• chapitre dix-sept

     

     

     

     

       Blois s’approcha de chacun de ses soldats et les observa un par un attentivement, vérifiant ici une arme, là l’amplitude d’un vêtement. Lorsqu’il s’approcha d’elle, Camille se rendit compte combien l’homme était crispé. Le visage fermé, les yeux sombres et froids à la lueur tremblotante du feu de bois, le corps raidi, il dégageait une fausse impression de calme, presque d’indifférence mais la jeune femme savait qu’il devait ressentir exactement l’inverse. Elle pouvait presque percevoir de façon palpable la tension de son chef et cela la confortait dans la certitude que la menace qui planait sur le Village depuis des semaines allait, d’une façon ou d’une autre, prendre fin ce soir, ici, dans ce tunnel menaçant où l’on ne distinguait que des ombres diffuses mais où le moindre raclement de pierre portait loin dans toutes les directions. Certainement un piège. Encore plus sinistre, peut-être, que celui qui avait si terriblement abimé son amie Lydia. En dépit de son épaisse parka et de la chaleur du feu tout proche d’elle, elle frissonna. Satisfait de son inspection, Blois avait fait signe à ses hommes de se rapprocher non sans s’être assuré que Serp montait bonne garde.

              - Je vois que vous êtes prêts, les gars. On va chasser les clamèches qui sont dans ce tunnel et on va les coincer, je vous le promets. Les coincer, dans ce tunnel, les prendre au piège entre nous et le groupe du chef mais faudra faire gaffe. Sont très dangereux, vous le savez bien. Autre chose : on peut pas se trimbaler avec des torches parce qu’on deviendrait des cibles faciles alors… j’ai pensé à un  moyen. On va prendre les réserves de bois qui sont là, là et là et on va bien les huiler : y a aussi des réserves de graisse ici, ponctua-t-il du doigt son petit discours. En plus de ce que nous avons apporté avec nous, ça nous en fera largement assez. On avancera derrière deux éclaireurs qui auront des torches et, c’est là l’astuce, c’est eux qui les balanceront loin devant eux et le plus haut possible pour éclairer et repérer les crapules. Si on n’observe rien de particulier, on poursuit la route de la même manière. Si on voit quelqu’un, on fonce dessus mais, au moins, on sera pas pris par surprise. Le but, c’est de les rabattre sur Lermontov, comprendo ? Ils vont être faits comme des rats, je vous le jure. Des questions ? Personne qui veut reprendre son souffle quelques minutes de plus ? Bon, on y va. Davaï !

       Au début, leur progression fut laborieuse car Blois et ses hommes se méfiaient de tout : les carcasses de voitures, accumulées dans le tunnel, les entassements de débris difficiles à identifier de prime abord, les recoins forcément plus obscurs, la moindre pierre en réalité. Selon les instructions de Blois, les deux éclaireurs propulsaient leurs torches vers l’avant et tous observaient alors les lumières chancelantes qui éclairaient fugacement leur chemin, projetant en toutes directions des ombres furtives qu’il fallait alors reconnaître avec certitude avant de poursuivre. Parfois, d’un geste du bras presque imperceptible, Blois ordonnait une seconde lancée pour s’assurer qu’une ombre était bien naturelle. On arrivait ensuite sur le lieu où les torches se consumaient à terre et on les ramassait rapidement avant de poursuivre. S’habituant progressivement à leur manège, le petit groupe avançait à présent plus vite. Tandis qu’ils approchaient d’un coude du tunnel, Garance, la seule autre femme du groupe avec Camille, s’accroupit brusquement en désignant une ouverture dans la paroi du tunnel à quelques mètres en avant d’eux. Tous s’immobilisèrent en occultant leurs torches. Blois s’apprêtait à demander à sa soldate ce qui avait motivé son geste lorsque, lui aussi, il distingua une faible luminosité provenant de l’ouverture. Indéniablement, quelque chose avançait. D’un geste du bras, il fit signe à ses hommes de se camper de part et d’autre de l’ouverture. Quelques minutes s’écoulèrent dans le silence glacé puis on entendit un raclement de pierre : quelqu’un approchait. Tous levèrent leurs armes, prêts à bondir mais Blois les retint. Il se demandait si… Il toussa légèrement. La lumière adverse s’immobilisa.

              - C’est toi, Blois ? chuchota une voix.

       Reconnaissant Launois, Blois poussa un soupir de soulagement. Bientôt les deux groupes firent leur jonction.

             - On a rencontré que dalle, expliqua Launois. Mais on se méfie beaucoup : c’est une véritable chausse-trappe, cet endroit.

              - Chausse quoi ?

            - Chausse-trappe… Comme dans un piège, quoi, précisa Launois.

       Le mot qu’il ne connaissait pas fit fugacement sourire Blois : Launois arrivait encore parfois à le surprendre.

              - Et vous, vous avez vu quelque chose ? continua Launois.

       Blois haussa les épaules sans répondre puis, observant les soldats de Launois leurs torches à la main, il expliqua sa stratégie de lancer.

            - Astucieux, commenta l’autre lieutenant. On va faire pareil. Bon, on continue et on verra si…

       Sortie de nulle part, la flèche lui effleura le bras droit avant de s’écraser sur le mur du tunnel en projetant une petite gerbe d’étincelles dans l’obscurité. Tous se jetèrent à terre puis Blois s’approcha en rampant de Launois.

              - Ça va ? murmura-t-il.

             - Ça va, répondit l’homme en se frottant le bras. Putain, c’était moins une… Mais d’où elle a tiré, cette ordure ?

       Camille avait ramassé la flèche qu’elle tendit à son chef. Blois risqua une torche une à deux secondes avant de s’adresser aux soldats qui s’étaient rapprochés de lui dans l’obscurité presque complète.

              - C’est encore la clamèche à l’arbalète, observa-t-il. Pour avoir tiré dans cet angle, c’est qu’il s’est approché de nous. Par notre tunnel ! L’est gonflé, le type. On n’a rien vu venir. Même le dogue a rien senti… Bon, eh bien maintenant on est prévenus. C’est certain qu’on n’est pas seuls mais ça, on le savait. Va falloir redoubler de prudence. On continue chacun de notre côté. Si y a rien de plus, on se retrouve à la prochaine ouverture. Y en aura d’autres, c’est pratiquement sûr…

       Après quelques gestes d’encouragement, les deux groupes reprirent leur progression séparée. Avançant d’un même pas de part et d’autre de l’épais mur de séparation, ils se retrouvèrent à trois reprises, les lumières atténuées de leurs torches les trahissant chaque fois. Toutefois, leur troisième rencontre posa un problème : le mur séparant les tunnels s’ouvrait à présent sur une grande salle rectangulaire encombrée d’objets muraux moisis, probablement des engins et des écrans de surveillance. Plus encore, la salle se poursuivait à son extrémité distale par un étroit couloir, un corridor plutôt, ce qui compliquait certainement leur tâche puisqu’il leur faudrait encore un peu plus se séparer… A l’issue d’un bref conciliabule, Blois et Launois décidèrent d’affecter chacun un de leurs soldats à la couverture ce nouveau tunnel. Ils reprirent leur progression respective. Toujours pas de signe de leurs cibles.

       Devenant de plus en plus prudent au fil de leur avancée, Blois se demandait si, au fond, ils ne faisaient pas fausse route : peut-être les clamèches avaient-elles depuis longtemps abandonné cet endroit sinistre et nauséabond et, quelque part en surface dégagée, préparaient-elles leur contre-offensive sur ceux qui s’étaient imprudemment engagés dans ce qui ressemblait de plus en plus à un piège. Il pestait intérieurement de ne pouvoir en être sûr. Toutefois, la flèche qui avait manqué de peu Launois semblait prouver qu’ils allaient dans le bon sens.

       Ils avançaient certes lentement mais cette marche épuisante et stressante allait bien se terminer un moment ou à un autre… Pour reprendre les anciennes mesures, Blois estimait leur avancée à environ deux kilomètres et il était à présent totalement impossible de faire marche arrière. Ce fut Camille qui attira soudain son attention sur une luminosité jaune en avant de leur route. Depuis le temps qu’ils progressaient dans une noirceur presque totale, leurs yeux s’étaient habitués à l’obscurité ambiante. D’un geste du bras, Blois fit signe à ses deux autres soldats de stopper. Il hésita à envoyer Camille ou son chien vers l’avant mais il aurait été suicidaire de se séparer. Avec de multiples précautions, ils avancèrent jusqu’à un nouveau coude du tunnel. En plein milieu, à plusieurs jets de pierre d’eux, ce qui ressemblait à un grand feu illuminait la galerie, projetant des ombres dansantes sur les murs, des ombres parfois occultées par une épaisse fumée noire. Se pourrait-il que Lermontov et ses soldats… Impossible. Il n’aurait pas pris ce risque ce qui signifiait très probablement que le contact avec leurs ennemis était tout proche. Ses poils se hérissèrent sur tout son corps. Il fit signe à ses trois compagnons de s’aplatir au sol afin d’aviser.

              - Ce sont les crapules, qui d’autre ? chuchota Blois. On va enfin pouvoir aller au contact mais… mais ce serait bien mieux si Lermontov attaquait aussi de l’autre côté. Sûr qu’ils sont encerclés, nos copains, mais faut synchroniser nos… A moins que… Non, en définitive, on va attendre que ça commence de l’autre côté et, si mes calculs sont bons, on n’aura qu’à les cueillir par ici. Après tout, ils ne savent peut-être pas où nous en sommes…

              - Mais l’homme à la flèche, hasarda Camille, il a bien dû leur dire que…

              - Oui et non car s’il est malin – et il l’est – il a peut-être pris une autre direction… Pour pas se faire piéger. Enfin, pas ici… pensa Blois tout haut. Et puis, on n’a pas le choix. Faut courir le risque.

              - Alors, demanda Veupa, le troisième soldat de Blois, on attend ici, quoi…

       Blois se contenta de le fixer à la lueur insignifiante de sa torche à demi-occultée et le soldat haussa les épaules, fataliste. Le temps s’écoulait lentement. Camille comprenait parfaitement la réticence de son chef à ouvrir les hostilités car, à quatre, même avec un dogue, que pouvaient-ils espérer si les autres étaient nombreux, plus d’une dizaine peut-être. Une vraie folie, un massacre. Il fallait effectivement attendre… Ce  que par contre elle ne comprenait pas vraiment, c’était la raison de ce grand feu qui indiquait la position de leurs ennemis. Pourquoi se montrer ainsi ? Elle se rapprocha de Blois qui était allongé à quelques pas d’où elle se trouvait, aussi immobile qu’un cadavre.

              - Je ne comprends pas pourquoi ils se font repérer avec toute cette lumière. Moi, à leur place, je me serais faite toute petite et j’aurais essayé de passer dans le noir… murmura Camille à l’oreille de son chef.

       La tirant par le bras pour la rapprocher de lui, Blois expliqua :

              - Non, j’aurais fait exactement comme ça et pour deux raisons. D’abord, Ils ont compris que nous tenions les différentes entrées et donc qu’ils sont bloqués mais ils ne savent ni par combien, ni où nous sommes. Difficile de se risquer dans ces conditions. Ensuite, ils doivent se dire que c’est nous qui allons les attaquer puisque nous les traquons dans leur territoire. Alors faire un feu, c’est se donner l’avantage de nous voir venir. Je parie que, à cet endroit, ils doivent être retranchés derrière des protections, peut-être même préparées depuis longtemps pour une attaque de ce genre. Tu vois, Camille, je les imagine à l’abri de carcasses de voitures… euh d’autos, ça veut dire pareil…, derrière des tas de pierres empilés contre les murs du tunnel… En laissant le centre bien dégagé… et éclairé par leur feu… qui est probablement à distance de leurs positions… pour la fumée… mais pas trop loin quand même pour nous voir venir… C’est ce que j’aurais fait, moi… En tout cas, y a sûrement une ouverture quelque part parce que la fumée est pas aussi forte qu’elle devrait. J’me demande si… Non, on bouge pas pour le moment. On attend ce que décidera Lermontov… d’abord parce qu’il a plus de monde avec lui… et ensuite parce que c’est lui qui commande !

       Blois fit signe à ses soldats de reculer et tous s’installèrent à même le sol, en regard du coude du tunnel qui permettait de surveiller convenablement le feu et ses alentours sans trop s’exposer. Cette halte forcée leur permettait de reprendre un peu de forces mais, en raison du froid intense en dépit du feu à quelques dizaines de mètres d’eux et de la fumée qui parfois se rabattait jusqu’à les envelopper, leur situation était loin d’être confortable. Les ordres étaient formels : ne pas bouger et surtout ne pas tousser, cette dernière obligation obligeant Camille à enfouir son visage dans l’épais foulard qu’elle avait heureusement pensé à prendre avec elle mais le feu paraissait consommer une partie de l’oxygène du tunnel ce qui rendait le mouvement pénible. Le temps s’égrenait lentement, en apparence interminable, puis le feu commença à perdre de sa puissance. Bientôt ne subsistèrent plus que des braises rougies qui avaient l’avantage de moins dispenser de fumée mais l’inconvénient majeur de ne plus guère éclairer l’endroit. Blois fit circuler l’ordre de redoubler de prudence. Veupa qui était allongé à quelques mètres de Camille s’était rapproché d’elle pour lui chuchoter la consigne lorsque, soudainement, une ombre gigantesque se dressa devant la jeune fille qui recula instinctivement. Trop tard ! L’ombre se jeta sur elle et leva une lame qu’elle réussit à éviter en déviant le bras de son assaillant mais elle était mal engagée, incapable de se relever pour combattre sans s’exposer. Camille avait gardé sa dague mais égaré sa batte lors du contact. Au travers des bruits de lutte et des halètements des autres, elle devinait aussi les grognements de son chien qui s’était jeté sur un des assaillants et qui ne pouvait certainement pas lui venir en aide. Elle lança son bras droit armé de la dague au hasard et sentit que la silhouette reculait, alarmée peut-être de sa résistance. Toutefois l’instant ne dura pas et l’assaillant se précipita à nouveau vers elle qui était encore accroupie à la renverse. Il ne termina pas son geste et demeura étrangement immobile face à elle, masse confuse dans l’obscurité sur fond de rougeoiement du feu mourant. Avant qu’elle ait pu se mettre debout, elle vit la masse s’écrouler tandis qu’elle entendit Veupa chuchoter : « Ça va, Camille ? ». La jeune fille soupira et, enfin levée, elle contempla son environnement. Blois avait allumé sa torche et, du pied, il retournait un autre cadavre.

              - Ils étaient quatre ! Deux sont là, expliqua-t-il en montrant les corps, et deux ont réussi à passer. On les a pas vus venir… Ils voulaient pas se battre mais seulement passer sinon… Faudra être meilleurs, la prochaine fois, les gars, hein ? Bien meilleurs. Pas de blessés chez nous ?

              - Y en a un qui m’a percé la main, murmura Garance. C’est comme ça que j’ai pas pu l’empêcher de…

                - Grave ?

                - Ça saigne mais ça va aller.

       La jeune femme montra sa main entourée d’un linge clair devenu presque totalement noir à la chiche lumière de sa torche.

              - On balance les radacs contre le mur de gauche et on attend. J’suis sûr qu’y en d’autres qui vont débouler, déclara Blois. Alors, on attend encore.

         Ils n’eurent pas à attendre bien longtemps : au bout de deux à trois minutes, tous entendirent les sifflets bitonaux des soldats de Lermontov. Ces derniers s’avancèrent prudemment au-delà des quelques braises restantes et, soulagés, firent leur liaison avec Blois et son groupe. Launois était parmi eux.

             - Eh bien, d’où tu viens, toi ? commença Blois. J’te croyais dans le couloir d’à-côté !

           - Non, on a rejoint Lermontov un peu plus loin. On était alors sûr qu’y avait personne de notre côté et… Mais, j’comprends pas : les clamèches, elles sont passées où ?

            - On en a choppé deux, répondit Blois en désignant du pied les cadavres alignés contre la paroi du tunnel. Et y en a deux qui sont arrivés à nous filer entre les doigts…

            - Pas d’autres ?

            - Ben non.

           - Pourtant, ils étaient au moins une bonne dizaine. Même plus !

       La grosse voix de Lermontov résonna tout à coup dans l’obscurité relative.

            - Eh bien, mes bons amis, vous savez ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’entre ici et l’endroit où on les a accrochés, y a une porte de sortie. Une porte de sortie qu’on n’a pas vue !

       Les villageois une fois regroupés, Camille se fit la réflexion qu’on aurait réellement pu croire à une petite armée. A la lueur des torches et des dernières braises, tout ce petit monde se retrouvait. D’autant que l’humeur de chacun s’était sensiblement améliorée puisque, à l’issue de ces longues heures de traque dans le froid et l’obscurité, on ne comptait que quelques blessés légers. Lermontov avait fait disposer des sentinelles de part et d’autre du groupe, laissant à chacun le soin de se détendre à sa manière. Certains riaient ou échangeaient des plaisanteries banales tandis que d’autres, accroupis à même le sol, se faisaient part de leurs impressions à voix basse. Il y avait même un petit groupe qui avait commencé à partager leurs maigres ressources alimentaires. Lermontov et ses lieutenants se tenaient à l’écart afin de décider de la suite à donner à leur périple. Blois chercha du regard Camille et il eut du mal la repérer. Il l’aperçut enfin ­– la devina plutôt – appuyée contre le mur opposé du tunnel, serrée contre son chien.

              -… parce qu’ils ont eu le temps de filer. D’ailleurs… Dis, tu m’écoutes, Blois ?

               - Oh, excuse-moi, chef, un peu de fatigue et du coup…

             - J’comprends bien mais faut nous décider. Comme je disais, on a trois options. Un, on se repose un bon moment ici puis on part à la recherche des ordures. Qui, de toute façon, ne nous ont pas attendus. Faudra donc les débusquer et j’sais pas encore bien comment. Ou deux, on cherche tout de suite l’endroit par lequel ils ont foutu le camp, tous ensemble, et on leur colle au cul. Moi, je parie qu’ils ont pas tant d’avance que ça. Ou encore, troisième solution, on forme trois groupes : le plus important passe par la sortie inconnue à condition qu’on la trouve évidemment, tandis que les deux autres s’occupent des deux extrémités du tunnel, histoire de leur couper peut-être leur solution de repli. Kek qu’vous en pense ?Heu, j’suis bien d’accord, lui répondit Blois. S’il faut se séparer pour traquer les crapules, j’pense qu’il est pas encore temps. J’ai dans l’idée que ça vaudrait mieux qu’on sorte d’abord de ce tunnel…

             - Bon, on verra mais alors faut y aller maintenant, décida Lermontov en se relevant déjà. Si on les laisse filer trop loin, on les reverra pas avant longtemps. Donc…

    Moins de trois minutes plus tard, la petite troupe était en marche. Ce fut Serp qui repéra la sortie intermédiaire du tunnel. Le grand chien s’était arrêté devant une espèce d’échafaudage de lattes de bois probablement destinées à être brûlées et il s’était mis à tourner en rond avant de gratter furieusement comme pour mettre à bas l’empilement de planches. Camille le retint d’un ordre bref. Immédiatement, Lermontov désigna trois hommes pour déblayer l’endroit. Ils n’eurent aucun mal à mettre en évidence une ouverture donnant sur un couloir étroit qui menait – c’est ce que l’on devinait à la lumière des torches – vers un escalier en colimaçon.

               - Je ne sais pas où ça mène, commenta Lermontov, mais c’est à l’évidence par là que sont passés certains de nos bons amis. Bon, Blois, tu prends tes hommes et tu vas voir mais tu te lances pas à la poursuite des clamèches, t’entends ? Tu me repères tout ça et tu nous attends : nous, on sort par le tunnel principal. La sortie, elle est pas si loin et je veux être sûr qu’on a raté personne.

              - Ben, c’est pas possible, argumenta Blois, puisque vous en venez de c’te tunnel et…

               - C’est bien un escalier derrière toi, non ? Qui te dit qu’y en a pas un autre un peu plus loin et qu’nos clamèches sont pas redescendues par là?

       Blois dut reconnaître que c’était théoriquement possible pourtant cela lui semblait une perte de temps : il était pratiquement certain que leurs ennemis s’enfuyaient par le haut de l’ouvrage mais il ne tenait certainement pas à contredire son chef.

              - On vous rejoint juste après, précisa Lermontov. Après qu’on s’ra sûrs qu’y a plus besef ici : on pourra alors commencer notre petite traque. Tous ensemble. En tout cas, au début. Y a des objections ? Non ? Alors, c’est parti.

       D’un signe de la tête, Blois désigna l’escalier à ses soldats. Ce fut Garance qui s’engagea la première, bien décidée à en découdre tant elle était encore furieuse d’avoir été blessée à la main, droite heureusement pour elle qui était gauchère. Blois la suivit immédiatement et lui saisit doucement l’épaule un bref instant pour lui signifier de redoubler de prudence. Après deux paliers qui semblaient mener sur d’autres tunnels, probablement d’entretien ou de dégagement, ils arrivèrent dans une sorte de petite guérite qui ouvrait à l’air libre sur le toit du tunnel principal. La logique aurait voulu qu’ils explorent chacun des tunnels de dégagement rencontrés, pensait Blois, mais c’était impossible en raison de leur petit nombre et de l’immensité du dédale. Cela ne lui semblait pas si grave car il avait l’intime conviction que si ses ennemis étaient passés par là – et il le croyait – ils avaient dû abandonner totalement la structure pour s’enfuir par ce même toit qu’ils venaient d’atteindre. Il regarda attentivement autour de lui. Par le passé, les anciens avaient probablement converti cet emplacement obligé en espaces verts, peut-être un jardin public. Toutefois, les années et le manque d’entretien s’accumulant, l’endroit était devenu une petite forêt vierge avec des arbres qui avaient réussi à s’implanter sur ces hauteurs, à moins qu’ils n’aient été prévus dès le départ mais alors certainement pas pour atteindre ces volumes démesurés. Quoi qu’il en soit, leur poids et leurs racines à présent exubérantes menaçaient la stabilité de l’ensemble de l’ouvrage : contemplant l’œuvre du temps, Camille se disait quant à elle qu’il n’en faudrait plus beaucoup avant que les tunnels ne s’effondrent en raison du poids et du travail de sape de toute cette végétation. Au loin, passés les jardins suspendus, le tunnel continuait sous une petite colline couverte de maisons et de verdure. La jeune femme inspirait profondément, heureuse de retrouver de l’air pur après les heures passées dans l’infecte odeur de l’espace confiné du passage souterrain. De la même façon, ses yeux se réhabituaient avec bonheur à la lumière du jour clair puisque les nuages qui dominaient au moment de leur immersion forcée dans l’obscurité s’étaient progressivement effilochés. Pour un peu, oubliant le but de leur présence en ce lieu, elle aurait pu s’abandonner à l’espace retrouvé pour un repos somme toute mérité : il n’en était évidemment pas question.

              - Là, chuchota Garance en désignant du doigt une sorte de passage dans le mur végétal. Y a un chemin.

       Elle se tourna vers Blois, les yeux interrogateurs.

              - On va y aller, lui répondit son chef, mais on n’oublie pas nos bons principes… Pas question de se laisser surprendre. On va donc procéder comme on a toujours fait. Moi, Camille et Garance, on suit le chemin avec le dogue. Lentement et en se méfiant de tout. Veupa part sur la gauche, Loulou sur la droite. Mais non, Loulou, sur les bords du tunnel, tu pourras, y aura moins d’arbustes mais par contre faudra repérer chaque trouée pouvant ramener vers le centre en cas de besoin, comprendo ? Tout le monde a son sifflet ? Bon, on avance et on se repère comme on fait d’habitude… et si on lève une blésine, enfin, vous savez bien… Des questions ? Non ? Alors, on y va !

     

     

       Le passage au travers de la végétation rendue à l’état sauvage dura peu, à peine deux ou trois cent mètres. Garance ouvrait la route, arme levée. Elle possédait en effet un sabre qui ne la quittait jamais, tantôt dans son dos et alors facilement extractible d’une sorte de gaine en peau ou, comme à présent, à bout de bras.  Il était en pareil cas préférable de ne pas la provoquer car la lame, parfaitement affutée et maniée avec suffisamment de puissance par sa propriétaire, pouvait causer de graves blessures allant jusqu’à trancher l’extrémité d’un membre. Chaque villageois était d’ailleurs persuadé que le sabre était aussi parfaitement capable de décapiter un ennemi lors d’un maniement bien dirigé. Pour le moment, Garance s’en servait de manière à grossièrement débroussailler le chemin du trio. Camille remarqua que la jeune femme tenait comme d’habitude son sabre de la main gauche mais que sa blessure à droite, soigneusement enveloppée d’une bande de gaze, l’empêchait de brandir son habituel poignard ce qui devait certainement la perturber. Comme si elle avait senti qu’elle était observée, Garance se tourna vers Camille qui lui offrit un large sourire mais la jeune femme tourna la tête. Blois et ses compagnes arrivèrent sur une sorte d’esplanade en pierre et donc forcément moins végétalisée. A l’aide de son sifflet, il avertit ses deux autres soldats qui, rapidement, vinrent rejoindre le petit groupe. D’un geste, Blois obligea ses compagnons à rester à couvert :

              - Je veux pas qu’on s’expose tant qu’on n’a pas décidé ce qu’on va faire, commença-t-il, ayant toujours en mémoire l’homme à l’arbalète et le danger permanent qu’il représentait.

       Fidèle à son habitude, lorsqu’il se trouvait avec son petit groupe de soldats, Blois aimait expliquer à voix haute ce qu’il comptait faire : un bon moyen pour ses hommes de comprendre ce que l’on attendait effectivement d’eux, croyait-il, et, parfois également, la surprise agréable d’être confronté à une objection bien venue. Ensuite, il prenait sa décision et elle était irrévocable.

              - Le tunnel continue et il passe sous la colline avec les maisons, là, juste devant nous, poursuivit-il, mais je vois pas pourquoi… Je suis à peu près certain que les salopards sont descendus avant… Je les vois mal… Heu, vous avez entendu le chef tout à l’heure : après la colline, le tunnel s’enfonce sous la terre et on peut passer par dessus. Donc, réfléchissait tout haut Blois, si on trouve un passage avant la colline et si évidemment les autres l’ont pris, ils risquent d’être placés en tenailles entre nous et les hommes du chef. Alors, on y va. Toi et toi, vous regardez à gauche et moi et les deux autres, on cherche à droite !

       Ce fut Garance, avancée sur la gauche avec Loulou, qui avertit Blois d’un bref coup de sifflet. Le petit groupe se reforma sur le bord gauche de l’esplanade. Effectivement, un escalier en partie éboulé mais toujours praticable courait le long du mur du tunnel. Blois se retourna vers ses soldats pour leur faire signe d’avancer prudemment lorsqu’il vit les yeux gris de Camille se plisser d’abord légèrement  puis s’ouvrir en une mimique de surprise. Il suivit des yeux le regard de la jeune femme et repéra Serp quelques mètres plus bas qui reniflait une large tache noire. Il comprit immédiatement de quoi il s’agissait :

              - Le dogue a repéré une flaque de sang. Voilà enfin une bonne nouvelle : les clamèches sont bien passées par ici et y en au moins une qu’est pas en forme. Allez, davaï, on va voir ça de plus près mais… Méfiance !

       Blois qui était sur le point de s’engager dans l’escalier avec ses soldats, les retint tout à coup du bras : il venait de se souvenir des flèches sorties de nulle part. Et si, ici aussi, un piège les attendait ? Il observa attentivement le petit escalier de pierre qui descendait le long de la paroi du tunnel. Celui-ci donnait, une vingtaine de mètres plus bas, sur une rue assez large et plutôt moins encombrée de débris que celles dont il avait le souvenir. De l’autre côté, le mur aveugle d’une bâtisse dont il n’avait aucune idée de ce à quoi elle avait jadis bien pu servir. Il estima les premiers immeubles d’habitation – et donc leurs fenêtres – à près de deux cent mètres : bien trop loin pour un tir de précision par arme de jet, fut-ce une arbalète. En apparence, tout était d’un calme absolu, à l’exception des cris de quelques oiseaux volant haut dans le ciel à présent réellement dégagé. Un léger souffle de vent agitait les branches des arbres et les hautes herbes. Néanmoins, il le sentait par tous les pores de sa peau, la mort pouvait venir de partout.

              - On descend, ordonna-t-il enfin.

    SUITE ICI

    tous droits réservés

    Copyright France 943R1G


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :