• chapitre quatre

     

     

     

         Jordan était un petit homme tout en rondeurs ce qui était rare à une époque où les conditions changeantes et la difficulté à trouver régulièrement de la nourriture rendaient les gens plutôt maigres. Il présentait également une autre caractéristique singulière au sein de cette population renfermée et volontiers méfiante : la volubilité. Il parlait énormément, commentant abondamment ses propres actes ou les attitudes de chacun. Cette apparente bonhomie le rendait sympathique à la plupart de ses compagnons même si parfois, ceux-ci, après une avalanche de paroles, couraient retrouver leurs marques auprès de plus taciturnes. Jordan était, tout comme Blois, un des trois adjoints de Lermontov, un de ceux que, par allusion à un passé militaire aujourd'hui oublié, on appelait lieutenant. Mais pour l'heure, et si depuis quelques minutes il parlait beaucoup, ce n'était pas avec amabilité. En réalité, il étouffait littéralement de rage. L'objet de sa colère était Camille. Ou plutôt, car la malheureuse était loin de se douter qu'elle était le sujet d'une discussion aussi âpre, la proposition de Blois de permettre son intégration au Village. Comme le voulait la coutume, Blois était venu exposer au Conseil les raisons pour lesquelles il n'avait pas jugé nécessaire l'élimination immédiate de l'étrangère. Conseil était d'ailleurs un bien grand mot pour une réunion qui regroupait en fait Lermontov et ses trois adjoints, augmentée il est vrai du représentant le plus âgé de ceux qu'on appelait les Sages du Village mais qui ne disposait que d'une voix consultative. On avait d'abord auditionné les autres membres du troisième commando. Cela avait permis à Lydia d'insister sur la personnalité sûrement dangereuse et imprévisible de la prisonnière. Elle s'était exprimée sans état d'âme, certaine, et de la justesse de son analyse, et de la neutralité dont elle faisait preuve. Blois, en l'écoutant, en était venu à douter de sa décision tant il avait confiance en Lydia, en son bon sens, en son expérience, en son professionnalisme pour tout dire. Les trois soldats une fois sortis, il essaya de s'expliquer mais il n'était sûr de rien et, à mesure qu'il parlait, il se rendit lui-même compte du flou et de l'approximation de son argumentation qui reposait essentiellement sur des impressions difficilement transmissibles. Après que Launois, le troisième lieutenant, ait émis les plus sévères réserves sur l'expérience, ce fut donc à Jordan de donner son sentiment. Le petit homme, après un temps de silence, avait lui aussi avancé ses doutes, calmement dans un premier temps, puis, comme cela lui arrivait souvent, il s'était peu à peu laissé prendre au son de sa propre voix jusqu'à laisser éclater une hargne violente, une rage totale, qui auraient surpris venant de quelqu'un d'autre. Le silence une fois revenu, Lermontov, qui n'avait pas encore prononcé un mot, se leva et se mit à marcher lentement d'un mur à l'autre de la grande salle de ce qui, jadis, avait été la mairie du village. Il prit son temps. Blois savait qu'après avoir exposé leurs points de vue, aucun des adjoints ne devait reparler. Le silence s'éternisa, à peine rompu, de temps en temps, par les toussotements du vieux sage, gêné d'assister à une délibération qui le concernait peu. Heureusement pour lui, on ne lui demanda rien. Enfin, cessant sa déambulation muette, Lermontov revint s'asseoir.

              - Je crois que, en définitive, je suis d’accord avec Blois. Et devant les regards étonnés des autres, il précisa : je sais, je sais. Cette femme est une blésine (1). Elle est même dangereuse et, comme le dit Jordan, si elle nous échappe, elle est très capable de renseigner je ne sais pas qui. Mais, à nous d'empêcher qu'elle s'échappe, pas vrai ? D'aut’ part, j'avoue qu'une fille qui a passé tant de temps toute seule... car elle vivait bien toute seule, s’pas ?

             - C'est ce qu'elle a fini par avouer, répondit Blois, et c'est ce que nous avons pu constater en fouillant sa case (2) et en ne trouvant...

              - Bien, bien. Donc, elle vivait seule. Et puis il y a ce dogue avec elle, qu'elle faisait si bien obéir à ce que tu m'as dit ... Nous avons besoin de gens comme ça, vous le savez bien. Elle, elle ferait un excellent soldat, non ? Reste à la mettre au pas. À la mater rapido. Ce sera ton rôle, mon cher Blois.

         Jordan chercha à revenir à la charge.

               - Mais, voyons, Ler ...

              - Zéro pointé, Jordan, j'ai pris ma décision. Je la confie à Blois. Mais c'est un sursit, rien qu'un sursit, s’pas ? Au moindre incident, on s'en débarrasse. Allez, le Conseil est terminé.

         Blois était aussi surpris que les autres par le verdict de Lermontov mais, évidemment, il ne le montra pas. Revenant dans la petite maison qu'il habitait à deux rues de là, il se demanda s'il ne s'agissait pas d'un cadeau empoisonné de la part de son chef qu'il soupçonnait depuis un certain temps déjà de prendre ombrage de son influence grandissante dans la petite communauté. Il haussa les épaules. Non. Pas le genre de Lermontov. Et puis il y avait tant d'autres moyens de lui mettre des bâtons dans les roues. Mais restait la fille, ce qui n'était pas une mince affaire. Que pouvait-on espérer de gens comme ça, des bêtes à moitié sauvages habituées à vivre seules sur une colline désolée ? Des êtres sans aucun contact avec la civilisation ou ce qu'il en restait. Ce qu'il fallait, c'était la briser, lui faire comprendre qui étaient les maîtres, lui démontrer que c'était la seule façon pour elle de s'en tirer. Qu'elle avait de la chance de ne pas être déjà en train de pourrir dans les ruines incendiées de sa misérable bicoque. Oui, la former, l'intégrer. Blois trouvait l'idée amusante. Cela changerait de la Vie bien réglée et assez monotone du Village. On verra bien, pensa-t-il en entrant chez lui. D'ailleurs, si ça ne marche pas, ce sera facile de l'éliminer. Sans remords. Mais du coup sans regrets non plus.

     

     

         Lydia se retourna vers les deux hommes qui se tenaient légèrement en arrière d'elle et, après avoir fait jouer la serrure, s'appuya lourdement sur la porte qui s'ouvrit en grinçant. Elle n'entra pas immédiatement et laissa ses yeux s'acclimater à l'obscurité. Elle s'empara de la torche que lui tendait un des deux hommes. La lueur tremblotante lança des ombres changeantes sur les murs parfaitement nus. La fille se tenait accroupie dans le coin le plus éloigné de la porte et l'observait avec des yeux vides, égarés. De l'autre côté, une flaque de liquide. La puanteur était extrême et Lydia fronça le nez avant de déclarer :

              - Allez, toi, tu viens avec nous.

         Sans attendre de réponse, elle tourna les talons. Les deux hommes se saisirent de Camille dès qu'elle apparut sur le seuil et la traînèrent derrière Lydia. Les yeux de la prisonnière s'embuèrent de larmes quand, sans ménagement, elle fut poussée à l'extérieur du bâtiment, dans la lumière. Il faisait plein jour et un soleil radieux soulignait chaque détail des maisons. Camille observa avec curiosité cette vie si nouvelle pour elle. Les gens qu'ils rencontrèrent, essentiellement des femmes, ne s'occupaient pas d'eux. Elles marchaient par groupes de trois ou quatre, souvent lourdement encombrées de linge, et se dirigeaient toutes en sens inverse du petit groupe. Elles parlaient fort et certaines riaient. Plus que leur activité, indéchiffrable pour Camille, c'était leur décontraction, leur absence de contrainte qui l'impressionnèrent. Lydia s'arrêta soudain et attendit que sa prisonnière arrive à sa hauteur.

             - Bon, je t'explique. D'abord, faut bien que tu comprennes : un geste, un seul, et on t'élimine. Pour le reste, on va te confier à Blois qui s'occupera de toi. Avant, on a un peu de travail à faire. Mais souviens-toi : t’as de la chance d'être encore en vie alors...

         Lydia ébaucha un geste négligeant de la main avant de donner le signal de la reprise de la marche. En réalité, il y eut deux étapes. D'abord, on conduisit Camille dans un étrange bâtiment où on la déshabilla en dépit de son opposition et où les deux femmes âgées, entièrement vêtues de gris, qui l'avaient prise en charge, la forcèrent à s'immerger dans une espèce de grand bac empli d'eau glacée. Couverte de mousse blanche, tremblante de froid, Camille toussait et crachait désespérément le liquide. Ses yeux la piquaient, sa peau la brûlait mais, sous l’œil attentif de Lydia et surtout à cause du poignard que celle-ci tenait ostensiblement à la main, elle n'osa pas protester. Sa volonté paraissait l'avoir abandonnée et ses résolutions de lutte à mort patiemment échafaudées au cours de la nuit étaient oubliées. Elle comprenait bien qu'on la lavait mais elle s'épouvantait de ce que cela pouvait signifier. L'épreuve cessa enfin et les deux vieilles la séchèrent avant de lui tendre des vêtements nouveaux, un pantalon collant d'épais drap bleu, une chemise verte à manches longues dont les extrémités étaient curieusement resserrées aux poignets et une grosse veste de fourrure usagée mais parfaitement propre. Elle détesta ce déguisement imposé mais ne put s'empêcher de sentir avec plaisir le contact du tissu sur sa peau. Elle retrouva les deux hommes à la porte de la pièce et resta une fraction de seconde médusée à les voir faire de la fumée avec leurs bouches. Mais elle ne voulait s'étonner de rien et regarda ailleurs.

         Toujours encadrée de son escorte, Camille fut ensuite conduite dans un grand bâtiment austère de la même petite rue et introduite dans une immense pièce où le seul mobilier visible semblait être des dizaines de tables et de chaises. Elle se jeta sur la nourriture qu'on lui apporta. Son dernier repas remontant aux biscuits de la veille au matin, elle n'hésita pas à avaler le plus qu'elle le pouvait d'une sorte de bouillie brunâtre dans laquelle flottaient des morceaux de viande et de pain. Elle n'aurait jamais voulu l'avouer mais c'était appétissant et avait bon goût. Elle mangeait avec avidité, négligeant volontairement les couverts qui lui étaient proposés, et ne se décida à ralentir son rythme que devant l’œil vaguement réprobateur de sa gardienne aux longs cheveux bruns. Enfin gavée, après une nouvelle marche forcée, elle fut traînée dans une des maisons adjacentes et jetée dans une pièce minuscule où on l'attacha par les poignets à un petit lit en fer. Sans un mot, Lydia claqua la porte derrière elle, l'abandonnant à ses incertitudes. Elle parcourut la pièce du regard : le lit, une chaise, une table et une armoire, un seau, rien de plus. Pourtant, l'ensemble donnait une impression de calme, presque d'intimité. Elle ne pouvait y entendre que les gémissements lointains d'un animal inconnu et, malgré son désir intense de rester totalement vigilante, les frayeurs de la nuit sans sommeil, le bain glacé, toute cette nourriture ingérée si rapidement, la plongèrent petit à petit dans une torpeur languissante.

     

     

         Le brouillard épais et blanc. Par instants des trous dans le coton qui se disjoint et à travers lesquels on peut voir la terre grasse d'où s'élèvent des fumerolles claires. [Camille doit fuir. Les étrangers. Peux pas les apercevoir pourtant ils sont là, tout prêt. Ils veulent tuer Camille.] Mais la terre est gluante et retient ses pieds. Du bruit derrière elle, des coups de sifflet. [Camille doit essayer. Elle doit se cacher dans la forêt.] Elle veut serrer sa hachette dans sa main mais elle a du mal à l'extraire de sa ceinture. Elle n'arrive pas à bouger. Tout ce temps perdu alors que les étrangers, elle le sait, avancent derrière elle. Elle court. Le paysage a changé. C'est la forêt. Celle qu'elle connaît bien mais que, pourtant, elle n'arrive pas à identifier avec certitude. [Camille doit grimper tout en haut de la butte pour se cacher. Il y a une petite grotte sous les buissons. Là, les étrangers ne la trouveront pas mais elle doit faire vite. Camille est fatiguée. Tant pis, il faut arriver au refuge sinon elle va mourir.] Elle escalade la butte en se griffant aux arbustes, en se brûlant aux orties. Elle a perdu son arme mais cela n'a pas d'importance. Dans quelques secondes, elle sera à l'abri. Elle s'approche de la grotte. Un gouffre noir s'ouvre sous ses pieds. Elle sent qu'elle tombe. Elle crie.

              - N'ayez pas peur. Je vous ai déjà dit que je ne vous veux aucun mal. Détendez-vous.

         L'homme en cuir noir était revenu. De ses yeux encore hallucinés par le cauchemar, elle pouvait le voir, assis tranquillement sur la chaise, qui la regardait en souriant. Elle n'avait pas confiance. Il était revenu pour la torturer, pour la tuer lentement. Camille secoua sa main droite mais les menottes la maintenaient implacablement au montant en fer de son lit. Elle se laissa retomber vaincue.

              - Je vais vous libérer mais pas de blague, hein ? Je vous surveille.

        Il s'approcha du lit, l'observa attentivement plusieurs longues secondes puis sortit une petite clé de sa poche. Le cliquetis métallique la fit sursauter. Camille resta allongée à se frotter le poignet. L'homme en cuir était retourné s'asseoir et il la contemplait avec curiosité mais sans agressivité apparente en dépit du poignard qu'il tenait à la main.

          [C'est sûr, il veut du mal à Camille. Il veut jouer avec elle. Il la tuera si elle bouge. Il faut faire semblant. Ne pas bouger. Guetter les signes de la faiblesse. Frapper ensuite, vite, très vite.]

         Le silence était retombé et s'éternisa plusieurs minutes. Chacun regardait l'autre avec une méfiance extrême, comme deux animaux mis par hasard face à face et qui s'observent avec attention pour se jauger, pour apprécier leurs chances respectives de se neutraliser. Blois se pencha enfin imperceptiblement vers sa prisonnière et, d'une voix douce et contrôlée, prit la parole.

              - C'est vrai que nous ne vous voulons pas de mal. Du moins à condition que vous ne fassiez pas de bêtises. Et d'abord que vous ne cherchiez pas à vous échapper. D'ailleurs, on ne s'échappe pas du Village. Pas vivant en tout cas. Ecoutez, vous ne le savez peut-être pas mais vous avez de la chance. D'habitude, les gens comme vous, eh bien, on les heu... Mais moi je sais que vous n'êtes pas comme ... comme ces gens, ces étrangers qu'on rencontre parfois. C'est pour ça que j'ai décidé de vous faire confiance. Enfin jusqu'à un certain point, pour le moment ... Vous comprenez bien ce que je vous dit, n'est-ce pas ? Vous comprenez ?

         Devant le silence de la jeune femme, il reprit au bout de quelques secondes :

              - Moi, je m'appelle Blois et je suis ... Peu importe d'ailleurs qui je suis. Ce qui compte, c'est qu'on m'a chargé de m'occuper de vous. Il ne vous sera fait aucun mal, je vous le répète, mais ça dépend seulement de vous. Ce qu'on souhaite, c'est que vous vous intégriez à notre groupe. On a besoin de gens comme vous. De votre connaissance de la vie par ici. Vous comprenez ? De votre savoir-faire, de vos capacités à survivre dans ce ... ce chaos. A propos, s'il y a des choses, des mots que je dis et que vous ne comprenez pas, vous me le dites, c'est d'accord ?

              - Vous voulez l'aide de Camille pour tuer les gens comme le vieil homme d'hier ?

               - Non, pas ça. Il faudra que je vous explique pourquoi ... Mais plus tard ... Pour le moment, je veux que vous vous habituiez à nous, que vous voyiez un peu comment nous vivons ici. Qu'on apprenne à se connaître. Et d'abord, je vais te dire tu et t'appeler par ton nom, Camille. Tu es bien d'accord, n'est-ce pas ? D'ailleurs ... Moi, c'est Blois, tu te souviens ?

               - Blois ...

            - C'est ça. Maintenant, je vais te rattacher. Pour te donner le temps de réfléchir, de te reposer. Tu verras, ici, on n'est pas si mal mais ... Mais, Camille, pas de bêtises, t’as bien compris ? Faut jouer le jeu, hein ? Sinon ça ne pourra pas aller, tu le sais ... Mais on reparlera de tout ça plus tard si tu veux bien.

         Une fois l'homme parti, elle regarda longuement la porte qui venait de se refermer doucement. Puis, elle essaya de faire coulisser les menottes tout au long de l'épais barreau de fer du lit mais sans autre résultat que de se meurtrir un peu plus le poignet. Enfin, s'agenouillant à même le sol et prenant appui sur ses jambes, elle chercha à ébranler le petit lit. Rien n'y faisait : le meuble était parfaitement fixé au mur. De guerre lasse, couverte de sueur, elle s'allongea à nouveau avant de se contorsionner maladroitement pour faire glisser autant que possible la veste de fourrure qui, à présent, lui tenait très chaud. Elle devait se rendre à l'évidence : elle était totalement à la merci de ses bourreaux. Elle repensa avec fureur à Blois, l'homme en cuir qui était venue la narguer. [Camille ne le croit pas. Pas du tout. Pas plus que les autres. Ce serait trop facile. Camille sait bien qu'ils finiront par la tuer, par l'éliminer comme ils disent. Elle ne comprend rien à ce qu'ils veulent. Ils jouent avec elle, c'est tout. Confiance ? Faire confiance ? Pour quoi faire ? De toutes façons, Camille ne veut pas tuer les gens comme eux ils le font. Les gens qui ne lui ont rien fait, Camille les laisse tranquilles. Camille, ce qu'elle veut, c'est retourner chez elle. Être seule. Loin des étrangers. S'ils ne la tuent pas tout de suite, Camille trouvera un moyen pour s'échapper et elle se vengera.] Durant des heures, elle imagina tous les supplices qu'elle leur réserverait dès qu'elle serait libre. Surtout à l'homme en cuir qui se moquait d'elle. Malgré ou à cause de lui, sa haine était intacte.

     

    (1) nuisible, hostile

    (2) maison

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G1


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :