• chapitre dix-neuf

     

     

     

     

       La porte immédiatement sur sa gauche s’ouvrit brutalement et vint s’écraser contre le mur extérieur dans un énorme fracas.

              - Blois ! Attention ! hurla Camille en se reculant sur Garance.

       Mais Blois, déjà, s’était jeté à terre. Une ombre avait surgi de la pièce et la barre de fer qu’elle tenait à bout de bras frôla la tête de l’homme avant de s’écraser contre la porte rabattue. Dans le même temps, Camille jeta sa batte de toutes ses forces dans les jambes de l’assaillant tandis que Garance lui plongeait son sabre dans la poitrine. L’ombre s’écroula avec un hoquet. Revenu de sa surprise, Blois s’était relevé et retournait le corps de sa botte. Une flaque noire commençait déjà à s’étaler sur le sol du couloir. Il s’agissait d’une toute jeune femme dont les quelques mouvements spasmodiques traduisaient l’agonie. Blois l’enjamba et, très lentement, s’avança vers le chambranle de la porte. Une pièce, claire et propre, lui faisait face. Il risqua un œil. Derrière une table basse, deux enfants terrorisés se cramponnaient l’un à l’autre, les yeux écarquillés par la terreur. Il s’avança vers une seconde pièce dont il apercevait la porte. Vide. Il revint vers les enfants, une petite fille d’une dizaine d’années et un petit garçon d’environ cinq ans. Son frère très certainement. Il s’approcha d’eux en levant sa dague.

              - Non, Blois ! cria Camille.

       Blois observa la scène deux à trois secondes puis baissa son arme, en haussant les épaules. Il signifia à ses deux soldates de sortir de la pièce et, repoussant le corps de la femme, il réussit à refermer la porte sur les enfants dont il pouvait encore entendre les pleurs.

              - Elle avait peur pour ses gosses, hasarda-t-il à voix basse en désignant le cadavre, et elle a voulu les protéger. J’peux comprendre mais on pouvait pas faire autrement.

       Camille regarda son chef sans répondre : elle partageait son avis. Bien sûr, qu’ils n’avaient pas eu à réfléchir face à l’attaque soudaine et qu’il avait fallu se défendre et puis, de toute façon, la femme aurait donné l’alerte. À moins que ce soit elle qui ait été alertée et que… Ou bien… Camille ne savait pas trop quoi penser et c’était peut-être cela son défaut, son point faible, se disait-elle : penser durant une opération, quand chaque seconde compte pour épargner sa vie, celle des autres… Elle serra son poing droit fortement sur sa batte. Tout ça était triste mais comment faire autrement ? Garance qui s’était rapidement avancée plus avant dans le couloir revint en levant la main en signe de vigilance.

               - Y a quelque chose là, murmura-t-elle en désignant l’avant dernière porte de droite. Mais c’est encore des gosses, j’les ai entendus…

               - On vérifie et on passe à l’étage au-dessus, décida Blois.

       Il y avait bien, entourées de trois ou quatre enfants en bas âge, deux autres femmes dans une des pièces du fond mais elles ne présentaient certainement pas la même menace que la première. Lorsque Blois et Garance ouvrirent la porte, elles se jetèrent à genoux pour implorer leur vie sauve. Blois referma et décida de monter rapidement à l’étage supérieur, le bruit ayant certainement éveillé l’attention d’éventuels ennemis. Ils revenaient vers l’entrée du couloir lorsqu’une cavalcade les cloua sur place. Camille qui menait le petit groupe aperçut à contrejour une ombre grossière qui s’enfuyait. Elle se lança à sa poursuite et immédiatement sentit l’odeur si particulière de la vieille. Celle-là même qui l’avait piégée et presque tuée. Son sang se glaça et, se tournant vers les deux autres, elle jeta :

          - C’est la vieille, celle qui… enfin, vous savez. Très dangereuse… Faut y aller !

              - Pas toute seule ! Garance, accompagne-la ! hurla Blois.

       Sautant plusieurs marches à la fois, les deux femmes se ruèrent à la poursuite de l’ombre entraperçue. La lumière brutale du jour aveugla Camille un bref instant mais, presque aussitôt, elle repéra la silhouette de son ennemie qui courait sur le trottoir opposé, probablement à la recherche d’une cachette d’où il serait plus que difficile de la faire sortir, à supposer même qu’elle puisse y être repérée. Traversant d’un bond la rue, la jeune femme se lança à sa poursuite, batte et poignard à la main. La vieille courait assez vite pour son âge mais, compte tenu de sa jeunesse et de son excellente forme physique, Camille était certaine de la rejoindre sous peu. De fait elle gagnait plutôt rapidement sur elle et s’apprêtait même à accélérer pour se jeter lorsque la vieille disparut subitement. D’un coup, d’un seul, comme par enchantement. Camille suspendit sa course, les yeux écarquillés par la surprise. Il y avait bien une toute petite rue sur la gauche mais elle était en impasse et totalement vide de toute présence humaine. Le trottoir sur lequel se trouvait la jeune femme se prolongeait au-delà de l’impasse mais, relativement dégagé de débris, on pouvait aisément voir que, lui aussi, était désert. Apercevant son amie brusquement arrêtée, Garance, qui suivait le trottoir de l’autre côté de la rue pour le cas où leur proie aurait voulu traverser, se décida à rejoindre Camille.

               - J’avais une meilleure vue de l’aut’ côté et je l’ai vue rentrer dans c’te p’tite rue, affirma-t-elle en reprenant son souffle.

                - Impossible, lui rétorqua Camille, parce qu’on la verrait forcément dans une impasse où y a qu’des murs sans porte. Pas d’ouverture non plus et je comprends pas… Attends…

       La jeune femme s’avança d’environ deux mètres dans l’impasse qui, en réalité, ressemblait plus à une sorte de cour qu’à une véritable ruelle. Elle se mit à rire brièvement.

              - Ouais, ben faut être drôlement habile et aussi pas bien gros pour passer par là, conclut Garance qui l’avait suivie.

        Elle faisait allusion au soupirail que Camille lui désignait du doigt. À cet endroit, le mur appartenait à une autre maison que celle du début de la ruelle et avait été construit légérement en retrait : il ne présentait pour seule ouverture qu’un minuscule fenestron : il avait fallu beaucoup d’agilité pour s’y jeter d’un coup. A l’évidence, leur proie n’était vraiment pas décidée à s’en laisser compter.

     

     

       Blois hésita. Ses deux soldates étaient parties à la poursuite de la vieille et il l’avait accepté sans hésiter puisqu’il s’agissait d’une des deux cibles principales de leur expédition. Toutefois, cela lui posait un problème : devait-il continuer seul l’exploration des étages supérieurs ? Il décida que non : trop exposé. En revanche, il ne pouvait pas rejoindre l’autre escalier pour aider ses soldats au risque de laisser s’enfuir des blésines. Il redescendit lentement au rez-de-chaussée et se campant dans le couloir le long de l’escalier, il attendit d’éventuels fugitifs.

       Contrairement à ce qu’il avait pensé, c’est de l’extérieur que, quelques minutes plus tard, survint un mouvement. Soulagé, Blois reconnut des écharpes vertes. Des Villageois que Lermontov lui adressait à présent que la grande salle avait été visitée, grande salle au demeurant totalement vide ce qui avait permis également la libération des trois soldats en planque près de la porte de sortie arrière. Blois connaissait l’homme qui lui expliquait tout ça sous le nom de Barda, un grand gaillard assez impressionnant par la taille et la corpulence. Il était accompagné de trois autres compères tout aussi résolus. Blois hocha la tête et, s’avançant plus près des nouveaux venus, expliqua la situation. Aucun des quatre ne fit la moindre remarque sur la poursuite engagée par les deux soldates de Blois.

              - Premièrement, je veux que personne ne reste seul, commença-t-il à mi-voix. Il y a deux de mes hommes qui explorent l’escalier de droite et il faut les aider. Toi et toi si ça vous va. Les deux autres restent avec moi et on part à gauche. Attention ! Y a plus d’effet de surprise : les clamèches savent qu’on est là et ils nous attendent. Prudence donc. Allez, on y va : avec un peu de chance, on retrouve le chef et le groupe de Launois dans les étages. Davaï !

       Le petit groupe se sépara à l’entresol. Blois entraîna ses hommes directement au second niveau qui était apparemment inhabité. C’est à l’étage du dessus que leur ascension s’arrêta parce que l’accès au quatrième et dernier étage était muré : on pouvait apercevoir deux marches immédiatement interrompues par un solide mur de brique montant jusqu’au plafond et datant très certainement de l’ancien temps. Le silence était pesant et Blois doutait que quiconque se soit caché dans le corridor étroit et sombre qui lui faisait à présent face. Les villageois explorèrent néanmoins l’endroit avec mille précautions mais les pièces qui ouvraient sur le couloir étaient vides et on comprenait qu’elles n’avaient pas été habitées depuis longtemps. Très déçu, Blois donna l’ordre du repli.

              - On va rejoindre ceux des nôtres qui ont pris à droite, chuchota-t-il.

       En s’engageant dans l’escalier de droite, il eut toute de suite la certitude qu’ici la situation serait bien différente. De fait, une large tache de sang s’étendait à l’entrée du couloir, rendant le parquet usé et sale particulièrement glissant. Levant l’avant-bras droit, Blois arrêta la progression du petit groupe. Tous tendirent l’oreille mais il était difficile de se faire une idée : on entendait des bruits – claquements de portes ou de volets, sons de course lointains – sans pouvoir seulement imaginer ce qu’il se passait. Y avait-il eu contact ? Le sang s’étalant à ses pieds le prouvait pourtant. Ils commençaient à progresser dans le couloir lorsqu’un bruit de cavalcade les fit se retourner vers l’escalier : on descendait à toute vitesse des étages supérieurs. D’un coup apparurent deux silhouettes qui poussèrent un cri de terreur en voyant Blois et ses soldats se dresser devant eux. Le combat, inégal, ne dura pas longtemps. Blois fit repousser les cadavres contre le mur et décida qu’il convenait décidément de monter dans les étages pour y trouver le reste des crapules. Il se tournait vers Barda pour signifier sa décision lorsqu’il reconnut le bruit si caractéristique du trait d’arbalète.

              - A terre ! hurla-t-il en se jetant dans le couloir.

       C’était bien trop tard pour un de ses hommes qui fut comme soulevé du sol par la force du coup : la flèche, presque tirée à bout portant, lui avait traversé là tête de part en part à la hauteur du front et il s’écroula sans un mot dans un geyser de sang et de matière cérébrale. Tous les autres étaient à présent étendus à terre, protégés du palier par l’angle du couloir. Blois sortit son revolver : on ne réplique pas à une arme de jet à l’aide d’un poignard. Même un spécialiste des armes blanches comme Launois aurait compris ça. Ils s’approchèrent en rampant du palier, à présent déserté. Deux des hommes envoyés par Lermontov s’agenouillèrent auprès du mort. L’un d’entre eux tourna des yeux larmoyants vers Blois.

              - C’est pas possible ! Un vieux camarade comme lui ! déclara-t-il d’une voix tremblante. Comment… Comment ça se fait que…

       Blois ne savait pas quoi lui répondre. Il comprenait la douleur de l’homme. Il la partageait même. Il toussota et désigna l’escalier :

              - Il faut qu’on détruise ces clamèches. Et rapidement ! Sinon on aura d’autres pertes… On va être encore plus prudent… on va avancer tout doucement et seulement quand on sera sûrs… Mais je veux cette crevure à l’arbalète. Vous comprenez ? Je veux qu’on débarrasse le coin de cette clamèche. La flèche est venue du couloir alors… alors on y va !

       Blois parlait à voix basse et chacun approuvait sa détermination à en finir que, depuis la mort de leur camarade, ils partageaient du plus profond d’eux-mêmes. Les quatre hommes s’enfoncèrent doucement dans l’obscurité relative du couloir, prêts à chaque instant à s’immobiliser ou à se jeter à terre. A l’issue du couloir, bien plus court qu’il ne le supposait, le petit groupe arriva sur un nouveau palier, une plateforme qui laissa Blois perplexe. Le lieu était éclairé par de larges fenêtres en hauteur dont certaines avaient des vitres brisées ce qui laissait certainement entrer le froid mais aussi la lumière. L’immeuble était bien différent et surtout beaucoup plus complexe qu’il ne l’avait supposé. Ce qui, accessoirement, expliquait aussi pourquoi il avait été choisi. Face à eux, en effet, l’endroit desservait trois couloirs et surtout deux nouveaux escaliers dont l’un, sur la droite, laissait penser qu’il se dirigeait vers l’immeuble donnant sur l’autre rue. Pour les villageois habitués à une cartographie simple et sans mystère, tout cela ressemblait à l’entrée d’un dédale. Ou bien à une petite place de village avec ses rues inconnues et tortueuses… mais dans un seul et unique bâtiment ! Un bâtiment complexe et surtout mortel pour ceux qui ne connaissaient pas la topographie des lieux et où chaque endroit, chaque recoin pouvait receler un piège. Blois s’interrogeait sur la suite à donner à sa petite expédition. Il ne comprenait pas non plus pourquoi il n’avait pas encore trouvé de signes de l’avancée de Veupa et Loulou, sans parler, évidemment, des autres groupes de villageois. Il s’apprêtait à s’approcher des escaliers lorsque Barda lui saisit brièvement le bras droit en lui indiquant une forme allongée contre un des murs, à l’entrée du couloir de droite. La forme venait de bouger.

     

     

       Les deux femmes s’interrogèrent du regard et  ce fut Garance qui parla la première.

              - Pas question de s’enfoncer là-dedans, déclara-t-elle en désignant le soupirail de la tête.

             - La clamèche nous y attend peut-être et on ferait une cible parfaite…

              - Il faut revenir en arrière et trouver l’entrée mais…

              - …faut que l’une d’entre nous reste ici pour surveiller…

              - … pour qu’elle ne se tire pas par là ! affirma Camille.

              - Eh bien… qui va dans c’te maison et qui reste ici ?

              - Si tu n’y vois pas d’inconvénients…

              - … tu préfères explorer l’endroit, conclut Garance.

       Camille connaissait celle que tout le monde appelait la vieille ce qui n’était pas le cas de l’autre soldate : c’était un argument important à avancer pour défendre l’idée que c’était à elle de faire sortir leur ennemie de l’endroit où elle se cachait mais ce n’était pas le principal. En fait, depuis leur si désagréable rencontre, elle savait que tôt ou tard elle se retrouverait face à la vieille. Et Camille avait un compte à régler. Parce qu’elle avait été prise par surprise, piégée, affaiblie, certes, mais aussi et surtout parce que, outre sa vie, c’étaient celles de Blois et de Lydia qui n’avaient alors tenu qu’à un fil. Et ça, elle ne le pardonnait pas. L’affaire ne datait que de deux jours mais il s’était passé tant d’événements depuis ce moment que la jeune femme avait l’impression que tout cela remontait à un passé lointain, presque à moitié effacé. Mais pas oublié. Certainement pas oublié ! Elle sourit à Garance qui, sans attendre son approbation, s’était déjà assise, dos contre le mur, son sabre à ses côtés, prête à sauter sur quiconque chercherait à s’extraire du fenestron. Cette dernière releva les yeux vers Camille et soutint son regard. Les deux femmes n’avaient nul besoin de parler : elles se comprenaient parfaitement.

       Garance regarda partir sa camarade pour une exploration sommaire de l’immeuble mais elle savait que celle-ci reviendrait rapidement de l’autre côté du soupirail afin de la délivrer de sa surveillance. Elle se demandait comment avait évolué le ratissage de la maison rouge, si Lermontov avait réussi son pari qui était de réduire en cendres ce repaire de crapules comme on détruit un nid de serpents. En dépit de son épaisse veste de laine, de son lourd pantalon multi poches et de ses gants, elle commençait à avoir froid aussi se leva-t-elle pour se dégourdir les jambes. Le soleil qui avait été relativement présent jusqu’à maintenant semblait s’être définitivement caché et, du coup, la luminosité du jour avait diminué ce qui rendait l’endroit encore plus sinistre. Après plusieurs minutes d’une sorte de danse sur place pour éviter l’ankylose de tous ses membres, elle commença à s’inquiéter, se demandant pourquoi Camille mettait autant de temps à venir la rejoindre par l’intérieur. De temps en temps, elle avançait jusqu’à l’entrée de l’impasse dans l’espoir d’apercevoir un des villageois à leur recherche mais la maison rouge était à plusieurs pâtés de maisons de là et dans la rue rien ne bougeait. Sa main droite n’était pas douloureuse mais plutôt engourdie. Elle l’avait aspergé d’alcool – chaque villageois en avait une réserve dans son havresac – avant d’y enrouler une bande de tissu propre. En réalité, la blessure, si elle avait beaucoup saigné, était peu profonde et la jeune femme espérait bien que cela ne l’handicaperait que faiblement. Garance secoua la tête. « Décidément, elle met trop de temps, chercha-t-elle à se convaincre. Il lui est arrivé quelque chose. Je n’ai pas le temps d’aller chercher de l’aide : il faut que j’y aille ! ». Elle regarda pensivement l’œil noir du soupirail qui semblait la narguer. « Tant pis si l’autre clamèche ressort par là mais faut que j’aille aider Camille. Maintenant ! ». Elle tournait sur elle-même, observant les murs aveugles, la rue déserte, incapable de se décider vraiment lorsqu’elle entendit tout près d’elle, la mélodie bitonale d’un sifflet. Soulagée, elle s’approcha de l’ouverture et entraperçut les cheveux blonds de Camille. Elle s’accroupit.

            - Ben, j’commençais à m’demander… T’as vu quelque chose ?

              - Non mais je peux te dire qu’il y a pas d’autre sortie. Toi, t’as rien vu, rien entendu pendant que j’étais là-dedans ? interrogea Camille.

                - Tu penses qu’elle est toujours ici ?

               - Ma main au feu. Mais ce sera dur de la faire sortir, elle peut se planquer n’importe où. Allez, descends. En fait, c’est pas si haut.

       Garance s’introduisit délicatement par le soupirail et se laissa glisser. Elle tomba pieds en avant sur une sorte de matelas fait de vieux chiffons et put même rester debout puisque Camille la saisit par le bras à son arrivée. À l’évidence, l’endroit était aménagé pour ce type d’opérations.

     

     

     

       Blois fit signe à ses soldats de se tenir en retrait et, flanqué de Barda, s’avança vers la forme couchée à même le sol. Il reconnut immédiatement Loulou. Le petit homme était allongé en chien de fusil et saisit la main de son chef dès qu’il l’identifia.

              - Lieutenant, j’ai pris un coup de couteau et… Ils nous attendaient puis ils se sont barrés et… Veupa est resté avec moi jusqu’à ce que... les autres, les gars du chef, arrivent. Ils ont décidé de me laisser là pour que j’me repose une peu… et pis ils savaient que vous étiez pas loin, alors…

       Loulou se tenait le flanc droit en grimaçant mais il ne semblait pas avoir perdu beaucoup de sang.

             - T’as mal, tu souffres beaucoup ? questionna Blois

       L’homme fit un geste de dénégation.

             - Pas trop, lieutenant.

             - Alors, on va te laisser là encore un peu. On va rejoindre les autres pour en finir avec les blésines. Tu sais, tu risques rien ici. Y a personne derrière nous. Repose-toi : on te reprend en revenant. Ça s’ra pas long, j’en suis sûr, assura-t-il en lui tapotant l’épaule. Ils sont partis par où ?

       Loulou désigna l’escalier de droite. Blois fit signe aux trois autres soldats qui les avaient rejoints. Le petit groupe s’engagea dans l’escalier. Le niveau supérieur desservait à son tour deux nouveaux couloirs : Blois avait l’impression que cela ne finirait jamais, qu’ils étaient englués dans une sorte de labyrinthe infernal. Il hésita deux à trois secondes avant d’indiquer le couloir de droite. Après tout, c’était celui qui allait dans la direction de l’autre maison et donc de leurs camarades. Il s’agissait manifestement d’un corridor de liaison entre les deux bâtiments car il ne comportait aucune porte d’appartement. Les quatre hommes n’avaient pas avancé de deux mètres qu’ils entendirent aussitôt des coups de sifflets et virent s’approcher d’eux Launois et les siens, parmi lesquels figurait Veupa.

             - Alors, tu l’as vu… Où il est ? Tu l’as bien intercepté, non ? hurla Launois dès qu’il aperçut le petit groupe mené par Blois.

              - Quoi, mais qui ?

           - Mais l’arbalétrier, voyons, tu sais bien, la clamèche avec…la… le… mais la clamèche à l’arbalète, quoi, enfin, Blois ! Tu l’as forcément rencontré !

       Launois paraissait hors de lui. Essoufflé, couvert de sueurs, presque surexcité, il se dandinait d’un pied sur l’autre à la grande surprise de Blois qui le savait plutôt réservé et appliqué en opération.

               - Oui, tout à l’heure, il a tué un des nôtres mais il est reparti vers toi. C’est toi qui a dû le voir. Allez, raconte ! hasarda-t-il.

              - Donc, toi, tu l’as pas vu ! Il est pas passé par là, conclut Launois, se tournant vers ses hommes en écartant les bras en un geste d’impuissance. J’comprends pas comment c’est possible ! Non, c’est pas possible, c’est pas possible…

       Blois posa sa main sur l’épaule gauche de Launois et lui demanda de s’expliquer sur une situation que, à l’évidence, il avait du mal à saisir. Des explications d’abord confuses puis plus cohérentes de ses vis-à-vis, Blois arriva à comprendre que, après avoir neutralisé quelques individus plus ou moins isolés, le groupe de Launois, vite rejoint par Lermontov et les siens, s’était finalement heurté à plus forte résistance à ce même étage mais dans l’autre immeuble. L’homme à l’arbalète, à la tête d’un groupe peu important mais déterminé d’individus, avait joué quelque temps à cache-cache avec les villageois. Après avoir blessé – et peut-être même tué – au moins deux des leurs, la crapule, comme le surnommait Launois, s’était finalement enfuie dans un couloir communiquant entre ce qui n’était finalement que les deux ailes d’un même bâtiment, celui où précisément ils se trouvaient à présent. Tandis que Lermontov et son groupe allaient ratisser les étages supérieurs, Launois s’était donc lancé à la poursuite de « la crapule » mais au lieu de la rattraper, voilà qu’il se heurtait à Blois et ses hommes qui n’avaient rien vu : c’était à n’y rien comprendre, jurait Launois. Les deux hommes firent le point sur leur activité passée immédiate et une chose paraissait certaine : on ne pouvait s’expliquer comment l’homme à l’arbalète avait pu leur échapper puisqu’il était pris entre leurs deux groupes venant à la rencontre l’un de l’autre dans un endroit sans ouverture latérale.

           - Eh bien, c’est simple, s’exclama Blois. Il y a dans ce couloir forcément une issue de secours… Tiens, toi, passe moi ta torche, je vais regarder de ce côté et vous autres regardez de l’autre. Inspectez la moindre surface parce que, j’vous le dis, y a forcément une porte de sortie par ici ! Forcément.

             - Ici, lieutenant, jeta un des hommes au bout de quelques minutes.

            - Ben voilà ! chuchota Blois plus pour lui-même que pour les autres.

       Tous s’approchèrent de l’endroit qu’indiquait le villageois. Il fallait avoir d’excellents yeux pour apercevoir, dans la demi-obscurité du couloir et à la lumière tremblotante d’une torche, le fin liseré noir qui démasquait une porte dérobée : la jointure était presque parfaite et une personne qui n’aurait pas su quoi chercher aurait pu passer devant des centaines de fois sans jamais rien remarquer. Chacun s’essaya à peser sur le mur sans succès au point que Blois se demandait si, au fond, il s’agissait bien d’un passage. Ce fut Barda qui débloqua la situation. L’homme fit reculer tous les villageois puis se tourna vers Blois et Launois.

              - Vous allez voir. Je connais ce genre de porte, commença-t-il. En réalité, plus on appuie dessus, plus on la bloque. Il y a certainement un mécanisme qu’il faut déclencher mais pour ça, faut savoir où appuyer. Je le sais pasqu’y avait une porte comme ça dans la maison de ma famille. Mais on trouve pas forcément du premier coup… faut avoir de la patience... beaucoup de patience… appuyer un peu partout… mais plutôt à hauteur d’homme… Comme ici !

       La porte s’ouvrit d’un coup. Veupa avança sa torche qui éclaira un étroit escalier plutôt raide. Après avoir jeté un rapide coup d’œil, Blois se tourna vers le petit groupe de villageois.

              - Voilà ce que je conseille. Barda, tu prends deux hommes avec toi et tu descends. Moi, je monte avec Veupa, toi et toi. Launois, je te propose d’amener les autres par le couloir jusqu’à l’entrée principale. Si je me trompe pas, c’est là qu’on va tous se retrouver. Y faudra aussi s’occuper de Loulou, là, juste après le couloir, qu’a pris un coup de lame, que ça paraît pas trop grave, qu’on pourra p’t être même le soigner ici… sinon, tant pis, au village, on verra bien…

                   - Et la crapule ? hasarda un des villageois.

                - Y a longtemps qu’il s’est tiré, reconnut Launois à contrecœur.

       Blois ne l’entendit pas car il s’était déjà engouffré dans l’escalier avec ses trois hommes. Arrivés à l’étage supérieur, ils rencontrèrent le même type de porte quasi-secrète qui devait s’ouvrir sur le même type de couloir que celui qu’ils venaient de quitter. Blois ne se demanda même pas s’il devait explorer ce couloir car il venait de se rendre compte que l’escalier menait à un quatrième étage : l’étage muré dans l’escalier de gauche du début, le premier qu’il avait exploré. C’était plus qu’intriguant et il poursuivit son ascension. Une autre  porte dérobée franchie, un couloir en tout point identique à celui qu’il venait de quitter desservait ce quatrième étage. Blois décida de tenter sa chance vers la gauche avec le secret espoir de trouver une issue vers l’extérieur de ce qui serait alors la maison rouge. Ils progressaient lentement et découvraient un monde fort différent de celui qu’ils venaient de quitter. Ici, en effet, tout avait été aménagé en un immense et unique appartement regroupant des chambres, des salons, des pièces diverses servant de réserve, le tout dans un luxe relatif que les villageois découvraient avec surprise. On était loin du tunnel supposé être le repaire de leurs ennemis. L’endroit était désert et le parquet, manifestement bien entretenu, craquait sous le seul poids de leur présence. Au fond, presque caché derrière un large divan en assez bon état s’amorçait un escalier de descente dont Blois avait de fortes raisons de soupçonner qu’il aboutissait au mur de brique rencontré au début de son exploration. De fait, le mur était bien là mais de ce côté, on pouvait voir un assemblage de barres en acier qui le maintenait parfaitement clos. Sur un signe de Blois, Veupa manœuvra le système de fermeture et les villageois se retrouvèrent au troisième étage de l’escalier de gauche.

              - Bon, s’exclama Blois, nous voici revenus à notre point de départ ! J’ai la quasi-certitude que notre clamèche est passée exactement par là… Ce qui veut dire, ajouta-t-il à l’intention de ses soldats, que la chasse ne fait que commencer !

              - Et comment qu’il a refermé ? demanda Veupa, sortant pour une fois de son silence habituel.

              - C’est automatique, pardi. Y a qu’à renvoyer ce faux mur d’un coup, comme ça et voilà… Bon, on y va maintenant. Allez, vite  !

     

     

       La preuve que le soleil n’avait pas définitivement disparu, c’est que, par le soupirail où cela ne devait pas être souvent le cas, il éclairait à ce moment précis l’endroit où venait d’atterrir Garance : une pièce emplie d’objets hétéroclites, mélange de cave et de débarras où devaient pulluler les rats pour l’instant heureusement absents. Camille profita de l’aubaine pour sortir de sa parka le miroir dont elle se séparait rarement et, tendant sa torche à son amie, elle dirigea le faisceau de lumière solaire dans la pièce : l’objet pouvait parfois éclairer remarquablement bien, une vieille astuce que Blois lui avait apprise lors de sa formation des mois auparavant.

             - Elle est quelque part dans les étages, cette blésine, chuchota Camille. J’en suis à peu près sûre. Je sais que ça va être difficile de la coincer… de la faire sortir. Mais, par contre, elle est seule et ça c’est bien pour nous.

               - Comment tu vois ça ?

               - Oh, on n’a pas le choix. Il y a une seule entrée, un seul escalier : il faut donc partir de là. On fait les étages les uns après les autres et on voit venir. Bien sûr, elle peut être dans une cave comme celle-ci mais, j’sais pas, j’ai pas l’impression… j’suis sûre que… on verra de toute façon et puis j’ai pas mieux à proposer… Et toi ?

              - Ben, on pourrait aller chercher de l’aide chez le chef et, comme ça, ça nous permettrait de…, hasarda Garance.

               - Non, non, ça va prendre trop de temps et puis, ça veut dire qu’une de nous deux doit rester ici pour intercepter la vieille si jamais… Risqué, trop risqué ! On s’ra pas trop de deux, je te le promets, conclut Camille, reprenant sa torche.

       Elle conduisit son amie jusqu’à l’extrémité de couloir desservant cette rangée de caves, couloir qui, assez étrangement, était peu encombré, comme si, depuis l’abandon de la maison, quelqu’un s’était appliqué à ranger afin de rendre l’endroit habitable. Puis l’escalier débouchant sur le palier du rez-de-chaussée. Garance observa la petite cour et, au delà, la porte cochère donnant sur la rue principale. De chaque côté de la cour, des murs mais dont aucun ne communiquait directement avec elle : le seul accès était bien celui où les deux jeunes femmes se trouvaient.

              - J’ai jeté un coup d’œil rapide tout à l’heure en venant te chercher pour être sûre que la vieille surveillait pas et en profite pas pour se tirer mais j’ai rien vu, murmura Camille. J’crois qu’il faut qu’on y repasse, on sait jamais. Après, on monte…

       Sur le rez-de-chaussée s’ouvraient deux appartements de part et d’autre de l’escalier central. Bien entendu, toutes leurs portes avaient été forcées depuis longtemps, les logements saccagés et vidés de leurs éventuels objets de valeur aux yeux des vandales. Il y régnait un froid glacial et une atmosphère de moisi. Tandis que Camille explorait méthodiquement chaque appartement ce qui, compte tenu de l’état de délabrement des lieux, fut assez rapide, Garance se tenait chaque fois contre les portes d’entrée, attentive à ce que la vieille ne se sauve pas par l’escalier mais prête à intervenir immédiatement si sa camarade tombait sur une présence hostile. Ensuite, avec mille précautions, les deux femmes empruntèrent l’escalier pour arriver au premier étage où le même spectacle de désolation les attendait. Le palier, éclairé par une vaste fenêtre à moitié ouverte et aux vitres brisées, était encombré de multiples objets arrachés aux appartements voisins et que les voleurs avaient décidé d’abandonner là, les jugeant finalement trop lourds à transporter ou bien tout à coup inutiles. Aucun signe de leur ennemie. Ce fut alors qu’elles atteignaient presque le palier du second, que Camille entendit un bruit inhabituel, à la limite du perceptible. Comme un raclement léger sur un sol raboteux. Garance et Camille se regardèrent et cette dernière, désignant le second appartement de droite, posa brièvement son index sur ses lèvres avant de saisir sa dague et de raffermir sa batte dans sa main gauche. Garance, quant à elle, avait son sabre bien en main. Elles se regardèrent et, d’un mouvement de tête simultané, s’élancèrent en silence. Elles s‘immobilisèrent à l’entrée du logement dont la porte était entrebâillée. Elles s’avancèrent dans un couloir vide d’objets pour, immédiatement sur leur gauche, s’immobiliser derrière une porte elle-aussi entrebâillée. Camille se préparait à en repousser le battant lorsque la voix qu’elle connaissait bien résonna dans le silence :

              - Entre, ma chérie, n’aie pas peur ! J’suis pas armée, t’sais. J’suis bien contente de t’revoir ma p’tite poulette pasque, la dernière fois, ça s’est pas trop bien passé entre nous et, tu vois, ça, ça m’désole. Allez, quoi, entre, faut pas avoir peur d’une pov vieille comme moi. Kek tu crois ? Que j’vais t’jeter une flèche comme mon Jacmo. J’suis pas armée que j’te dis !

       Camille, quoique particulièrement méfiante, se tourna vers Garance pour lui signifier de rester derrière la porte et s’avança, sa dague en avant. La vieille était affalée dans un fauteuil défoncé, seul meuble de la pièce, et s’était emmitouflée dans une flopée de couvertures diverses. L’endroit, éclairé en partie par le soleil du début de l’après-midi, était clair et, bien que les fenêtres soient intactes, il y faisait froid. La vieille regardait Camille de ses yeux d’un bleu vif perçant rehaussé par la luminosité ambiante tout en lui présentant un sourire édenté de bienvenue. À présent, qu’elle pouvait la détailler, la jeune femme se rendait compte que la vieille n’était pas si vieille que ça. C’était en réalité une apparence que celle-ci voulait se donner, avec une silhouette épaissie par de nombreux vêtements, des gestes volontairement ralentis et même hésitants, une démarche parfois chancelante, tout un ensemble qui laissait penser à tort qu’elle était bien plus âgée. Depuis sa poursuite dans la rue, Camille avait compris que la femme avait certainement plus de ressources qu’elle ne voulait le faire croire et, de fait, vue de près dans cette lumière et en dépit de la crasse que intentionnellement elle laissait s’accumuler sur son visage, il n’y avait aucune hésitation possible : la peau élastique de ses joues et de son cou, ses traits accentués mais nets, les cheveux sales mais incontestablement blonds, les yeux bleus vifs et perçants, l’absence de rides trop profondes et même jusqu’à la fraîcheur de sa main gauche nue qui tenait un vieux gant de laine, tout en elle la situait peut-être vers les trente-cinq ou quarante ans. Une adulte dans sa maturité. Plutôt jolie, même. L’examen rapide renforça s’il en était besoin toute la prévention que Camille avait pour elle.

              - Mais kek t’as à m’regarder comme ma, ma toute belle, reprit Lady face au silence de la jeune fille. J’commence à croire que j’te plais bien au fond. P’têt bien qu’t’as le béguin et qu’tu voudrais qu’on soit de bonnes amies, toi et moi. Moi aussi, j’te trouve mignonne. Alors, t’as qu’à m’dire et j’te promets qu’on va s’amuser toutes les deux pasque j’suis sûre qu’toi et moi, on n’a pas besoin des bonshommes et d’ailleurs… Oh mais c’est qu’t’es pas venue toute seule. Fallait le dire…

       Garance qui était restée jusque là en retrait, invisible derrière la porte, venait de s’avancer. Camille remarqua immédiatement la pâleur de son visage et observa avec étonnement son amie lâcher son sabre qui s’écrasa avec un bruit métallique sur le sol inégal. La porte s’ouvrit complètement et dévoila la silhouette d’un homme qui appliquait son arme contre le dos de Garance. Camille en identifia la forme : une arbalète.

              - Mais c’est qu’il est là, mon Jacmo. Allez, soit pas timide, avance, j’vais te présenter !

       Immédiatement, Camille leva sa dague pour menacer la vieille et égaliser la situation mais si la femme n’avait pas bougé, sa main gauche tenait à présent le rasoir à la lame effilée que la jeune fille avait vu de près lorsqu’elle avait été prise au piège.

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