’comprends vraiment pas, ma p’tite poulette, c’que t’es venue faire par ici ! Pourquoi qu’t’as décidé de nous emmerder, mon Jacmo et moi, non, ça je comprends pas, mais j’te promets une chose, c’est qu’tu vas le regretter. D’abord, on va…

                - Ta gueule, Lady. Tu m’saoules tellement que j’arrive pas à réfléchir normalement… s’écria Jacmo.

                 - Mais, mon chéri, pisque…

                - Ta gueule que j’te dis ! Toi, adressa-t-il à Camille qui avait reculé vers le mur de droite, tu lâches ton couteau et ton bâton ou c’est ta copine qui morfle. Et puis, toi après, n’aie aucune illusion. Allez, au boulot !

       Camille jeta un bref regard à Garance mais celle-ci baissa les yeux, lui signifiant ainsi que, pour le moment, elle ne voyait pas ce qu’elles pourraient bien faire. La jeune femme laissa donc tomber ses armes et les poussa du pied. Elle était fascinée par l’apparence de l’homme à l’arbalète. Voilà un individu qui, depuis des semaines, à la tête d’un groupe de clamèches, pourrissait la vie de leur village, un homme qui utilisait avec efficacité une arme de jet dont elle n’avait jamais entendu parler auparavant, quelqu’un qui, selon Blois, était doué d’un génie tactique et peut-être d’une intelligence supérieure, et, pourtant, si elle l’avait rencontré dans un groupe de gens, elle ne lui aurait pas accordé le moindre regard tant tout en lui paraissait insignifiant. De petite taille, d’âge difficile à déterminer mais, en tout cas, plus si jeune, ventripotent voire même un peu corpulent, le crâne presque totalement dégarni à l’exception de quelques longues mèches roux cendré et filandreuses qui lui retombaient sur la nuque, habillé d’un pantalon et d’une courte veste élimés et crasseux de couleur verdâtre, il ne payait certainement pas de mine. Seule son arbalète pouvait surprendre en raison de la rareté de ce genre d’armes. Camille en arrivait à se demander si l’homme cachait vraiment des qualités au combat, ou du moins au commandement, lui permettant de régner sur son petit univers, et si, en définitive, ils ne s’étaient pas trompés sur son compte, s’il ne l’avait pas surévalué. Il se retourna et, pour la première fois, la regarda réellement. Ce fut un choc pour elle. Les yeux verts et perçants de l’homme la firent frémir car ils conféraient à l’individu un regard glacé, déshumanisé, et avec ce regard on sentait alors peser sur soi une méchanceté native, peut-être même de la cruauté. On devinait un esprit impitoyable, féroce, à la limite de la démence. En dépit de sa chaude parka, Camille frissonna.

       Comme si elle n’avait attendu que l’irruption de son compagnon, Lady se leva enfin de son fauteuil, prenant bien soin de moduler et retenir ses gestes, de ralentir autant que possible chacun de ses mouvements et cela de façon à montrer à son entourage toute l’étendue de ses difficultés à se mouvoir. Une attitude théâtralisée, de la poudre aux yeux, bien sûr, se disait chacune des jeunes femmes, elles qui avaient eu l’occasion de constater son agilité dans l’impasse, mais une attitude inquiétante démontrant l’imprévisibilité de la femme et la probable détérioration de son état mental. Elle s’approcha de Camille, comme pour accueillir avec gentillesse une invitée attendue depuis longtemps quand, d’un coup, elle lança sa main droite vers la jeune femme qui n’eut que le temps de se reculer, la lame du rasoir passant à quelques centimètres de son visage. Jacmo qui, tout en tenant Garance en respect, repoussait vers le mur les armes tombées à terre, se mit à hurler :

                 - Mais qu’est-ce que tu fous, bordel de merde ! Va te rasseoir ou ça va chier, j’te le promets !

               - Mais mon amour, j’veux juste montrer à c’te p’tite pute ky faut pas nous emmerder, c’est tout !

                 - Tu fermes ta gueule, t’entends. J’veux pus t’entendre ni même te voir bouger ! répondit Jacmo. Ces p’tites putes, c’est not porte de sortie, tu peux comprendre ça, toi ? Les autres salopes sont après moi et y vont pas tarder à rappliquer. Derrière moi ils sont que j’te dis ! Du coup, ces deux pétasses, c’est tout c’qu’on a pour le moment à échanger. Faut pas les crever, t’as compris. Pas même y toucher. T’as bien compris, c’te fois ? Hein ?

       Lady, comme prise en faute, baissa la tête et, d’un vague geste du bras, signifia à Jacmo qu’elle renonçait à toute action agressive mais, au retour, son regard mauvais se fixa sur Camille, lui faisant assurément savoir qu’elle n’avait renoncé à rien. L’homme désigna le mur opposé à la porte d’entrée à ses deux prisonnières.

             - Vous vous mettez là et vous la fermez ! J’vous préviens : j’ai un trait dans mon arbalète et celle des deux qui le prend dans la poire à c’te distance elle s’ra coupée en deux. L’autre, j’lui tranche la gorge moi-même. Tant pis s'y faudra après s'torcher vos potes… Donc, j’veux du calme. Beaucoup de calme. Et on attend.

                - Qu’est-ce qu’on attend ? hasarda Lady.

                - On attend les salopes, les copains d’ces deux-là, tiens, c’te blague ! Parce qu’ils vont se pointer vu qu’on est coincés ici, vu qu’c’est grâce à toi qu’a rien trouvé d’mieux que te planquer dans ce piège pourri !

                - Mais, mon chéri, je…

               - Mais ta gueule que j’te dis ! On règlera ça plus tard, j’te le promets. Pour le moment, j’suis venu t’chercher mais va falloir jouer serré. D’ailleurs, tiens, allez, on va descendre. Faudra bien qu’on échange et… Ça s’ra mieux en bas. Alors voilà, adressa-t-il aux deux jeunes femmes muettes depuis leur reddition forcée. Y a rien d’changé : je vous nique au moindre geste qui m’va pas. Toi, adressa-t-il à Garance, tu marches devant moi et si jamais tu sens plus mon arbalète dans ton dos, t’es morte. T'as pigé ? Lady, tu t’occupes de l’autre mais, gaffe, hein, tu lui fous la paix : c’est notre monnaie d’échange ! J’m’en tape que t’en veuille à cette p’tite pute, moi j’veux pas crever pour ça. Dis, t’as bien compris, toi, c’te fois ?

       Le petit groupe sortit de l’appartement et s’engagea dans l’escalier. La descente dura longtemps tant Jacmo était méfiant. Il ne quittait les deux jeunes femmes des yeux que pour brièvement inspecter son environnement immédiat. Camille eut beau scruter ses mouvements, ses éventuels moments de relâchement ou de distraction, elle n’anticipa aucune possibilité d’action. Curieusement, elle n’avait pas peur de la vieille qui avait installé son rasoir sur sa gorge mais elle faisait néanmoins terriblement attention à ne pas faire un faux mouvement qui aurait pu déclencher une réaction imprévisible de la part de son bourreau. Arrivé à l’entrée de l’immeuble, le petit groupe s’arrêta. Jacmo avait vu juste : sa fuite n’était certainement pas passée inaperçue puisque, de l’autre côté de la cour, les villageois leur barraient la route. Camille aperçut Blois qui s’avançait vers eux et qui s’arrêta à mi-chemin. Il avait certainement moins peur de l’arbalète de Jacmo que du rasoir sur le cou de sa soldate.

              - Voilà ce que je vous propose, commença-t-il.

       Jacmo ne lui répondant pas, Blois continua d’exposer sa vision de la situation.

              - Bon, je ne vais pas te faire un dessin. Toi et… ta copine, vous êtes coincés dans cet immeuble. Vous n’avez aucune chance de vous échapper… sauf que tu as attrapé nos deux camarades. Alors, moi, c’que je propose, c’est une sorte d’échange. Vous les libérez et nous, on vous laisse filer… jusqu’à la prochaine fois.

       Le silence de Jacmo et de Lady se prolongeant, Blois précisa sa pensée.

              - Écoute. On s’écarte et on vous laisse passer. Après, ta copine reste près d’ici avec ma soldate pendant que, toi, tu t’éloignes avec mon autre soldate. Quand on sera suffisamment loin les uns des autres, on échange les dames et le tour est joué…

              - Comment, je saurai que… demanda Jacmo.

           - Parce que tu pourras surveiller l’opération avec ton arbalète, le coupa Blois. Et moi, avec ça, conclut-il en sortant son revolver de sa veste de cuir.

       Blois était distant du petit groupe d’une bonne dizaine de mètres mais il put voir les yeux de Jacmo s’arrondir à la vue de son arme. En tout cas, l’homme devait être arrivé aux mêmes conclusions que lui car il accepta la proposition sans hésiter.

              - On va faire comme tu viens de dire, lança-t-il. La voix de l'homme était à la fois douce et tranchante mais il paraissait sincère.

        Lady avait également saisi la complexité de la situation et elle se rapprocha un peu plus de Camille, son rasoir bien affermi dans sa main. Durant une bonne dizaine de secondes, rien ne sembla se passer puis Blois se mit à reculer vers les villageois sans quitter le quatuor des yeux. Contrairement à ce qu’auraient pu imaginer certains des participants, l’opération se déroula simplement. Lady rangea son rasoir et entreprit de rejoindre Jacmo tandis que, à une cinquantaine de mètres plus loin dans la rue, Garance entamait le chemin inverse. Les deux femmes se croisèrent à mi-parcours sans même se regarder. À peine la vieille arriva-t-elle à la hauteur de Jacmo que les deux, dans un mouvement parfait, disparurent d’un coup.

              - Ben voilà ! Faut tout recommencer, soupira Lermontov, resté en retrait durant toute la négociation.

            - Pas tout à fait quand même, lui répondit Blois sans s‘expliquer davantage.

       Il se tourna vers Camille et lui fit un petit signe de la tête afin qu’elle le suive. Intriguée, la jeune femme l’accompagna jusqu’au porche de la maison voisine où, pivotant vers elle, il se prit à la regarder étrangement, un peu comme s’il l’apercevait pour la première fois. Enfin, s’approchant vivement, il la serra contre lui sans un mot. Il laissa s’écouler deux à trois secondes puis, après un semblant d’hésitation, il l’embrassa doucement sur la joue.

              - J’étais vraiment inquiet quand je t’ai vue menacée par la lame de cette pourriture… Tellement… hasarda-t-il, puis conscient de son geste plutôt étonnant, il s’écarta et se dirigea rapidement vers le groupe de Lermontov qui venait vers eux. La jeune femme resta interdite, l’esprit vide, incapable de comprendre et de juger la petite scène qui venait de se produire. Perplexe, elle secoua la tête avant de rejoindre les autres, tous prudemment repliés dans la petite cour.

             - C’est quoi ton plan, demanda Lermontov en s’approchant de Blois.

             - Les deux blésines peuvent pas revenir à la maison rouge où on a laissé du monde… Ces deux-là vont sûrement se planquer un peu au hasard mais ils ont un problème…

             - Qui est ?

             - Qu’ils vont laisser leur odeur un peu partout et moi, j’lui ai pris ça à la vieille, conclut Blois en sortant un vieux gant de laine de la poche de sa veste de cuir. On peut les pister avec…

            - …le dogue, s’exclama Lermontov. Bien joué, Blois. Et tu vois ça comment ?

            - Ils ne sont que tous les deux et forcément loin de leur base, tu es bien d’accord ? interrogea Blois. Alors, je prends quatre soldats pour faire un groupe de chasse. Quelque chose de rapide et d’efficace… On nettoie et on rentre. En tout cas, c’est comme ça que je vois les choses.

             - M’ouais, peut-être…

    Lermontov marcha de long en large quelques instants avant de rejoindre Blois, resté parfaitement immobile.

           - Je suis d’accord avec c’que tu proposes. Mais, je veux que tu prennes Launois avec toi : tu sais que c’est un chasseur très expérimenté. Il te sera très utile. Fais-le venir, conclut Lermontov.

       A vrai dire, Launois commençait à s’impatienter sérieusement de ces conciliabules au sommet dont il était exclu. Il poussa un soupir de soulagement lorsque Lermontov lui fit part de sa décision. Les trois hommes réfléchirent aux soldats à intégrer au groupe de chasse : Camille, évidemment qui, avec Serp, était l’élément central de leur dispositif et Veupa que Blois ne pouvait pas ne pas choisir. Consciemment ou non, Launois joua la continuité en proposant, à la grande satisfaction de Camille, le nom de Garance. Il appela ensuite Crabe, un de ses soldats personnels, pour parachever le choix. D’après ses souvenirs, Blois savait que l’homme possédait un regard sournois et même parfois hostile mais qu’il était redoutable à l’arme blanche.

              - Alors, c’est décidé, indiqua Lermontov. On vous donne tout ce qu’on a comme nourriture, moins c’qu’y faut aux trois soldats qu’on laisse à la maison rouge et nous, on retourne fissa au village que j’ai pas envie de laisser plus longtemps en garnison réduite. J’ai confiance en Jordan, vous l’savez bien, mais quand on n’est pas assez nombreux… Vous, je vous donne deux jours pour liquider c’t’affaire : si c’est pas fait après-demain, vous revenez et on réfléchit à autre chose. Comprendo, les amis ? Bon, il est encore tôt dans l’après-midi ; je vous conseille de vous y mettre tout de suite !

              - Lieutenant, Camille et moi, on voudrait aller rechercher nos armes là-haut, indiqua Garance en désignant du menton l’immeuble au fond de la cour.

           - Blois et Launois acquiescèrent du regard avant de commencer à réfléchir à la suite à donner à leur opération.

     

     

       Comme attendu, provoquant une fois de plus l’admiration de Blois, Serp vint les rejoindre quelques minutes seulement après que sa maîtresse l’eut sifflé. Le chien ne semblait pas particulièrement fatigué ou affamé. Blois se demandait comment il arrivait à survivre dans cet endroit très particulier qu’était une ville à l’abandon ; il pensa à toutes les petites bêtes qui devaient pulluler lorsque les humains s’éloignaient, rats, renards, chats, écureuils, furets, oiseaux de toutes sortes et, bien sûr, d’autres chiens mais, en définitive, et à y bien réfléchir, il se persuada qu’il ne voulait pas vraiment savoir. Il reporta son regard sur les soldats. Chacun paraissait déterminé et désireux de commencer au plus vite. Après avoir rempli leurs sacs avec de quoi subsister deux jours, les participants du petit groupe de chasse s’étaient surtout intéressés à leurs armes. Garance avait été particulièrement satisfaite de retrouver son sabre qu’elle portait dans un étui accroché à son dos et qu’elle était capable de sortir et de brandir en moins de trois secondes : sans lui, affirmait-elle, elle se sentait comme totalement désarmée et à la merci du moindre élément hostile ; caressant doucement la lame, elle paraissait soupirer de soulagement lorsque Camille vint s’asseoir à côté d’elle. Les deux jeunes femmes observèrent Launois et Blois fourbissant leur stratégie de chasse.

             - On va certainement faire deux groupes, commença Garance, et j’aimerais bien être avec toi. Pas envie de devoir compter sur le soutien d’un type comme ce Crabe…

               - Je vais voir avec à Blois si c’est possible. Il voudra que je reste avec lui pour suivre mon dogue, ça, c’est presque sûr. Alors je vais demander : moi aussi, j’ai pas confiance dans ce type. Et, puis j’préfère être avec toi.

       Sans répondre à la demande de Camille qui s’était approchée de lui pour lui parler, Blois regarda Launois puis fit signe aux trois autres villageois de s’approcher.

            - On a réfléchi sur la meilleure façon de procéder, commença-t-il. En fait, y a pas cinquante solutions. C’est assez simple. Vas-y, explique-leur, toi, dit-t-il en désignant Launois d’un geste.

       Launois toussota légérement puis se pencha vers ses interlocuteurs réunis en cercle autour de lui. Il parla à voix basse comme si quelque espion, ou pire encore la vieille et son arbalétrier, étaient à proximité, susceptibles de l’entendre.

              - On va faire deux groupes. Oui, deux groupes mais qui resteront proches l’un de l’autre tant qu’on n’aura pas levé notre gibier, indiqua-t-il. Donc, toi et ton dogue, tu iras avec Blois, indiqua Launois en désignant Camille. Et ta copine aussi.

              - Lieutenant, je vous remercie bien mais si vous pensez que ça pose un… hasarda Garance.

             - Pas du tout. Pas du tout. Le groupe du dogue, il doit chercher la trace de la femme, s’pas ? Donc, c’est mieux que ce soit des femmes qui s’en chargent. Et puis vous vous entendez bien et ça, c’est important... C’qui veut dire que moi et les deux hommes, on va chercher à débusquer la clamèche à l’arc droit. L’idée, c’est de suivre la piste – si le dogue la trouve – et on f’ra forcément sortir l’ordure si on trouve sa bonne femme. Après… Ben après, quartier libre pour se débarrasser des blésines. Mais sans mollir, hein ? Enfin, on verra bien ça sur place. Des questions ? Non ? C’est bien sûr ? Pasqu’une fois en opération… Heu, d’autre part, si quelqu’un a un petit besoin à satisfaire, c’est aussi le moment car quand on s’ra partis… Bon. D’accord. Il est presque le milieu de l’après-midi. Reste plus beaucoup de lumière à venir mais quand même on peut avancer un peu… Blois, si t’es d’accord, vous partez devant avec le dogue. Nous on attend un p’tit moment et on vous suit en couverture.

       Tous se levèrent à l’issue du petit discours de Launois. Blois s’apprêtait à partir avec ses soldates lorsque Launois le rappela :

              - On est toujours d’accord. Un coup de sifflet court pour se repérer, deux longs si on trouve les blésines et trois longs s’il y a un problème ? Alors, ça va. Bonne chance.

       Camille émergea sur le trottoir de la grande rue, heureuse de quitter la cour sinistre et, avec elle, les souvenirs qu’elle jugeait peu glorieux de sa capture par l’homme à l’arbalète. Elle se pencha vers Serp et lui présenta le gant que venait de lui remettre Blois. Le grand chien plongea sa truffe dans la laine, releva son museau une poignée de secondes comme pour bien enregistrer l’odeur qu’il devait suivre et se mit à fureter sur le trottoir. Après quelques tours sur lui-même, il poussa un petit grognement et se mit à trottiner sans hâte particulière dans la direction où la vieille et son acolyte avaient disparu.

              - C’est parti, murmura Blois.

     

     

       En dépit de tous leurs efforts, malgré la détermination et même la hargne qu’ils mirent dans chacun de leurs gestes, la piste un temps suivie par le grand chien n’avait abouti à rien. Lorsque les derniers feux du soleil eurent jeté sur les ruines enchevêtrées une lueur bistre orangé peu engageante, Blois comprit que leur quête n’aboutirait pas ce jour-là. Le trio et leur chien se trouvaient quelque part dans le nord de la ville, à son extrême limite, un endroit au-delà duquel s’ouvrait ce que Lermontov appelait la campagne, mélange de landes, de forêts et de petits lacs, un espace en réalité inconnu des villageois et parsemé de maisons et de fermes qu’il était inconcevable de visiter une à une. De toute façon, Blois était pratiquement certain que les deux fugitifs n’avaient pas quitté la ville : il en avait au fond de lui-même la certitude absolue. Il s’arrêta près d’un petit pont de pierre qui surplombait un des modestes affluents de la rivière traversant la ville. Tandis que les deux femmes, fatiguées, s’asseyaient à même le sol, le dos calé par le petit muret qui amorçait le pont, Blois laissa errer son regard sur la route qui se poursuivait au-delà : quelques maisons plus ou moins abimées et, très vite, un petit bois. Grâce à la carte que lui avait abandonnée Lermontov, il savait que des hameaux, des villages et même d’autres villes dressaient, plus loin, leurs ruines approximatives mais pourquoi se perdre dans un tel territoire inconnu ? Il revint à la ville. C’était là. Pas ailleurs. De rage face à son impuissance, il donna un violent coup de botte dans une pierre ce qui fit sursauter Serp allongé à quelques mètres de là.

              - Il faut qu’on se décide, commença-t-il, captant immédiatement l’attention de ses soldates. On peut pas continuer ici parce qu’il est trop tard. Il fera nuit dans peu de temps et on commence à être fatigués.

       Il laissa s’écouler quelques secondes avant de reprendre :

              - De toute façon, j’suis pratiquement sûr que nos clamèches sont restées dans la ville. J’vois pas ce qu’ils iraient faire dans c’te brousse ! Non, y sont là, j’en suis certain. Sauf qu’ils sont bien cachés, c’est tout. Alors, on retourne et on rejoint Launois comme convenu à la maison rouge pour nous préparer à tout reprendre à zéro demain matin. On peut rien faire de plus ce soir… Allez, davaï !

       Ils arrivèrent à la maison rouge juste après la nuit tombée et Camille en fut certainement soulagée : malgré Serp qui l’aurait sans doute prévenue, elle n’aurait pas aimé continuer à errer dans les rues obscures de la ville hostile. Sa seule maigre consolation avait alors été de se dire que, au moins, on ne risquait pas de recevoir une flèche d’arbalète… Une fois qu’ils se furent identifiés, le trio pénétra dans l’appartement du quatrième étage que Lermontov avait assigné aux trois soldats laissés en surveillance pour le cas où leurs ennemis - mais il en doutait - seraient revenus. Camille était épuisée d’avoir marché une bonne partie de l’après-midi sans avoir pu se reposer de ses émotions précédentes. Elle se laissa tomber dans un grand fauteuil et refusa la nourriture que lui proposa Crabe, rentré quelques minutes plus tôt avec Launois. C’est seulement à ce moment là qu’elle commença à se détendre, l’endroit y étant assez propice. Elle dût reconnaître que l’enfilade de pièces qui l’entourait était plutôt agréable : richement meublé pour ce qu’elle en voyait, l’endroit était relativement bien chauffé par plusieurs poêles à bois astucieusement répartis et, de plus, éclairé par de nombreux chandeliers abandonnés par leurs anciens propriétaires, un luxe qu’elle avait rarement connu. Son chien à ses pieds, elle observa Blois qui conversait à voix basse avec Launois et Veupa. Elle se demandait ce qu’il pensait, ce qu’il pensait vraiment. Depuis son étrange attitude lors de sa libération par la vieille, il ne lui avait pratiquement plus adressé la parole recherchant, semblait-il, plutôt la compagnie de Garance. Cela la préoccupait peu mais elle devinait que cette indifférence nouvelle, qui lui semblait plutôt artificielle, finirait bien par exiger une réponse de sa part. Mais comme chaque fois qu’elle était confrontée à un problème qu’elle avait du mal à saisir, elle choisit, en esprit simple et pratique, de laisser à l’avenir le soin de décider pour elle. Elle étendit les bras en avant, attirant l’attention de Garance qui se dirigea vers elle. Camille se leva, agrippa par le bras la jeune femme qui s’approchait et lui murmura :

              - Eh bien, maintenant, tu vois, je crève de faim. T’as quoi dans ton sac ? Moi, je te montre ce que j’ai dans le mien et on se fait un petit festin, t’es d’accord ?

     

     

       Ce fut le grognement de Serp qui réveilla Camille. Immédiatement, d’une caresse de la main sur son pelage, elle ordonna à son chien de se taire puis se dirigea dans l’obscurité presque totale - seule une bougie éclairait chichement la grande pièce où tous dormaient – vers l’endroit où elle savait que Blois se reposait.

              - Il y a quelque chose qui va pas, chuchota-t-elle. Serp…

       Blois n’eut pas besoin de plus d’explication. Il se leva, sortit sa dague puis il signifia à Camille de le suivre jusqu’à l’une des deux entrées da la salle. Appuyé à même le sol contre un énorme coussin, le veilleur, un des hommes laissés par Lermontov, observa avec étonnement Blois, Camille et son chien apparaître soudainement près de lui.

              - Qu’est-ce… Y a un problème, lieutenant ?

              - T’as rien vu de particulier ?

              - Ben non mais…

              - Et l’autre sentinelle est toujours sur l’autre porte ?

              - Ben oui, l’est v’nu me voir y a à peine un p’tit moment…

              - Bon, fausse alerte, alors, conclut Blois.

              - Faut qu’j’aille chercher Gipi, vous croyez, Lieutenant ?

              - Qui ça ? Pourquoi, il est où ?

              - L’est allé pisser et…

       Sans écouter plus longtemps le veilleur, Blois retourna dans la grande chambre pour s’emparer d’un chandelier dont il alluma les quatre bougies, indifférent au début d’agitation qu’il provoquait chez les dormeurs. Suivi de Camille, il repassa devant la sentinelle toujours assise contre son coussin et entreprit de franchir l’enfilade des pièces du grand appartement, puis pénétra dans le couloir y faisant suite avec l’intention de se diriger vers le petit débarras où l’on entreposait les seaux hygiéniques. Il aperçut immédiatement une forme allongée. S’en approchant avec de grandes précautions, il projeta les lumières du chandelier tout autour de lui mais aucune ombre menaçante ne se profila.  À peu près rassuré, il se pencha vers l’homme allongé mais il n’y avait plus grand-chose à faire pour lui : sa gorge avait été tranchée avec une telle rage qu’on eut pu le croire presque décapité tandis qu’une large flaque de sang s’étalait près de lui avec son odeur douceâtre et métallique. Détail particulièrement sordide, le tueur avait pris le temps de lui planter un trait d’arbalète dans l’œil droit.

     

     

       Camille n'avait jamais vu son chef sous l'emprise d'une colère aussi profonde. L'homme en était totalement transformé : il ne s'adressait plus aux autres que pour des raisons de service et encore n'insistait-il pas si on ne le comprenait pas sur le champ, préférant hausser les épaules et détourner les yeux avec irritation. Par deux fois, elle avait cherché à en savoir un peu plus sur le rôle qu'il comptait désormais leur faire tenir à elle et son chien mais Blois l'avait regardée avec des yeux indifférents, comme s'il ne la reconnaissait pas vraiment, comme si sa présence soudaine était pour lui une sorte de gène occasionnelle dont il convenait de se défaire sans trop la brusquer. Elle n'insista pas, persuadée qu'elle ne ferait qu'envenimer les choses.

       Si Blois, quant à lui, ne décolérait pas, ce n'était pas tant que l'arbalétrier - Jacmo s'il avait bien compris - ait eu le culot de venir jusque dans le couloir de la maison rouge, à quelques mètres d'eux, mais que, après avoir égorgé le pauvre villageois, il lui ait planté une flèche dans l'œil pour bien montrer que c'était lui et pas un autre qui avait agi. Blois se souvenait de son face à face avec le petit homme, du regard que celui-ci lui avait jeté lorsqu'il avait découvert son pistolet. Il avait compris à ce moment là qu'il s'agissait d'une affaire personnelle et qu'elle finirait inévitablement par l'élimination de l’un d’entre eux. Son seul motif de satisfaction actuel était de savoir qu'il avait eu raison lorsqu'il avait assuré que leurs ennemis n'avaient pas quitté la ville. Launois, qui avait vraisemblablement envie de rentrer au village, affirmait maintenant que l'homme était probablement venu chercher « quelque chose à lui » avant de quitter la ville et que, après son coup d’éclat, il devait être à présent bien loin. Blois n’en croyait rien : il était même totalement persuadé du contraire ! Il n’en croyait rien mais cela ne changeait pas son problème : comment allaient-ils bien pouvoir retrouver ces gens puisque, le temps passant et d’autant qu’il commençait à pleuvoir, la solution de s’en remettre au flair du dogue semblait avoir fait long feu ?

       C’est donc sans conviction véritable que le trio mené par Blois reprit sa quête dès le petit matin, suivi, comme convenu, par Launois et ses hommes à quelques dizaines de mètres en arrière. Il avait bien été envisagé de se séparer pour augmenter autant que faire se peut le périmètre à explorer et donc les chances d’aboutir mais Blois avait finalement renoncé : s’en tenir au plan préalable était le meilleur moyen de minimiser les risques pour les villageois en cas d’attaque surprise.

       Vers midi, tandis qu’ils étaient revenus dans les environs du tunnel autoroutier du centre-ville, Blois fit usage pour la première fois de la journée de son sifflet bitonal afin de proposer à tous une période de repos plus que nécessaire. En dépit de son endurance, Camille se sentait assez fatiguée, la rançon de la veille peut-être. Garance ne paraissait pas beaucoup plus fraîche et elle se laissa tomber sur les restes du banc de pierre où s’était installée son amie avec une satisfaction évidente. Leur tournant le dos et tout en attendant la venue de Launois et de ses soldats, Blois observa attentivement les environs. Il avait choisi l’endroit parce que derrière eux s’amorçait la voie rapide qui s’élevait rapidement pour, quelques centaines de mètres plus loin, s’engager sous la petite colline et s’engouffrer dans le tunnel déjà exploré quelques jours plus tôt. Les immeubles voisins étaient relativement en retrait. De grands espaces en somme dans cette partie de la ville ce qui permettait de repérer un mouvement de loin et, pour peu que l’on ne s’expose pas inconsidérément, réduisait le risque d’un trait d’arbalète. La pluie avait cessé depuis plusieurs heures déjà mais en laissant les traces de son passage sous la forme de flaques éparses et du bruissement diffus de ruissellements souterrains. Sans pouvoir se l’expliquer, Blois avait la profonde conviction que leurs ennemis se trouvaient quelque part dans ces ruines, peut-être plus près encore qu’il l’imaginait. Il en était quasi certain mais pour ce que cela changeait  ! Les deux clamèches devaient certainement se cacher et attendre tranquillement que leurs poursuivants abandonnent leurs recherches : Jacmo, puisque c’était son nom, devait bien savoir qu’ils étaient loin de leur village et qu’ils ne pourraient pas s’éterniser dans cette région hostile que, de plus, ils connaissaient mal. En tout cas, c’était bien ainsi que lui, Blois, aurait raisonné ! Et cela le maintenait dans une rage sourde dont il comprenait parfaitement qu’elle déteignait sur son environnement et singulièrement ses compagnons mais sans qu’il ne puisse se corriger.

       Il entendit le groupe de Launois avant de les voir mais ce dernier leur réservait une surprise. Crabe et Veupa encadraient en le tenant par les bras un homme de grande taille et particulièrement maigre, une apparence qui frappait chez lui au premier abord malgré ses vêtements disparates. Launois suivait, poussant de temps à autre son prisonnier d’un petit mouvement des bras.

              - Voilà un bonhomme qui semble particulièrement intéressé par c’qu’on fait, commença-t-il en arrivant à la hauteur du banc de pierre. Il nous suivait d’un peu loin mais Crabe l’avait repéré alors… Bon, on n’a pas eu le temps de l’interroger et de savoir ce qu’il voulait pasque…

                   - Mais j’faisais que m’balader et… tenta d’argumenter l’homme.

                   - Mais oui, mais oui, c’est ça, lui rétorqua Launois.

       Les deux femmes s’étaient levées pour permettre à l’homme de s’asseoir, soudain entouré de silhouettes menaçantes qui l’observaient d’un œil plutôt hostile. Il était grand mais également plutôt âgé, la soixantaine passée pour le moins. Il était vêtu du curieux assemblage d’un pantalon serré à la taille mais bouffant vers le bas, d’une chemise à larges manches, d’un vieux gilet élimé et d’une cape qui enveloppait presque totalement l’ensemble, le tout dans des teintes marron assez ternes. Des vêtements usagés et même quelque peu déchirés par endroit mais incontestablement propres. L’homme était, de plus, rasé de près. Détail curieux qui surprit profondément Camille : les chaussures de l’homme étaient des espèces de sandales qui laissaient ses pieds à l’air libre et on pouvait donc voir ses orteils entre d’épaisses lanières… À cette saison et avec ce temps !

              - Alors, tu expliques ? commença Launois. Kek qu’tu f’sais derrière not dos ? Tu renseignes qui ?

              - Mais personne, voyons, j’faisais rien que…

             - … te promener, on sait déjà. Dis, tu nous prends pour des cons ? Tu veux vraiment qu’on s’fâche ? lui rétorqua Launois qui menait l’interrogatoire.

       Puisque l’homme semblait ne pas vouloir répondre, il interrogea Blois du regard mais celui-ci ne laissait rien transparaître. Son regard accrocha les silhouettes de Camille et de son chien ce qui lui donna une idée.

              - Bon, eh bien, puisque c’est comme ça, on va demander au dogue de te faire parler : tu sais qu’il bouffe les gens si on lui demande gentiment ? Hum, ça te dit, une p’tite conversation avec lui ?

       Mais la réaction de l’homme ne fut pas du tout celle qu’attendait Launois. En effet, loin de paraître impressionné par les menaces, il eut un léger rire en secouant la tête puis, tendant la main droite comme pour saluer ses interlocuteurs, sans chercher à se lever, il prit la parole d’une voix claire.

              - Écoutez, je ne vous connais pas mais je ne vous veux aucun mal. Bien au contraire, je suis plutôt content de vous voir par ici parce que vous me semblez être des gens assez organisés, je dirais même civilisés, des gens normaux, quoi, enfin, normaux comme dans le temps… Pas comme les ordures qui s’baladent habituellement par ici.

            - Tu peux toujours nous raconter ton baratin mais ça prend pas avec nous… hasarda Launois.

       Comme s’il n’avait pas entendu ce qu’on venait de lui dire, l’homme continua de sa voix calme et posée.

            - Je suis à peu près certain d’une chose : si vous vous trouvez par ici, c’est que vous cherchez quelque chose et moi, je connais cet endroit comme ma poche parce que j’y vis depuis… Mais ça n’a pas d’importance. Alors, dîtes-moi. Vous voulez quoi ? Comment je peux vous aider ?

             - Comment vous appelez-vous, demanda Blois qui prenait la parole pour la première fois.

       L’homme eut un geste vague de la main droite, comme pour signifier que son nom ne pouvait pas avoir d’importance, que l’identifier, lui, dans ce monde flou et incomplet, n’était qu’une perte de temps. Il accepta néanmoins de répondre.

              - Mon nom ne vous dira pas grand-chose et… Devant le geste d’impatience de Launois, il poursuivit : Ben Gendler, c’est mon nom complet.

               - Et ?

              - Oh je vis ici depuis très longtemps. En réalité, lorsque j’étais encore un tout petit garçon, j’ai connu cette ville… comme elle était alors, avec plein de gens, de l’animation, tout ça. Mais ça, c’était avant. Avant vous savez quoi… Mes parents m’ont alors emmené dans le sud pour échapper à… Mais c’était pareil. Et puis, on a eu des problèmes… Comme bien des gens… Et mes parents sont morts, alors je suis revenu dans cette ville avec un ami, mort lui-aussi à présent. Mais la ville je l’ai plus quittée depuis. C’était il y a longtemps et c’est pour ça que je la connais bien, vous voyez… On peut vivre ici si on demande pas trop et si on fait attention…

              - Ça ne nous dit pas pourquoi tu nous suivais, insista Launois.

               - J’vais être franc avec vous, lui répondit l’homme. Ça fait des jours et des jours que j’attends le passage de gens comme vous. Des gens organisés, quoi, et qui ressemblent pas à des sauvages. Parce que je sais qu’il y a des groupes comme ça dans la région et, moi, je veux en rejoindre un. Parce que je me fais trop vieux pour rester tout seul. Mais je ne demande pas l’aumône, hein, pas du tout. Au contraire, je propose une sorte d’association, c’est ça une association ! Parce que je peux sacrément me rendre utile. D’ailleurs…

              - Moi aussi, je vais être franc, le coupa Blois. On n’est pas ici pour recruter qui que ce soit. On cherche deux dangereuses crapules, des blésines qui ont eu le grand tort de s’en prendre aux nôtres. Alors, avant tout, si vous avez des informations et…

               - … que je vous aide peut-être que… par la suite… Eh bien alors, dîtes-moi qui vous cherchez.

               - On va d’abord manger un morceau. Pour le reste, on verra plus tard, conclut Blois qui tenait manifestement à se faire une opinion sur leur nouvelle connaissance de manière à apprécier la pertinence des éventuelles révélations qui leur seraient faites.

       Une certaine détente s’était installée parmi les villageois quand ils s’étaient rendus compte que l’homme ne paraissait pas présenter de menace. En tout cas immédiate. Sans plus s’en occuper, ils se répartirent leurs provisions sous les yeux intéressés de leur nouvelle rencontre. Launois se sentit obligé de lui proposer un morceau de la viande boucanée qu’il était en train de découper pour son repas mais l’homme secoua négativement la tête. Il observait ses compagnons avec curiosité, comme s’il venait de retrouver toute une société autrefois fréquentée que les circonstances de la vie lui auraient fait perdre et c’était peut-être bien cela en effet. Soupçonneux, Blois se demandait si l’individu était vraiment désireux de les renseigner comme il en avait manifesté l’intention ou si, au contraire, il attendait le moment propice pour les entraîner dans quelque piège savamment et longuement préparé. Pour cela, toutefois, il ne lui fallait pas être seul : pour avoir la moindre chance de prendre le dessus sur leur petite troupe, le nombre de ses complices devrait être au moins équivalent et Blois voyait mal comment un tel groupe serait passé inaperçu, surtout avec un Serp toujours en éveil. À moins que le vieil homme ne les accompagne jusqu’à un lieu désigné à l’avance et où Jacmo n’aurait aucun mal à éliminer quelques uns d’entre eux avec son arme si redoutable. Bien que méfiant par nature, il n’y croyait pas réellement : trop de complications et de risques alors qu’il suffisait tout bêtement d’attendre leur départ de la ville. Il n’empêche : il était encore loin d’être convaincu de la bonne foi de leur vis-à-vis qu’il ne quittait que rarement des yeux.

       Camille, elle aussi, ne quittait pas l’homme du regard mais c’était pour tout à fait d’autres raisons. Elle s’étonnait de son apparence qui tranchait avec celle, habituelle, des villageois. Les gestes mesurés et pourtant précis, les regards inquisiteurs mais nullement agressifs, la façon de s’exprimer à la fois douce et directe et jusqu’à la manière dont il se tenait assis sur le banc de pierre, presque désinvolte, tranchaient avec ce à quoi elle était habituée. Évidemment, il était plus âgé que la moyenne des habitants du village où il n’y avait finalement que peu de vieilles gens à lui comparer. Néanmoins, l’homme donnait une impression de sagesse, presque de sérénité. Comme quelqu’un qui, au terme de sa vie supposée, aurait acquis un savoir-faire, une connaissance l’autorisant à prendre du recul par rapport au quotidien. C’était difficile à comprendre et elle avait du mal à se l’expliquer ce qui motivait son étonnement.

               - Tu habites où exactement, s’enquit tout à coup Launois, en mastiquant avec vigueur sa bouchée de viande.

              - J’ai plusieurs endroits, lui répondit l’homme. Cela dépend des saisons. De mon humeur aussi. Et puis des autres, bien sûr. Parce que vous ne le savez sans doute pas mais ce n’est pas toujours facile la vie par ici : il y a de drôles de gens qui ne cherchent pas qu’à vous faire du bien. En ce moment, j’habite une sorte de cave que j’ai aménagée et qu’il n’est pas si facile de trouver et c’est d’ailleurs pour ça que…

                 - C’est justement ce qui nous intéresse, le coupa Blois. Des gens bizarres, qui, heu, cherchent des histoires. Qui veulent tout régenter, commander j’veux dire.

               - Je sais ce que régenter veut dire, soupira l’homme avec un sourire. Des gens un peu bizarres ? Récemment, j’imagine ? Oui, bien sûr…

                - Un homme avec une arbalète, par exemple, c’est une sorte de… Oui, tu sais ce que c’est, suggéra Launois.

            - Je cherche. Je cherche mais, non, ça fait bien longtemps que je n’ai pas vu ce type d’armes. Ici, pour les gens, c’est plutôt des couteaux ou des barres de fer, des bâtons et parfois même…

               - Ou une femme. Une vieille - ou plutôt une jeune qui fait semblant d’être vieille - et qui…

                 - Ah ça, oui, ça me dit quelque chose  !

                 - Là, vous commencez à m’intéresser, intervint Blois en se rapprochant du banc qu’il avait déserté depuis quelques minutes.

       Les villageois s’étaient tus et, ayant même suspendu leurs différentes actions, portaient un regard interrogateur sur l’homme qui les dévisagea, soudain troublé d’être à nouveau le centre de l’intérêt de tous.

              - Mais je ne sais pas si… ce que vous cherchez… Enfin, vous me direz… Voilà. C’était il y a un peu plus d’une semaine. Heu, une semaine, c’est en principe sept jours et…

             - On sait ce que c’est qu’une semaine, le coupa Blois. Continuez.

              - Eh bien, j’étais pas loin d’ici, là, derrière ce pont que vous voyez sur la gauche, où il y a une fontaine qui donne bien. Même en été. Et j’ai pris l’habitude d’y aller. En faisant attention, évidemment, parce que je sais bien que je ne suis pas tout seul. J’ai bien un couteau sous ma cape mais face à plusieurs… D’accord, d’accord, je vais expliquer plus vite. Bon, ce jour-là je revenais de la fontaine avec mon bidon quand je vois bouger. Je me plaque contre le remblai et je sors mon couteau : on ne sait jamais. C’était une vieille femme qui courait après un chat noir. C’est d’abord le chat qui a attiré mon attention parce qu’il boitait vu qu’il n’avait que trois pattes. Mais il courait quand même vite, l’animal ! Si vite que la pauvre vieille qui l’appelait n’avait aucune chance de le rattraper. Alors, la voilà qui relève ses jupes et qui se met elle aussi à cavaler. Mais alors très vite et c’est là que j’ai compris que ce n’était pas du tout une vieille femme… Elle a presque rejoint le chat sauf que la bête s’est faufilée sous la rambarde et, pof, disparu dans les herbes derrière. La vieille, enfin la femme plutôt, était verte de rage. Elle se retourne alors vers un grand type qui était quelques mètres, heu… une trentaine de pieds derrière elle. Il devait la suivre mais je ne l’avais pas vu, ce type, un type avec un long manteau gris qui lui tombait sur les bottes. Pas facile pour courir, me suis-je d’ailleurs dit. Mais le plus drôle, c’est que quand la femme se retourne, en le voyant, la voilà qui se voûte comme les vieux et qui se remet à marcher en trainant la jambe. Bizarre, je me suis dit. Voilà, c’est tout. Et je n’y ai plus pensé jusqu’au lendemain. Parce que je l’ai revue le lendemain.

              - Exprès ? interrogea Blois. Je veux dire, vous la cherchiez, peut-être par curiosité ?

               - Par curio… Non, non, pas du tout, je l’avais même complètement oubliée. Vous savez, des gens bizarres, c’est pas ce qui manque par ici. Non, mais chaque après midi, l’hiver, je sors un peu quand il ne neige pas. Pour pas trop me rouiller, vous comprenez. Mais je vais toujours autour de l’endroit que j’habite en ce moment, une cave où je peux me barricader et où… Bon, d’accord, je vais à l’essentiel : je passe dans la petite rue qui est près de ma cave. Et la voilà qui sort tout d’un coup d’un passage. Elle me voit. Elle s’arrête. Elle voit que je la regarde mais évidemment elle peut pas savoir que je la reconnais. Pourtant, elle m’appelle, alors, moi, je m’approche mais presque arrivé près d’elle, je vois ses yeux. Bleus. Froids. Et même glacés. Et son sourire qui sonne faux. Je ne sais pas pourquoi, ça m’a fait peur et j’ai reculé. Je suis parti. D’abord, elle m’a crié après et puis elle m’a insulté. Mais je m’en fichais. Une seule idée : marcher un bon moment pour pas qu’elle sache où j’habite et…

              - Le passage ? Vous pouvez nous y amener, au passage ? demanda Blois.

       L’homme acquiesça lentement de la tête comme si sa longue explication lui avait ôté toute envie de parler encore.

              - Comment être sûr qu’il s’agit bien de la même ? demanda Launois.

              - Tu penses qu’il y en beaucoup des vieilles qui se mettent à courir comme des jeunes, comme ça, sans raison ? argumenta Blois. Et puis, c’est à tenter, non ? Personne n’a rien de mieux à proposer, si ? Bon, alors, notre nouvel ami nous emmènera jusqu’à cette ruelle et on verra sur place… Mais en attendant, je me demande s’il voudrait bien nous accueillir dans son logis le temps qu’on s’organise un peu… Oui ? eh bien je vous en remercie. Allez, chacun range son barda et on y va parce que le jour tombe vite en cette saison !

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