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       Ils suivaient Serp depuis plusieurs minutes lorsque le grand animal s’arrêta d’un coup avant de s’approcher lentement d’une masse sombre étendue en travers de la rue. Il s’agissait du cadavre d’un homme que Blois retourna négligemment de la pointe de sa botte.

              - Pas besoin de demander de qui il s’agit, murmura-t-il, plus pour lui-même que pour ses soldats. Voilà notre fuyard brûlé mais… mais il est pas mort de ses brûlures. Non, pas du tout ! On l’a aidé : la pauvre blésine a eu sa gorge tranchée et pas besoin de demander par qui… C’est notre archer, celui qui a tué Bronze. Le pauvre type devait le ralentir… et pas question de nous l’abandonner : il aurait pu nous donner des renseignements précieux, l’endroit où ces crapules se réunissent, par exemple… ce qui me laisse supposer qu’on est dans la bonne direction ! On continue.

       Observant le grand chien qui, truffe à terre, se faufilait habilement entre débris et mauvaises herbes, Blois se demandait s’il ne commettait pas une des plus grosses erreurs de sa vie : pourchasser un ennemi certainement habile dans cette partie inconnue de la Ville avec pour seuls compagnons deux soldats dont au moins l’un, Camille, devait être exténué par les journées précédentes. Comme lui, d’ailleurs, bien qu’il ne ressentît pour l’heure encore aucune fatigue. Mais être allé si loin, avoir cherché si longtemps pour renoncer à présent lui paraissait impossible.

       Ils étaient arrivés dans un endroit étrange. Sur leur droite, dans la noirceur la plus totale, on pouvait entendre le clapotis d’une eau courante et ce devait sûrement être le fleuve qui traversait cette partie de la Ville. A gauche, la lune éclairait par moment un long et haut mur de pierre sans ouvertures, en tout cas apparentes : une ancienne forteresse ? Un entrepôt géant ? Impossible à dire avec cette absence de lumière. Le plus étrange – et peut-être aussi le plus dangereux – était le bâtiment qui leur faisait face, au bout de la place qui terminait la rue, à quelques dizaines de mètres d’eux : un bâtiment sans fenêtre mais dont le rez-de-chaussée était flanqué de deux énormes ouvertures, presque côte à côte, et dont la noirceur sur l’obscurité semblait les contempler méchamment comme les yeux aveugles d’un géant de pierre. Blois fit signe de s’arrêter et demanda à Camille de rappeler son chien qui les précédait de quelques pas.

               - On se met là, chuchota-t-il. Derrière les carcasses des autos. On souffle un peu et on fait le point. Faudra décider si on continue ou si on va chercher de l’aide parce que… Ca y est ! Je sais ce que c’est. C’est des tunnels pour les autos… Y devait y avoir deux sens de circulation mais on voit plus bien les routes à cause des débris et des arbustes. Oui, oui, les autos parce que, avant, les gens s’en servaient pour se déplacer et vous avez vu, y en a partout de ces épaves, chacun avait la sienne…

              - Tu crois, Blois, qu’on peut continuer, hasarda Camille. Un tunnel ? La dernière fois…

       Bien qu’elle ne puisse pas le voir, Blois hocha la tête. Il se rappelait le tunnel du train et ceux-ci étaient tout aussi peu engageants. Il laissa s’écouler un petit moment de silence avant de lui répondre.

             - Voilà ce je veux. Le dogue a une piste, ça on le sait. Donc, on va s’approcher des tunnels très prudemment, très lentement, en passant par les côtés et on va chercher à savoir lequel les clamèches ont pris. C’est tout : on rentre pas dedans ; j’suis presque sûr que c’est là où ils se cachent, ces ordures. Enfin, où ils se reposent, enfin, leur repaire, quoi. Quand on sait, on repart et on explique tout ça à Lermontov. Comme ça, on pourra revenir avec plus de soldats et… Mais d’abord, faut repérer lequel est le bon tunnel avant que le dogue sente plus rien. Comprendo ?

       Laissant Veupa à quelques dizaines de mètres d’eux en sentinelle arrière, Blois et Camille, courbés au maximum malgré la nuit totalement noire par instants, s’approchèrent par petits bonds de la première ouverture. Presque arrivé à destination, Blois trébucha sur une pierre cachée. Il se rattrapa heureusement à la carcasse d’une voiture mais en en faisant tomber un objet invisible dont le bruit métallique de la chute résonna brutalement dans le silence de la nuit. Camille s’était figée, tête rentrée dans les épaules, comme dans l’attente d’un coup venu de nulle part, certaine que leur présence était maintenant connue de tous. Elle vit l’ombre de son chef s’aplatir à ses côtés et s’immobiliser. Côte à côte, retenant leurs respirations, ils attendirent un long moment, chaque minute écoulée accroissant leur espoir de ne pas avoir été malgré tout entendus. Plus aucun bruit et, par ailleurs, aucune trace récente. Seul, un souffle froid transportant une odeur de renfermé humide signalait un passage. Serp, relâché par sa maîtresse, s’approcha de la seconde ouverture géante et, aplati au sol, se mit à grogner imperceptiblement. Sur le pelage gris sombre de son dos, les poils dressés dessinaient une longue trainée noire au clair de lune intermittent. Blois sut immédiatement qu’ils avaient trouvé le refuge de leurs ennemis. Il saisit Camille par la manche de sa parka de laine et chuchota :

              - C’est là. Ils sont là-dedans… Tu vois, là et là, ils ont disposé des pierres, des branches, des obstacles. Pour ralentir une attaque mais sans donner l’air d’être fortifié et… Je sens une odeur. Du bois qui brûle. Ils ont un feu là-dedans. J’te dis qu’ils sont là. On retourne. Tu rappelles le dogue.

       Les deux soldats rejoignirent Veupa, accroupi derrière la carcasse rouillée d’un petit camion et qui semblait ne pas en mener large. L’homme poussa un soupir de soulagement en voyant revenir son chef et s’apprêtait à l’interroger lorsque Blois l’en empêcha d’un geste de la main.

              - Vous voyez tous les deux, le mur de cette grande maison, là, de l’autre côté ? Eh bien, on va y grimper de façon à surveiller ce qu’il se passe ici et quant on y sera, je vous dirai ce que j’ai décidé…

       Le bâtiment repéré par Blois se dressait, sombre et maléfique, et Camille avait du mal à croire qu’il ne recélait aucun danger. Après avoir franchi la porte béante donnant sur un hall envahi d’eau et de débris divers, elle s’engagea à la suite des deux hommes dans un grand escalier en relatif bon état qui conduisait effectivement presque jusqu’au toit. Il suffisait ensuite d’utiliser une échelle de fer à large barreaux que même son chien aurait pu emprunter si Camille ne l’avait sagement envoyé errer dans les environs. Une fois sur le toit, plat et pas trop abimé malgré quelques petites mares d’eau stagnante, Blois s’approcha du bord en rampant, soucieux de ne pas exposer sa silhouette aux yeux d’un éventuel guetteur en contrebas. La vue était parfaite, du moins le serait-elle en plein jour, se fit-il la réflexion.

              - Voilà ce qu’on va faire, adressa-t-il à ses soldats. On ne peut pas attaquer ces clamèches seulement à nous trois : il nous faut du renfort et c’est toi, Veupa, qui va aller en chercher au village. Camille et moi, on reste à surveiller. Non, tu pars pas tout de suite. Tu te reposes d’abord car on a tous eu de la fatigue. On n’est pas pressés. Je pense, non je suis certain, que c’est leur repaire, à ces ordures. On a le temps mais… Il faut que quand Lermontov arrivera, il soit discret. J’veux pas qu’les autres filent par une autre entrée. Faudra d’ailleurs qu’on réfléchisse à les prendre en tenaille par l’autre sortie… mais, on verra ça plus tard. Pour le moment, tu vas chercher les autres et… ramène-nous à manger et surtout de l’eau ! Tu partiras au petit jour, pour mieux voir, et prudence, prudence, hein ? conclut-il à destination de son soldat.

       Il faisait froid mais moins que les jours précédents et Blois décida qu’ils resteraient sur la terrasse : l’intérieur de l’immeuble – où d’ailleurs il devait faire aussi froid – ne lui inspirait aucune confiance. A présent qu’elle se sentait plus en sécurité, Camille s’était quant à elle recroquevillée contre la porte d’acier, à présent refermée, par laquelle ils étaient arrivés sur le toit et, dans l’abri relatif de sa grosse veste, s’était endormie sans plus attendre. Blois admirait cette faculté qu’avait la jeune femme - il l’avait notée à maintes reprises – de se reposer sans hésitation dès qu’elle le pouvait. Il soupira. Inutile de s’approcher du bord du toit. La lune avait disparu, effacée par de lourds nuages, et on ne voyait plus rien. Le reste de la nuit serait long pour lui qui ne dormait plus guère. Raisonnablement convaincu de leur relatif abri, il réussit néanmoins à sommeiller – ou plutôt à somnoler – une bonne partie du reste de la nuit au point que, le jour le réveillant soudainement, il se sentit relativement bien reposé. Il s’étira silencieusement et repéra Camille accroupie au bord du toit.

              - Veupa est parti depuis longtemps ? murmura-t-il en s’approchant d’elle.

              - Juste avant le jour… Mais je l’ai aperçu en bas qui filait. Y a pas eu de problème.

                - Tu as vu quelque chose d’autre ?

               - Non, Blois, rien qui bouge… Des dogues tout à l’heure qui suivaient une piste et qui sont partis par le premier tunnel. Et puis un homme aussi qui… Non, non, certainement pas une des blésines. C’était un vieux avec un sac qui marchait tout doucement en s’appuyant sur un grand bâton et qui devait…

       La jeune femme haussa les épaules en arrêtant là son explication. Blois avait très soif mais il ne voulait en aucun cas quitter la terrasse où les renforts devaient les rejoindre. Il s’agenouilla près des restes d’une flaque d’eau et entreprit d’y tremper à plusieurs reprises une sorte de mouchoir qu’il se passa sur les lèvres puis il retourna se poster près de Camille. La matinée était à présent bien avancée et le ciel grisâtre charriait par instants de gros nuages sombres : on devinait que la pluie pouvait venir à tout moment. Les deux soldats, côte à côte et parfaitement immobiles, n’avaient pas échangé une parole depuis plus d’une heure lorsque Blois sentit la jeune femme se tendre. Un bruit inhabituel. Comme un raclement de chaussures que l’on aurait cherché à atténuer. Un chuintement. Une résonance métallique étouffée. Blois avait sorti son poignard et cherchait des yeux sa compagne lorsqu’il entendit murmurer son nom. Soulagé, il entrouvrit la porte d’acier. Sur l’échelle, à mi-hauteur, Veupa. En contrebas, on devinait des silhouettes immobiles. Les renforts. Il leur fit signe de monter.

    Accroupi pour ne pas être visible, Launois parlait à voix basse :

              - J’ai cinq hommes avec moi et Lermontov au moins une quinzaine… Il veut mettre le paquet. Y en a marre de courir après ces crapules. On va se les faire ! Le chef dit que c’est toi qui décides parce que tu les connais mieux et que t’as déjà repéré où c’qu’ils sont. D’ailleurs…

       Blois lui coupa la parole d’un geste.

              - Je vais te dire c’que j’veux : ce que je veux, c’est que les clamèches se tirent pas. Faut donc repérer les issues possibles… les sorties de leur tunnel, quoi. Parce que… Oui, Veupa t’a bien déjà raconté ? Bon. Alors, tu penses bien que s’ils ont choisi c’t’endroit, c’est qu’ils peuvent se tirer fissa en cas d’attaque… Faut dire à Lermontov de bloquer l’autre côté et puis… et puis on y va. Y a rien d’autre à faire.

       De façon assez inattendue, un rayon de soleil éclaira soudainement et fugacement la terrasse. Le temps paraissait se dégager. Plus décidés que jamais à ne pas se faire voir en contrejour, les villageois s’étaient allongés, certains contemplant le ciel incertain, heureux du repos improvisé. Allongés eux aussi, Launois et Blois discutaient sur la carte des environs que ce dernier avait sommairement tracée tandis que Camille se restaurait d’un morceau de pain et de lard en observant attentivement les éventuelles allées et venues en contrebas mais rien ne bougeait. A croire que leurs ennemis avaient disparu ou qu’ils avaient décidé de se reposer à outrance. Blois, finalement, fit un signe aux soldats qui s’allongèrent silencieusement près de lui et de Launois.

               - Voilà ce qu’on va faire, commença-t-il. D’abord, l’un d’entre vous, tiens, toi, Loulou, adressa-t-il à un petit homme rabougri et très maigre mais dont il savait l’aisance à se déplacer silencieusement, oui, toi, tu vas aller rejoindre le chef et lui expliquer. Nous, on va entrer de ce côté du tunnel mais il faut que son groupe ait d’abord, heu… sécurisé l’autre côté, les autres entrées, quoi. Alors, voyons. On voit pas le soleil mais la lumière grandit depuis un moment. Deux heures à peu près. On est au milieu du matin. Il te faut, quoi, un peu moins d’un quart de matin pour le rejoindre… Plus, peut-être, un autre quart pour vous préparer. Ça va nous amener… au repas du milieu. Bon. On mange rapide et on y va. Voilà. Tu lui dis qu’on se met en route au moment du repas du milieu. Comprendo, Loulou ? Alors, vas-y. Launois, tu restes avec nous ou bien ? Bon, alors,  on n’a qu’à faire deux groupes. Heu, à propos vous tous, y a que Lermontov qui a une montre ? Oui ? Bon, ben, on estimera le moment au jugé et…

                - Excuse, lieutenant mais j’ai quelque chose qui peut servir. Tu vois, j’ai toujours avec moi cette chose… hasarda un homme grand et sec, habituellement peu bavard. Blois et Launois se retournèrent vers lui qui s’avançait en rampant presque timidement. Il tenait à la main un petit objet en verre et en bois que Camille observa avec curiosité.

             - Un sablier ! s’exclamèrent ensemble les deux lieutenants. Ben, pourquoi tu l’as pas dit plus tôt, s’étonna Blois qui, aussitôt, baissa de ton. Ça, ça vraiment nous aider et bien sûr tu sais…

                 - La moitié d’une heure, lui répondit le soldat. À peu près.

                 - Parfait. Alors voilà, tu surveilles ton sablier et tu nous dis quand tu l’auras retourné, voyons, … cinq fois. Non, six. Commence tout de suite.

       Terriblement fier de sa nouvelle fonction, l’homme hocha la tête et alla s’allonger près de la porte de fer.

                    - Reste un petit problème, commença Launois.

       Le petit homme parlait d’une voix doucereuse, le regard jamais tourné vers son interlocuteur, comme s’il était gêné par ce qu’il allait dire. Tout en lui respirait une sorte de tranquillité bizarre, une réserve, presque de la couardise pour ceux qui ne le connaissaient pas. Blois savait que ce n’était qu’une apparence réellement trompeuse : dans l’action, Launois était impitoyable et se déplaçait à la vitesse de l’éclair, n’étant jamais là où on l’attendait. Un tueur sans remords. Il patienta.

              - Je connais ces tunnels, reprit Launois. Y en avait là où je vivais avant…

              - Et ?

              - Ils communiquent. Les tunnels communiquent entre eux. Il faudra entrer dans les deux au même moment. Sinon, les clamèches nous échapperont.

             - Je vois, répondit Blois dans un souffle. D’accord. Tu veux te charger du tunnel des blésines ou tu préfères… ? Bon, alors, c’est d’accord : tu veux combien de soldats ? Trois ? Parfait, j’en aurais donc… quatre avec moi. Ça ira. Il hésita quelques secondes avant de poursuivre : oui, mais Lermontov le sait pas, ça… qu’les tunnels communiquent. Comment lui dire… on n’a plus le temps. Bon, tant pis, on verra sur place.

       La matinée s’avançait doucement. Le ciel gris laissa filtrer quelques gouttes de pluie mais rien de préoccupant. Blois et Launois étaient tombés d’accord : le moment n’était certainement pas à la discussion avec leurs ennemis. Ceux qu’ils trouveraient seraient immédiatement éliminés. Sans autre formalité.

       A l’issue du sixième tour du sablier, la petite troupe se mit en route. La difficulté était à l’évidence de ne pas se faire repérer en approchant des tunnels. Blois avait choisi de suivre les murs avec ses soldats, Launois de passer par le milieu de la place en se servant des multiples obstacles pour progresser. Tous se retrouvèrent devant les entrées. Camille qui suivait Blois comme son ombre examina avec attention le tunnel, celui de gauche, qu’ils devaient emprunter. Elle devina plus qu’elle ne vit son chien s’approcher et venir se ranger à ses côtés.  Elle lui flatta le flanc mais son esprit était ailleurs car elle observait avec une attention presque admirative le tunnel qui lui faisait face. De jour et de près, le bâtiment paraissait immense, bien loin des dimensions humaines du village. Une fois encore, elle s’interrogea sur ce qui avait permis aux anciens qui avaient construit un tel ouvrage de perdre le contrôle. Elle n’en savait rien et rejeta rapidement l’idée au fond de sa mémoire : il y avait bien mieux à faire. Blois avait levé le bras droit pour immobiliser son petit groupe. Il attendit un signe de Launois à quelques mètres sur sa droite puis fit signe d’avancer. Les choses sérieuses commençaient.

       Tout au début, leur progression fut lente et difficile car il leur fallait éviter nombre d’obstacles plus ou moins improvisés destinés à prévenir d’une éventuelle visite non désirée. Après une dizaine de mètres, ils trouvèrent une voie bien mieux dégagée permettant une progression plus rapide. Toutefois, Blois, très soupçonneux, avait ralenti l’enthousiasme de ses soldats. La petite lampe à huile qu’il tenait dans le creux de son bras n’éclairait pas grand-chose ; c’était plutôt une sorte de chandelle psychologique pour le petit groupe qui avançait lentement en file indienne mais dans l’obscurité absolue. Jusqu’à ce qu’une luminosité tremblotante sourde enfin, fragile lueur qui témoignait d’une évidente présence humaine. Les clamèches.

       Une sorte de mur de débris en arc-de-cercle entourait la source de lumière qui, en effet, devait être un foyer où se consumait quelques bûches. On pouvait le deviner aux craquements du bois et aux quelques étincelles qui, parfois, s’élevait au dessus des débris empilés. Le lieu avait été bien choisi car situé en retrait du tunnel, dans un recoin autrefois aménagé pour une fonction aujourd’hui oubliée, un endroit qui convenait parfaitement pour un poste de surveillance. Blois éteignit sa lampe à huile, signal que l’ennemi était repéré et qu’il fallait faire le point. Les quatre soldats entourèrent leur chef.

              - Voilà. Les blésines sont certainement autour d’un feu. On peut pas les voir parce qu’ils ont monté une protection, là, ce truc, ce muret, chuchota-t-il.  Sauf que c’est à double sens. Eux, ils nous verront pas venir. On va s’approcher. Si on peut, l’un de nous ira voir combien ils sont mais on perd pas de temps. Ce  qui compte, c’est l’effet de surprise. D’autre part, je me demande… Non rien, conclut-il.

       Mais ce qui étonnait Blois, c’était la possibilité que ces gens aient de faire un feu, en plein milieu d’un tunnel certes de volume important mais forcément mal ventilé : il doit exister une cheminée quelconque, une aération qui explique la quasi-absence de fumée, pensa-t-il. Mais ça veut dire également une autre porte de sortie. Décidément, celui qui a choisi cet endroit – et Blois avait évidemment en tête l’homme à l’arbalète – est loin d’être idiot. Au dernier moment, il décida que ce serait lui qui irait jeter un œil

              - Deux possibilités, expliqua-t-il. On peut les attaquer parce qu’ils sont pas trop nombreux ou en train de dormir. Dans ce cas, on y va sans hésiter. Ou alors, il sont trop nombreux et il faut attendre Lermontov. Si c’est ça, je ferai marche arrière et on reculera tous… mais si je me lance, suivez-moi immédiatement. Et pas de quartier, hein ?

       Sans attendre une éventuelle réponse, Blois s’avança en rampant vers un endroit du mur qui paraissait dégagé, probablement une voie d’accès pour les occupants. A présent, on entendait des voix. Au moins celles de deux individus qui chuchotaient. Stimulée qu’elle était par les événements à venir, Camille eut l’impression que l’inspection de Blois durait des heures. Sa dague d’une main et une batte de l’autre, elle était prête à bondir. La batte lui servait à déséquilibrer ses ennemis que, grâce à elle, elle envoyait à terre tandis que la dague s’occupait des ventres. Terriblement efficace. Elle aimait bien cette batte donnée par Blois et qui portait, à demi-effacées, des inscriptions correspondant à une société de jeu, avait-il ajouté en lui tendant l’objet. Elle était plutôt curieuse de savoir quel pouvait bien être un jeu où on se servait d’une telle arme contre son adversaire mais… Stop, elle commençait à se disperser avec des idées qui n’avaient rien à voir avec la situation présente. Il valait mieux qu’elle.... Elle sursauta lorsqu’elle vit Blois bondir en hurlant, tous couteaux levés. Une violente bouffée d’adrénaline la fit se dresser à son tour et elle se retrouva à côté du feu à crier à son tour. Il y avait en fait quatre hommes autour des quelques bûches, immédiatement tétanisés par la brutalité de l’attaque et qui ne manifestèrent aucun signe de résistance. Camille se jeta sur l’individu qui dormait allongé sur une sorte de paillasse en peaux de bêtes. L’homme n’eut aucune chance. Il retomba en arrière la gorge tranchée et la jeune femme, vaguement écœurée, n’eut plus qu’à essuyer sur les vêtements du mort sa lame sanguinolente. L’odeur tiède et faiblement métallique du sang lui emplissait les narines, la renvoyant à des souvenirs peu agréables. Lorsqu’elle se redressa, le silence s’était fait et Blois contemplait les cadavres couchés à ses pieds. Comme à chaque fois après une action expéditive de ce genre, il regrettait presque d’avoir été obligé d’en arriver à de telles extrémités, la mort toujours et encore, mais le sentiment confus le quittait rapidement : si l’attaque avait été inversée, il savait que les autres ne l’auraient pas épargné non plus. Il secoua la tête et se tourna vers ses soldats qui attendaient manifestement la suite.

              - Faut avancer mais d’abord on regarde ce qu’il y a d’intéressant ici, murmura-t-il.

       Poussant du pied les quelques hardes, uniques et misérables possessions de leurs ennemis, il se contenta de ramasser leurs armes, quelques couteaux plutôt usés en vérité. Il reprit la parole.

               - Les chefs – enfin les ordures les plus dangereuses – ne sont pas là. Notamment pas la crapule à l’arbalète. Allez, deux minutes de repos et on poursuit notre route.

       Face à eux, le tunnel continuait, sombre, froid et hostile.

     

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       Blois se disait que son plan était stupide : leurs ennemis, tout pétris de haine qu’ils étaient, ne tomberaient certainement pas dans un piège aussi grossier. Au mieux se contenteraient-ils de suivre de loin le retour du brancard en prenant bien soin de ne pas s’en approcher. D’ailleurs, s’ils étaient dans les environs – et il en était raisonnablement convaincu – ils avaient dû se rendre compte de leur nombre et de ce que la majorité des soldats du Village n’était pas à proximité de la misérable lumière guidant le brancard de Lydia mais plutôt aux alentours à attendre qu’ils se manifestent. En conséquence, ils ne se risqueraient certainement pas à s’attaquer à si forte partie. Il se trompait lourdement.

       Les brancardiers n’avaient pas fait vingt mètres que Blois, incrédule, vit la torche du petit groupe se mettre à danser comme prise de folie puis tomber à terre avant de s’éteindre. Dans l’obscurité relative – une fois encore la lune éclairait-elle faiblement ce petit monde – on aperçut des silhouettes s’agiter, on entendit hurler des jurons, on vit courir des ombres affolées avant que la voix de Launois ne ramène un peu de calme. Rapidement Blois se porta à la hauteur de l’incident mais il n’y avait rien d’autre à voir  que le porteur de la torche le visage traversé par une pointe d’acier. Entourant le cadavre du malheureux, le petit groupe était partagé entre la vengeance immédiate au risque de se jeter dans l’inconnu et le repli vers la sécurité du Village. Blois se mordit les lèvres d’une colère principalement dirigée contre lui-même : après tout ce qu’il avait vécu et ce qu’il s’était promis, il avait oublié l’arbalète qui avait tué leur prisonnier quelques mois plus tôt. Et qu’il avait aperçue quelques heures auparavant portée par le chef de leurs ennemis. Molodetz ! Bravo ! Quel crétin il faisait ! Lui, le Chef ? Le successeur de Lermontov ? Il sentit une envie aveugle de tuer monter en lui, l’envie de massacrer quelqu’un. Il sursauta en sentant qu’on lui tirait la manche de sa veste. Camille.

              - Blois, Blois, j’ai peut-être quelque chose…

       Dans la nuit, il distinguait à peine la silhouette de la jeune femme. Il se dégagea plus fermement qu’il ne l’aurait voulu mais resta silencieux, attentif.

            - Voilà, commença Camille. J’étais derrière quand j’ai entendu siffler la flèche. Je suis presque sûre que ça venait de là, poursuivit-elle en désignant le tunnel. La blésine, l’était là dedans. J’suis presque sûre. A l’entrée. L’entrée du tunnel. L’est fort pour tirer de si loin. Surtout durant la nuit… L’a dû se repérer à la torche… Mais l’était là… J’suis presque sûre…

       C’était possible. Blois hésita. Se lancer à sa poursuite. Maintenant ? Dans la nuit ? Il était sans doute déjà loin. C’est Camille qui le décida.

              - J’ai lancé le dogue. J’crois qu’il a une piste…

           - Changement de programme. Deux hommes avec moi, ordonna Blois. Toi et toi. Les autres rentrent avec Launois. Sans lumière et en faisant gaffe, hein ? Allez, davaï, davaï ! Moi et elle, dans le tunnel sur la droite, les deux autres sur la gauche. Armes au poing mais aucune lumière et pas de bruit ou vous en répondrez sur vos têtes. Pas de lumière, jamais, le dogue nous préviendra… Allez, davaï, on y va !

       Bien que Launois ait été officiellement en charge de l’opération, il ne lui demanda pas son accord et s’avança immédiatement vers le tunnel suivi de ses trois soldats. Ils se séparèrent comme convenu dès l’entrée. Obscurité totale et silence complet. Blois voulait progresser rapidement pour rattraper l’assassin du soldat de Launois et l’avait fait savoir à tous d’une voix basse à la colère à peine contenue. Pas de torche, l’ordre était formel.

       L’homme poussa un hurlement de terreur lorsque Serp se jeta sur lui sans prévenir. Des raclements de pierre, des bruits de pas précipités se firent entendre en amont.

              - Davaï, hurla Blois à ses deux autres soldats. La fille avait raison : les clamèches sont juste devant nous.

       Il s’approcha de l’homme immobilisé par le chien et qui sanglotait de terreur. Repoussant Camille, de sa main gauche, il repéra à tâtons la tête de son ennemi et lui porta un violent coup de sa matraque tenue par la main droite. Un bruit sourd domina une fraction de seconde les grognements du chien et les sanglots plaintifs s’arrêtèrent instantanément.

              - Voilà qui est mieux, commenta Blois à mi voix en fouillant sommairement le corps inanimé. Bon, j’sais pas qui c’est çui-là mais c’est pas la clamèche qui a envoyé la flèche. L’est p’têt même pas avec eux. Alors on continue…

       Comme convenu, le petit groupe se scinda à nouveau en deux le long des parois du tunnel. Ils avançaient vite sans que le chien hésite. Comme toujours quand il était en opération, Blois avait recouvré son calme. Il n’avait pas de plan préétabli, se contentant de gérer le moment présent. Son seul souci était d’établir le contact avec les autres et il avait le pressentiment que ce moment-là n’allait plus tarder; alors il trouverait bien le meilleur moyen de les éliminer. Après les heures d’incertitude et même d’angoisse qu’il venait de traverser, il se sentait au mieux de sa forme. Serein et déterminé. Toutefois, au delà de la sensation d’avoir enfin retrouvé l’initiative, il était habité par un étrange sentiment, nouveau pour lui : il venait de se rendre compte combien Camille était devenue importante à ses yeux. Encore ému de l’humiliation qu’elle avait subie par la faute de Launois et des ses soldats, il réalisait tout ce qu’elle représentait pour lui et ce n’était pas seulement parce qu’elle était un formidable soldat qu’il avait en partie contribué à révéler. C’était bien plus profond que ça : il comprenait enfin combien il tenait à elle, la place qu’elle occupait dans sa vie. Se pourrait-il que… ? Presque arrivé à l’extrémité du tunnel, il s’arrêta brusquement et sentit la présence de la jeune femme qui le suivait. Sans se retourner, il tendit son bras droit en arrière et lui saisit la main qu’il serra furtivement en un geste d’affection sincère. Elle n’eut pas le temps de manifester son étonnement qu’il avait déjà repris sa marche mais Blois savait que ce mouvement spontané, presque involontaire, venait de les rapprocher considérablement. Il se sentit moins seul.

       Le petit groupe se retrouva à la sortie du tunnel. Il faisait nuit noire. Aucun bruit inhabituel. Serp s’était élancé sur sa piste puis, voyant qu’il n’était pas suivi, était revenu vers Camille les yeux implorants. Car Blois hésitait. Sur le moment, il avait cru jouable de se lancer immédiatement à la poursuite des agresseurs mais à présent il doutait. La nuit, la ville inconnue, leur petit nombre, tout cela valait-il la prise de risque ? Puis il repensa au villageois tué quelques minutes auparavant, bêtement, en faisant son devoir. C’était un crime que lui, le Chef, n’avait pas su empêcher et la colère, une rage sourde plutôt et comme enfouie jusqu’au plus profond de lui, le submergea à nouveau et il donna l’ordre de suivre le chien.

       La piste les entraînait vers le nord de la ville, la partie que Blois connaissait le moins. Des rues plus ou moins praticables, des bâtiments parfois impossibles à identifier tant ils avaient été endommagés par les incendies des premiers jours de la mort de la ville ; ailleurs des façades aveugles parfois si hautes qu’elles cachaient les étoiles. Partout des carcasses rouillées, de multiples débris qui ralentissaient la marche mais ils n’étaient pas pressés : Serp savait où il les conduisait. Le chien s’arrêta enfin à l’entrée d’une petite ruelle, grondant faiblement. L’endroit était particulièrement sombre. Sur la gauche du petit passage, on devinait le mur imposant d’un grand immeuble dont il semblait qu’aucune ouverture (mais comment en être vraiment sûr ?) ne donnait sur la ruelle. A droite, une petite maison d’un étage, apparemment passablement délabrée : c’était face à elle que Serp s’était arrêté.

              - Il y a quelque chose, murmura Blois. On doit aller voir. Mais d’abord, je jette un œil sur cette rue. Pour savoir où ça conduit.

       Il ne disparut que quelques secondes et revint plutôt satisfait.

              - Y a rien qu’des débris là-dedans. C’est une impasse. En principe, pas de mauvaise surprise à attendre mais, faut faire quand même gaffe car la baraque a une espèce de fenêtre ouverte…

       D’un geste, il intima l’ordre à ses soldats de s’accroupir contre le mur de gauche où Camille et les deux hommes restèrent parfaitement immobiles tandis que Blois réfléchissait. Le silence était total, presque oppressant mais, en raison de la haute muraille formée par l’immeuble, la lune qui les avait éclairés jusqu’alors les abandonnait maintenant à une obscurité complice. Serp s’était également rendu invisible comme s’il avait deviné que la moindre ombre mouvante dans cet univers hostile aurait pu les trahir. Il est vrai qu’il était habitué à ce genre de chasse et que Camille n’avait nul besoin de le guider.  Enfin, Blois se décida et, d’une voix presque inaudible, donna ses ordres.

              -  Je prends Veupa avec moi : on fait le tour de la baraque par l’autre côté et on revient ici. On décidera après. Toi Camille, tu restes avec Bronze. Si jamais quelqu’un s’amène par la ruelle, vous sifflez pour nous prévenir et on rapplique. Comprendo ?

       Sans attendre de réponse, il fit signe à son soldat et les deux hommes entreprirent de contourner la bâtisse. Vêtus de sombre – comme chaque fois qu’ils se risquaient hors du village – leurs deux silhouettes, en dépit de la clarté lunaire, étaient peu repérables d’autant qu’ils progressaient lentement par peur de heurter un objet abandonné dont le bruit aurait pu les trahir. Veupa – qui devait son étrange surnom au fait qu’il refusait le plus souvent de communiquer avec ses compagnons, préférant se réfugier dans un mutisme que les autres avaient fini par respecter – était un homme dans la force de l’âge qui savait se servir à merveille de l’espèce de couteau de chasse cranté dont il ne se séparait jamais. Il vouait à Blois une confiance aveugle. Les deux hommes mirent près de dix minutes à explorer leur cible avant de se matérialiser en silence devant les deux autres. Camille aurait bien voulu interroger son chef mais elle savait d’expérience que c’était le meilleur moyen pour ne pas obtenir de réponse. Elle patienta.

              - Voilà ce qu’on va faire, déclara Blois. Y a bien une porte de l’autre côté de la baraque mais elle complètement bloquée par tout un tas de trucs. Probablement pour faire du bruit si quelqu’un entre sans y être invité. Par contre, la deuxième fenêtre… J’ai pensé que le dogue pourrait p’têt grimper par là et nous rabattre la racaille si y en a… Camille, tu crois qu’il peut faire ça ? Ou c’est trop…

              - Ca ira.

       Blois et ses soldats se collèrent contre le mur lépreux de la petite bâtisse puis Camille donna l’ordre à son chien de pénétrer par la petite fenêtre. D’abord on n’entendit rien durant un assez long moment et Blois se demanda si, au fond, tout cela n’était pas le fruit de son imagination : il tenait tant à revenir avec… En dépit de son flegme depuis si longtemps travaillé, le fracas soudain le fit sursauter. Claquements d’objets divers qui se renversent et explosions d’échafaudages s’effondrant brutalement mêlés à des hurlements, bien humains ceux-là : Serp avait réussi son effraction. La première ombre qui sauta par la fenêtre fut violemment séchée d’un grand coup de matraque par Bronze mais, dans la confusion, la deuxième faillit bien leur échapper. Après avoir renversé d’un coup d’épaule Veupa trop approché, l’ombre s’élança mais Camille la stoppa d’un habile croche-pied tandis que Blois se jetait sur elle de tout son poids. Déjà Veupa, furieux d’avoir été joué, lui posait sa lame sur la gorge. L’ombre s’immobilisa en gémissant. Les deux inconnus furent traînés sans ménagement à quelques mètres du mur, un endroit que la lune éclairait presque comme en plein jour et Blois se penchait pour interroger celui qui était conscient quand les aboiements de Serp se déclenchèrent. Il était manifestement encore à l’intérieur de la maison et on pouvait entendre sa rage à renverser les objets qui l’empêchaient d’atteindre son but. Presque dans le même moment, une silhouette émergea en courant de la ruelle, bientôt suivie du grand chien enfin libéré.

              - Camille, Bronze, suivez-les ! hurla Blois.

       Le fuyard ne les entraîna pas très loin. A quelques dizaines de mètres de l’impasse, le long d’une voie plus large et relativement dégagée, Camille retrouva son chien qui tournait en grondant autour d’une espèce de bosquet sauvage. Tout au long de ce qui avait dû être une des artères principales de la ville - qu’on appelait jadis des avenues, c’est du moins ce que Blois lui avait dit – se distribuaient de part et d’autre des arbres dont on devinait les masses sombres des plus proches à la lumière lunaire. Toute une végétation s’était développée là et, en été, rendait presque impossible l’accès aux ruines des maisons en retrait. En hiver, l’amoncellement de branches, de hautes herbes déjà brûlées par le froid sec, de racines, de mottes de terre durcies entremêlées d’objets aussi divers que peu identifiables, de fragments d’asphalte et des pavés rendaient l’endroit difficile d’accès. C’était à l’évidence dans l’un de ces arbres que l’homme s’était réfugié : n’y aurait-il pas eu Serp et son odorat qu’ils auraient pu, surtout de nuit, passer mille fois devant lui sans jamais rien deviner. Camille hésita. Elle se tourna vers Bronze, immobile derrière elle, qui haussa les épaules. Retourner ? Elle n’eût pas longtemps à se poser la question : accompagné de son soldat, Blois s’était silencieusement porté à leurs côtés. Il intima à ses hommes l’ordre de s’accroupir dans l’ombre de la végétation non sans regarder avec méfiance la silhouette de l’arbre à quelques mètres.

              -  Il est là ? murmura-t-il.

       Camille haussa les épaules.

             - Il est sûrement dans l’arbre, c’te clamèche, reprit Blois. Faut aller le chercher.

             - Et les deux prisonniers ? osa Camille.

       Blois la regarda sans répondre. A la lueur des torches, ses yeux étaient noirs et inexpressifs.

          - J’peux y aller, lieutenant, chuchota Bronze en se rapprochant de son chef. Ce dernier sembla hésiter avant de reprendre.

             - Y a p’têt mieux à faire, répondit enfin Blois. Vous, vous restez là et vous bouger sous aucun prétexte, compris ? Vous m’attendez.

       Blois était déjà parti, courbé pour offrir le moins de prise possible à une arme éventuelle. Ses soldats le virent disparaître derrière le conglomérat de végétation. Quelques minutes de silence. Camille, la première, sentit l’odeur de fumée. La lueur jaune d’un feu apparut de l’autre côté de l’arbre. Blois était revenu.

             - Toi, tu vas doucement de l’autre côté, murmura-t-il à Bronze. Toi, tu essaies de passer derrière, lança-t-il à Veupa. Vous le cueillez quand il descend. Nous, on l’attend ici…

         Le feu qu’une légère brise attisait commença à prendre de la vigueur dans la végétation sèche.

     

     

        Allongé à même le sol de l’autre côté de l’avenue, tenant bien en main son arbalète, Jacmo observait la scène avec attention. Il avait d’abord aperçu, sans bien comprendre son manège, une silhouette se précipiter vers l’arbre pour y entreprendre une escalade désordonnée. Il avait cru reconnaître Berger qu’il était sur le point d’aller retrouver dans la maison d’angle mais… La survenue presque immédiate des ombres qui le poursuivaient, surtout celle du dogue, l’avait immédiatement renseigné et il s’était jeté à couvert. Les ordures étaient revenues. Cette fois, se jura-t-il, ce sera la bonne. Vont comprendre qu’y sont pas chez eux… Berger avait choisi un arbre encore bien touffu. Bon choix, remarqua Jacmo, mais c’était compter sans le feu, bien sûr. Il faisait froid et cela faisait des jours qu’il n’avait pas plu. Le feu n’avait pas eu de mal à partir et, à présent, il avait pris de l’ampleur, éclairant les alentours d’une lumière mouvante. Mauvais pour Berger, pensa Jacmo mais bon pour moi. Pasque j’vais enfin les voir, ces salopes. Il se prépara. L’arbre était presque totalement en feu, à croire que tout le monde s’était trompé et que Berger… Un hurlement atroce retentit tout à coup dans le silence de la nuit. La silhouette entourée de flammes sauta de l’arbre et déjà les autres s’élançaient pour l’intercepter. C’était le bon moment. Le dogue qui bondissait ? Non, plus tard et, de toute façon, difficile. Jacmo visa une des silhouettes et, déjà, se relevait à quatre pattes pour changer de position. Il courut dans l’ombre une dizaine de mètres, se plaqua à nouveau au sol et introduisit une autre flèche dans son arme. Bon, au prochain maintenant.

     

     

        Bronze observa avec incrédulité sa main transpercée qui se mit à saigner immédiatement avec abondance. Il n’avait pas encore mal mais il avait crié de surprise. Coupés dans leur élan, ses compagnons sans trop savoir ce qu’il se passait s’étaient rejetés en arrière, cherchant fébrilement un abri hors de la lumière du feu.

              - En arrière, cria Blois. Dans l’ombre !

       Bronze dansait sur lui-même de douleur. Il chercha à arracher son gant et se mit à secouer sa main en projetant du sang un peu partout, comme autant de taches d’encre noire à la lumière des flammes.

              - À terre, hurla à nouveau Blois.

       Le soldat, tout à sa souffrance, n’avait peut-être pas entendu : le deuxième carreau le transperça de part en part à la hauteur de la poitrine et il s’effondra en arrière, sans bruit, les yeux écarquillés de surprise. Blois resta allongé à terre, la jeune femme à un mètre de lui. Veupa était invisible, probablement de l’autre côté de l’arbre qui se consumait en projetant des flammèches incandescentes. L’homme brûlé avait évidemment disparu. La bouffée d’adrénaline à présent passée, Blois se souleva légèrement pour apercevoir leur ennemi de l’autre côté de l’avenue mais, bien sûr, rien ne bougeait. Serp était revenu se coucher auprès de sa maîtresse. Bouger, il fallait évidemment bouger.

              - Veupa, tu m’entends ? Tu remontes de ce côté. Camille et moi, on va traverser et remonter de l’autre côté. Fais attention à ton dogue, adressa Blois à Camille. Les flèches peuvent le tuer lui aussi.

             - Remonter, interrogea la jeune fille, mais est-ce que tu es sûr que…

              - Évidemment que je suis sûr de rien, répondit Blois avec une pointe d’agacement. Mais la clamèche ira sûrement pas d’où on vient. Il ne peut pas savoir si on n’a pas des soldats là-bas et puis… on n’a pas le choix, c’est tout. Il faut choisir et… Allez, on arrête de discuter : on va voir. Davaï.

        Sans être certain que Veupa ait bien compris ses ordres, Blois et Camille, à demi-accroupis, revinrent sur leurs pas pour, en un mouvement tournant, atteindre l’autre trottoir de l’avenue. En s’éloignant du feu, l’obscurité était devenue plus épaisse et leurs yeux encore éblouis par la lumière mirent plusieurs secondes à s’habituer à la faible luminosité de la Lune. Ils durent rapidement se rendre à l’évidence : l’arbalétrier, son agression accomplie, avait disparu dans les ténèbres. Aller plus avant était suicidaire. Blois, la rage au cœur, tournait sur lui-même, décochant des coups de pied à la pierraille ou à quelque objet épars jonchant le sol. Il parut soudainement se calmer puis, d’un geste de la main, enjoignit à Camille, qui l’observait avec inquiétude, de s’asseoir à ses côtés.

              - La crapule a un avantage sur nous, commença-t-il, et c’est son arbalète : il peut nous tirer de loin et nous, on voit rien venir… Mais, ajouta-t-il après un instant de silence, nous aussi, on a un avantage sur lui et c’est ton dogue. Tu m’as bien dit qu’il était parfaitement habitué à suivre une piste, non ? Bon, alors, voilà ce qu’on va faire. D’abord, on récupère Veupa qui doit nous attendre de l’autre côté de la rue. Ensuite, on cherche l’endroit…

               - L’endroit ?

              - Oui, l’endroit où la clamèche s’est arrêté pour tirer sur Bronze. Je suis prêt à parier qu’il a dû s’allonger pour pouvoir mieux viser. Surtout la nuit. Comme c’est encore frais, si on trouve cet endroit… eh bien, ton dogue aura une piste à suivre. C’est possible, non ?

       Camille haussa les épaules, peu convaincue, mais, dans l’obscurité, Blois ne s’en rendit pas compte. Veupa les ayant finalement rejoints, les trois soldats décidèrent d’explorer avec Serp cette partie de l’avenue. Bien difficile de conclure pourtant et Blois se disait que son idée était probablement stupide lorsque le grand chien s’arrêta près d’un arbuste sauvage poussé sur le bord de la chaussée et se mit à gratter furieusement avec ses pattes avant.

              - Il tient quelque chose, murmura Blois

        Ce fut confirmé lorsque Serp se livra au même manège quelques mètres plus loin avant de chercher à pousser plus avant, truffe collée au sol.

              - On y va, ordonna Blois. Dans le meilleur des cas, on les trouve et on en crève le maximum. Sinon, on saura – sans qu’ils s’en soient rendu compte – où est leur saloperie de repaire et là, on revient plus tard, mais en force… Des objections ?

       Quelques instants plus tard, leurs trois silhouettes s’enfoncèrent dans la nuit.

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       Dès qu’elle se fut enfoncée de trois ou quatre mètres dans l’ombre du tunnel, Camille s’arrêta contre la paroi de gauche mais sans oser s’appuyer contre le froid de la roche. Le silence était intense, rarement interrompu par des giclées de vent qui s’engouffraient  pour mourir aussitôt. Mais c’était un silence trompeur, entrecoupé qu’il était par des sons épars, le goutte à goutte d’une eau de pluie, le craquement d’une pierre, le trottinement d’un petit animal hantant les lieux. La plage de lumière de l’entrée se brouilla fugitivement et Serp vint se ranger à ses côtés. Dès lors elle pouvait avancer mais préféra demeurer immobile quelques minutes encore. Enfin, elle caressa imperceptiblement le pelage de son animal et se mit en route. Elle atteignit sans encombre et bien plus rapidement qu’elle ne l’aurait supposé l’autre extrémité du tunnel. Dès la sortie, elle s’approcha du bord droit du viaduc et observa le vide. Quatre à cinq hauteurs d’homme. Impossible de songer à sauter : trop haut. D’autant que le trottoir en contrebas était jonché de débris certainement fort dangereux. En revanche, en s’accrochant à l’armature de fer qui descendait presque jusqu’au sol… C’était le moyen d’éviter de refaire dans les deux sens le chemin de la veille puisqu’il lui fallait de toute façon revenir vers le tunnel. Par un grand mouvement tournant, avait précisé Blois, afin de se remettre dans la direction du village. Elle testa la solidité de l’ensemble de métal et, satisfaite, enjamba le parapet du viaduc et, s’accrochant au fer rouillé, amorça sa descente. Le grand chien l’observait avec curiosité. D’un geste de la main droite, elle lui intima l’ordre de continuer sur le viaduc afin qu’il trouve sa propre issue et elle le vit disparaître prestement.

       Elle n’attendit pas que le chien la rejoigne – il savait toujours où la retrouver – et s’avança vers l’ombre des maisons qui faisaient face au viaduc. L’après-midi était bien avancé et, en dépit du ciel encore clair, on sentait que le soir et le froid n’étaient pas loin. Camille, attentive, longeait les murs mais en prenant garde d’en contourner les ouvertures d’où pouvait toujours venir le danger. Elle arriva sur une sorte de petite place dont le centre était occupé par un puits en partie détruit. De l’autre côté, la rue se poursuivait par d’autres immeubles de deux à trois étages dont les toits se resserraient au point de donner l’impression de se toucher par endroits. Dans cette partie ancienne de la ville les habitations semblaient en meilleur état mais elles n’en étaient peut-être que plus dangereuses. Camille hésita à abandonner l’ombre des murs pour traverser la placette. Le lieu était apparemment désert et seuls quelques aboiements dans le lointain, un ou deux pépiements d’oiseaux plus proches, rappelaient qu’il ne s’agissait pas d’un décor inanimé. Elle se tourna vers Serp, s’assura de sa présence par un mouvement silencieux des lèvres et décida de s’aventurer à découvert. Elle avait presque rejoint l’autre partie de la rue lorsque, enjambant un petit monticule de pierres, elle trébucha et s’affala de tout son long. Comme on le lui avait appris, elle avait accompagné sa chute sur le sol caillouteux et elle était certaine de ne pas s’être blessée. C’est en voulant se relever qu’elle se rendit compte de son erreur. Quelque chose qu’elle ne voyait pas la retenait par la jambe gauche. Cherchant à se redresser à nouveau, elle chuta encore. Elle se pencha pour identifier son entrave. Sa jambe était coincée sous une ferraille enfoncée dans des cailloux. Camille décida de ne pas s’affoler. Elle prit une profonde inspiration, essaya de se détendre mais la douleur augmentait et elle avait l’impression que sa jambe s’engourdissait. Fébrilement, cherchant à ne pas tirer sur son membre prisonnier, elle creusa le petit monticule de pierraille et mit à jour une puissante boucle d’acier entourant sa jambe, un peu au dessus de la cheville. Un piège ! Quelqu’un avait tendu un piège en cet endroit et elle, pour gagner quelques stupides secondes, avait foncé droit dedans… Elle comprenait à présent la sensation de déséquilibre puisque le piège était caché dans un trou recouvert de branchages et de cailloux. Elle étudia avec attention l’engin. Deux mâchoires refermées sur sa jambe qui, sans la blesser réellement, l’entravait totalement. Elle chercha à écarter les deux lames du piège sans succès. Au bout d’une à deux minutes d’une lutte stérile qui lui semblait même avoir aggravé la situation – elle avait à présent l’impression que du sang coulait dans sa botte – elle se laissa retomber en arrière. Son cœur battait à tout rompre et, malgré le froid, elle transpirait à grosses gouttes. Elle ne céda pourtant pas à la panique et décida de réfléchir. Autour d’elle, Serp tournait indécis. Il reniflait la jambe prisonnière de sa maîtresse puis faisait mine de s’élancer pour revenir en voyant que la jeune femme ne bougeait pas. Cette fois, il ne pouvait rien pour elle.

       Camille avait repris quelques forces. Elle s’assit comme elle le put et regarda autour d’elle. Le piège ressemblait aux liens d’acier qu’on lui avait passés lors de ses premiers jours de captivité au Village. Mais en beaucoup plus gros. De plus, pour éviter à la proie de glisser, chacune des lames était pourvue de dents puissantes : c’était elles qui entamaient la peau de sa jambe à travers le cuir de sa botte. Elle observa les alentours et se saisit d’un morceau de bois : si elle arrivait à l’insérer entre les lames, peut-être pourrait-elle ensuite glisser une pierre, puis une plus grosse et, ainsi, desserrer l’étreinte. Dix minutes de manœuvres opiniâtres n’aboutirent à rien. Sur le bord externe de l’engin, là où se rejoignaient les mâchoires, il y avait un orifice rempli de terre, peut-être une serrure qui devait accéder à un mécanisme. Elle le tritura un long moment avec la lame de sa dague. Sans résultat. Elle se laissa retomber en arrière, vaincue. Elle était à la merci de n’importe quel prédateur, voire pire : car qui était la blésine assez ignoble pour poser de tels pièges ? Elle tremblait de peur et de rage.

       Camille se sentait extraordinairement vulnérable et, pour la première fois depuis longtemps, totalement livrée à elle-même. Elle siffla Serp qui s’immobilisa près d’elle et elle se résigna à l'écarter : il était hors de question qu’elle expose plus longtemps son animal. Le gros chien hésitait à abandonner sa maîtresse. Elle dut insister pour que l’animal s’éloigne enfin, à contrecœur. Elle le regarda, impuissante, se mettre à trottiner dans la direction par lesquels ils étaient venus. Après un dernier regard vers elle, Serp disparut, la laissant définitivement seule.

       Pourtant, ce n’était pas possible : il lui fallait trouver un moyen. Elle pensait à  Blois qui attendait les secours et à Lydia qui souffrait dans la boîte en acier. Rien à faire cependant. Le piège paraissait imparable. L’esprit en déroute, elle s’emmitoufla dans sa parka et se recroquevilla sur le sol. Elle gardait sa dague dans la main droite. Sa jambe lui faisait mal et elle cherchait sans la trouver la position qui aurait pu la soulager. Ses pensées se bousculaient au rythme de son angoisse. Peut-être Blois, demain… mais comment saurait-il ? Non, il fallait sortir de cette situation absurde tout de suite. Le seul moyen : Serp. Il fallait le rappeler pour qu’il prévienne Blois. En dépit du danger de laisser Lydia toute seule dans le wagon, elle ne voyait que son chef pour la tirer de son mauvais pas. Cependant, elle ne se résolvait pas encore.

       Le soir tombait assez rapidement et le froid devenait de plus en plus perçant. Elle avait du mal à estimer le temps. Il lui semblait que cela faisait des heures qu’elle avait abandonné ses compagnons. Par moments, elle tirait inconsciemment sur sa jambe et la douleur lui arrachait un bref gémissement. Elle était ankylosée. Avait-elle somnolé ? Elle sursauta en entendant la voix.

              - Mais qu’est-ce qu’on a donc là ? Voyons, voyons…

       Camille sentit ses poils se dresser sur sa peau. La voix était celle de la femme. Elle se tenait prudemment à quelques mètres de Camille qu’elle observait de ses yeux froids. Tournant autour de sa proie désarmée, elle continua son monologue.

             - Dis donc, ma poulette, qu’ek tu fais par ici, toi ? T’es pas d’ici, toi, ça s’voit tout de suite : t’es trop bien sapée pour c’te merde. Mais si ! Mais si ! J’te trouve bien belle, ma poulette… J’te dis ça pasque j’suis plutôt habituée aux fleurs de naves, aux clamèches, aux sous-merdes, quoi ! Tandis qu’toi, y a pas à dire, tu sors pas des caves d’la ville, pas vrai ?

       Après avoir, tout en parlant, tourné quelques minutes autour de Camille, Lady s’accroupit pour mieux l’observer, toujours hors de portée néanmoins.

              - Ben, on dirait qu’tu veux pas m’faire la conversation, ma poulette. Pas grave, j’t’en veux pas, t’sais. J’ai tout mon temps, moi.

       Au lieu de se relever comme Camille l’avait pensé, la femme s’assit en tailleur à quelques mètres d’elle et pencha la tête de côté, pensive, presque amicale. Soudain, elle se frappa le front de sa main gauche, en s’exclamant :

              - Putain, qu’j’suis conne ! hurla-t-elle.

       Elle éclata de rire et, se tapant sur les cuisses pour manifester son hilarité, Lady conclut :

             - Si t’es pas d’ici, c’est qu’t’es d’ailleurs, pas vrai… Et si t’es d’ailleurs c’est pasque t’es un de ceux qu’on cherche, mon Jacmo et moi ! Un d’ces fumiers qu’a fait du mal à notre pauvre vieux copain Lime, pardi ! Ben, dis-donc, ma poulette, j’crois bien que t’espérais pas qu’on s’rencontrerait si vite, s’pas ? Alors, quek on va faire de toi, hein ? On attend mes poteaux ou j’te règle ton compte maintenant ?

       Lady se tenait toujours à distance mais Camille s’attendait à tout moment à ce qu’elle lui saute dessus. Elle serrait sa dague dans sa main droite après l’avoir du mieux possible dissimulée dans la poussière mais elle ne donnait pas cher de sa peau si l’autre passait à l’action. Elle décida – vieille ruse de guerre – de paraître plus faible qu’elle ne l’était et, tout en se laissant glisser en arrière, laissa échapper un gémissement. Elle ne quittait pas son ennemie des yeux. Si Lady avait mordu à ce petit stratagème désespéré, elle ne le montra pas. La femme se redressa lentement, une sorte de rictus au coin des lèvres et, lentement, fit glisser un long rasoir de sa manche droite. Elle s’en saisit adroitement et, à la vitesse de l’éclair, le fit passer plusieurs fois d’une main à l’autre.

              - Ben, j’crois qu’j’vais finalement t’faire la peau tout de suite. Dès fois qu’tes p’tits copains ils viendraient faire un tour par ici. Remarque, j’dis ça mais j’ai l’impression qu’y-z-ont d’autres soucis, pas vrai ? Y a ta p’tite pute de copine qu’est dans un sale état à c’que j’sais… Eh, fais gaffe, pauv’conne, compte surtout pas sur ton p’tit couteau… Si tu crois qu’j’ai pas vu tes manières… Et puis, j’vais te dire un…

       Avant d’avoir terminé sa phrase, Lady avait projeté son rasoir vers Camille qui interposa du mieux qu’elle le put sa dague tout en cherchant à reculer au maximum. Le rasoir tournoya dans le vide. Il s’en était fallu de dix centimètres. Partie remise. Nouveau geste d’agression. Moins de cinq centimètres cette fois-ci. Curieusement, Camille n’avait pas peur. Elle savait bien qu’elle n’avait aucune chance face à cette furie mais elle n’avait pas peur. Lady s’approcha et s’apprêtait à porter le coup qu’elle espérait décisif lorsqu’elle s’écroula en arrière, le visage figé par la surprise. Sans le moindre bruit, Serp lui avait sauté dessus et l’immobilisait. La femme essaya de porter des coups avec son rasoir mais le chien lui mordit cruellement la main et elle dut lâcher l’arme. Déjà la gueule de l’animal revenait à sa gorge.

              - Attends, Serp, cria Camille.

       L’animal laissa ses crocs posés sur la gorge de Lady. La situation parut se figer. Finalement, Camille reprit la parole :

             - Le dogue te tue pas si tu me libères. T’entends ce que je te dis ? Si tu veux pas, je peux pas te laisser en vie, tu comprends ça, hein ?

       Lady ne répondit pas. Bien que terrorisée par l’espèce de loup qui tenait sa vie entre ses mâchoires, son cerveau évaluait à toute vitesse sa mauvaise posture et cherchait désespérément une solution. Elle n’en trouvait pas.

             - Bon, reprit Camille après quelques instants de silence. Je vois. T’as choisi. Allez Serp !

       La femme poussa un cri et, d’un ordre bref, Camille retint son chien.

              - Tu sais comment ouvrir le piège ? Bien sûr que tu sais parce que c’est un des tiens, n’est-ce pas ? Bon, vas-y mais le dogue te regarde. Au moindre geste hostile… Laisse-là, Serp.

       Lady était une femme de la rue. Elle savait toujours quand elle n’était pas en position de force et confiait alors à l’avenir le soin de se venger. Elle n’insista pas. S’éloignant lentement de l’animal qui la suivait en grognant, elle leva les mains en l’air pour montrer sa bonne foi.

             - Dans ma poche, là, y a des clés pour ouvrir… Mais, jure-moi, qu’une fois que tu auras…

               - Ta gueule, j’ai rien à jurer. T’oublies pas, hein, le dogue te regarde… Lance les clés… Maintenant !

       Dans la poche droite de son long manteau, Lady avait un petit poignard mais, en dépit de sa rage, elle ne tenta rien. Elle sortit lentement un anneau où étaient accrochées plusieurs clés rudimentaires et le lança à portée de Camille.

              - Faut pas m’en vouloir, ma poulette, t’sais. Y a rien qu’des sauvages par ici. Alors, j’savais pas, tu comprends ; si au moins tu m’avais causé …

       Camille ne prit pas la peine de répondre et essaya méticuleusement les clés. La troisième désarma le mécanisme et, à l’aide du bâton, elle put facilement entrouvrir les lames. Elle glissa sa jambe hors du piège qui se referma en claquant. Libre ! Elle se massa la jambe quelques secondes et se leva. Elle entreprit de s’appuyer sur sa jambe gauche : pas trop difficile. Un court instant, dans une brusque bouffée de haine, elle imagina se diriger vers la femme et lui planter sa dague dans l’œil. Parce que la tuer elle, c’était ce que l’autre aurait fait, ce qu’elle s’apprêtait à faire. Mais, au fond d’elle-même, quelque chose lui soufflait que justement elle n’était pas comme cette clamèche. Elle, Camille, elle tuait, c’est vrai, mais en soldate, sans état d’âme : elle n’assassinait pas les prisonniers désarmés. En tout cas, c’était ce qu’elle s’efforçait de croire. Ramassant sa dague et le rasoir de Lady qu’elle jeta le plus loin qu’elle put dans une broussaille de l’autre côté de la placette, sans même regarder la femme, elle s’éloigna en clopinant. Serp n’avait pas bougé et, à moins de trente centimètres de sa prisonnière, il ne la quittait pas des yeux. Camille marcha une vingtaine de mètres avant de se retourner.

              -  J’appelle le dogue dès que je suis un peu loin. Pas la peine de me courir après… il est toujours autour de moi mais pas avec moi, tu saisis ? Dans mes environs, quoi. Ah, j’oubliais de te dire, fais le moindre geste contre lui quand je serai plus là et t’es mal. Parce que y aura personne pour le retenir. Comprendo ?

       Camille s’avança en boitant dans la rue mais elle n’avait pas aussi mal qu’elle aurait pu le redouter. Elle emprunta plusieurs autres rues, sans se presser, très attentive pour le cas où les autres… Elle n’avait aucune inquiétude pour Serp. Il saurait tenir en respect la blésine avant de la rejoindre… Les ruines des habitations changeaient. Elles se faisaient plus hautes et, dans le même temps, les rues plus larges. Elle savait qu’elle sortait de la ville. La nuit était tombée. Elle avisa un recoin sombre, entre un grand immeuble et une curieuse petite maison comme oubliée par la vieille ville dans ce secteur périphérique. Elle s’y réfugia après s’être assurée de sa sécurité. Elle sortit son sifflet à ultra-sons, appela Serp et entreprit de défaire sa botte gauche. Dans l’obscurité, elle ne pouvait pas voir sa jambe mais elle sentait la boursouflure laissée par le piège au dessus de sa cheville. Pas de sang, contrairement à ce qu’elle avait cru. Surtout – mais elle l’avait toujours su – rien de cassé. Elle tremblait à présent de peur rétrospective car elle comprenait à côté de quoi elle était passée. Dire qu’elle avait cru, là-bas, prisonnière sur la petite place, que son chien ne pourrait rien pour elle ! Justement, elle sentit Serp qui se collait contre elle, sans la lécher – ce n’était pas son genre – mais si proche d’elle que cela en était presque fusionnel. Tirée d’affaire ! Et sans avoir trop perdu de temps puisque le soir venait juste de tomber ! Inespéré. Elle sentit soudain la fatigue l’envahir et des larmes lui couler sur les joues. Elle enfonça son visage dans la chaude fourrure de son compagnon et se mit à sangloter en silence.

     

     

       Le Village dans la nuit, désert et silencieux. La sentinelle qui la héla à l’entrée comprit en la voyant que quelque chose de grave s’était produit. Camille ralentit à peine et se dirigea d’emblée vers la maison de Lermontov. Elle rencontra en chemin Launois, déjà alerté de son arrivée. Transpirant en dépit du froid mordant, échevelée par sa course effrénée à travers la banlieue de la ville et les bois, elle n’était plus la fille réservée, presque froide et toujours maîtresse d’elle-même que tous connaissaient. Elle se laissa tomber au pied de Lermontov, pantelante et hors d’haleine, afin de lui expliquer la gravité de la situation. Elle n’évoqua pas sa mésaventure avec la femme qui l’avait piégée – après tout, elle avait été imprudente  - mais insista sur l’urgence. Il ne fallut pas plus d’un quart d’heure pour organiser une équipe de sauvetage et Camille qui, quelques minutes auparavant, était au bord du malaise, sentit progressivement revenir une partie de ses forces devant la détermination de ses compagnons. Cependant, Lermontov avait senti revenir sa méfiance. Il observait la jeune femme à la dérobée comme s’il voulait se convaincre que toute l’histoire n’avait pas été inventée par elle dans un but moins avouable. Profitant des derniers préparatifs du petit groupe, Il fit venir Launois près de lui.

              - Tu me la surveilles de près, murmura-t-il à son adjoint. S’il y a le moindre problème et si elle se tire, tu en répondras sur ta tête.

              - Tu penses que…

             - J’en sais rien. Ce sera à toi de voir mais… c’est quand même curieux. Voilà Blois qui part avec son groupe au grand complet et y a qu’elle et son dogue qui reviennent… Et pour nous demander d’aller dans la ville en pleine nuit, qui plus est !

              - Compris.

     

     

       Après avoir attentivement écouté les explications de Camille, Launois décida de scinder son équipe en deux : une partie – la plus importante – traversant le tunnel, l’autre escaladant le remblai près de son issue, pour plus de sécurité. Il avait décidé de commander ce deuxième groupe - l’habituel groupe de couverture discrète - qui comprenait également Camille qu’il ne quittait pas des yeux. La jeune fille semblait authentiquement anxieuse mais comment savoir vraiment avec elle ? Tous se regroupèrent en silence quelques minutes plus tard. Désignant du bras le wagon le plus proche de l’entrée du tunnel, masse furtive et anonyme qu’on devinait vaguement dans l’obscurité, Camille s’adressa à Launois.

             - Celui-là…

             - T’es bien sûre ?

       Camille haussa les épaules : elle était sûre. Le groupe s’avança. Camille voulut accélérer le pas, certaine tout à coup que quelque chose n’allait pas parce que Blois aurait déjà dû se manifester, mais Launois la retint du bras. D’un mouvement de tête presque imperceptible, il désigna le wagon à ses deux éclaireurs qui s’avancèrent vers lui. Le reste des soldats était comme pétrifié et les silhouettes dansantes à la lueur des torches renforçaient une étrange impression de malaise.

              - Y a rien là-dedans, lieutenant, cria bientôt l’un deux. Qu’est-ce qu’on fait ?

            - Reviens donc, imbécile, qu’est-ce que tu veux faire d’autre ?

       Camille voulut une nouvelle fois aller voir d’elle-même mais Launois la tenait toujours par le bras. Elle remarqua les deux hommes venus se placer près d’elle. Elle essaya de s’expliquer.

            - Écoute-moi, lieutenant, je ne comprends pas. C’est pourtant bien celui-là, j’en suis sûre. Sans doute que…

               - Sans doute que quoi ? Qu’ils sont partis tranquillement à pied en te voyant pas revenir. Bizarre, tu trouves pas, pour une blessée intransportable sans brancard ? Parce que c’est bien ce que t’as dit tout à l’heure au Chef, non ? Intransportable, t’as dit. Peut pas marcher, la Lydia, l’a perdu trop de sang ou je sais pas quoi encore. Alors ? J’attends tes explications, soldate. Parce que maintenant faut que tu t’expliques…

              - Écoute, lieutenant, commença Camille, je ne comprends pas pourquoi ils sont pas là. Quand je les ai laissés, ils…

              - Moi non plus, je comprends pas, la coupa Launois. Je te l’ai déjà dit : faut t’expliquer. Et vite.

       Mais la jeune fille, si désireuse d’expliquer, de se justifier, de convaincre, tenait des propos confus, presque incohérents, ne faisant que renforcer la méfiance de ses compagnons qui, l’air franchement mauvais pour certains, s’étaient peu à peu rapprocher d’elle. Toujours revenait les mêmes mots : elle ne comprenait pas, ils auraient dû être là… Elle ne comprenait pas.

            - Je comprends au moins une chose, remarqua doucement Launois, c’est que tu sais plus comment t’en sortir… J’crois bien, ma p’tite, que tu nous racontes des ficelles (1) Et des grosses encore.

           - Laisse-là nous, Launois, s’exclama un grand gaillard qui répondait au nom plutôt bucolique - et peu en rapport avec son aspect - de Perce-Neige. On va t’la faire causer, not’ p’tite copine, pas de problemos. Pis après, on s’amusera un peu avec elle. J’parie qu’elle est pas si farouche qu’elle veut s’donner l’air.

       Camille, abattue, ne chercha pas à lutter lorsqu’un des soldats lui rabattit brutalement les bras derrière le dos.  Perce-Neige se campa devant elle et sourit. Un sourire méchant que la lumière tremblotante des torches renforçait encore. Tête baissée, Camille ne regardait pas.

              - Tu m’regardes quand j’te cause, hurla Perce-Neige tandis qu’il la frappait violemment au visage.

       La jeune fille ne conserva son équilibre que grâce au soldat qui lui maintenait fermement les bras.

             - J’vais t’montrer comment que j’les traite, moi, les clamèches dans ton genre. Tu vas tout m’dire, t’entends, petite pute. Et d’abord où qu’ils sont, Lydia et Blois. Hein, tu vas m’répondre, dis ? cria-t-il en la frappant violemment à nouveau.

       Cette fois, épuisée, hagarde, dans l’incompréhension totale de ce qui avait pu arriver à son chef, Camille préféra se laisser tomber à terre. Launois avait détourné les yeux. Perce-Neige repoussa violemment les soldats trop proches et se mit à tourner autour de la jeune femme, cherchant l’endroit où son coup de pied lui ferait le plus mal.

             - Tu la laisses tranquille, jeta Blois sorti soudainement de l’ombre. Allez, exécution ! Alors c’est ça, poursuivit-il en s’avançant vers le petit groupe de soldats pétrifiés. Il suffit du plus petit changement, que tout soit pas exactement comme on veut, pour qu’on commence à se bouffer entre nous comme des sauvages.

             - Écoute, Blois, commença Launois, d’abord j’suis vraiment content de te voir pasque… Mais on savait pas… On voulait seulement…

           - Rien, j’écoute rien. On verra ça au village. Pour le moment, faut récupérer Lydia.

       Se tournant vers Camille, il murmura :

              - Ça va, petite ?

       Puis sans attendre de réponse, il se tourna vers les autres, toujours indécis :

          - Alors, quoi, vous attendez que les autres salopes rappliquent ? Allez, on bouge ! C’est par là… Je vous montre.

       Blois avait dissimulé Lydia sous des branchages, près de l’entrée du tunnel, non loin de ce qui restait de la carcasse de Lime.

              - Ça m’a paru plus prudent, observa-t-il.

       Resté à ses côtés, il avait bien vu s’approcher la petite troupe mais, dans l’obscurité, avait voulu être certain avant de se découvrir. Il supervisa Perce-Neige – qui avait son intervention plutôt maladroite à se faire pardonner - et deux autres relevant la jeune femme avec mille précautions. Lydia était inconsciente mais paraissait respirer presque normalement. Lorsqu’il fut satisfait du brancard improvisé sur lequel avait été allongée sa soldate, il s’approcha de Launois pour faire le point.

            - Voilà comment je vois les choses, débuta-t-il. On est quatorze, j’ai compté. Quatre ramèneront Lydia au village. Restent dix. On peut faire deux ou trois groupes. Je sais, je sais, coupa-t-il Launois qui voulait parler. Pour ce soir, en principe rien à faire. Tu te dis que les clamèches sont certainement dans leur tanière. Ce serait certainement le cas avec les crapules habituelles. Mais je sais, oui je sais qu’avec ceux-là, martela-t-il, ce n’est pas le cas. Pourquoi ? Parce qu’ils pensaient que je resterais seul avec Lydia, que j’aurais voulu nous mettre à l’abri pour cette nuit, et que peut-être vous nous ne nous auriez pas trouvés… Or ils veulent absolument nous récupérer le plus vite possible. Mais si. Ne t’y trompe pas, Launois. Ceux-là sont organisés. Ils ont un chef et ils sont dangereux. S’ils ne sont pas très loin – et je suis prêt à le parier – ils vont chercher à faire quelque chose. Sûr qu’ils cherchent même en ce moment à évaluer nos forces. Ils vont bien sûr repérer le groupe du brancard. La question : est-ce qu’ils feront le rapprochement avec Lydia et moi ? Ou ils penseront à autre chose, à un malade, un autre blessé ? On peut pas le savoir. Moi, je crois qu’ils sont quatre ou cinq, pas plus. Ils essaieront de profiter de la moindre occasion. Ils connaissent bien la ville, eux. Alors, moi, je me dis que c’est le moment ou jamais d’en finir une bonne fois pour toutes. Qu’est-ce qu’on a à perdre : on n’a qu’à suivre nous aussi mais par petits groupes de deux ou trois et si on les trouve, clac ! S’il ne se passe rien, eh bien, on rentre au Village, mais un peu plus tard. Ca vaut vraiment le coup d’essayer. On a bien tous nos sifflets, non ? Alors, Launois ?

       Launois, tête baissée, évaluait le plan de Blois. Peut-être, en effet, cela valait-il la peine d’être tenté. Au pire, il ne se passerait rien et ils auraient accompli la mission commandée par Lermontov. S’ils rencontraient les clamèches, ce n’en serait que mieux. Et puis, il avait cette culpabilité sournoise d’avoir laissé Perce-Neige régler ses comptes sans réellement intervenir. Il claqua dans ses mains pour signifier son accord.

              - Alors, vite, on fait les groupes, conclut Blois.

       C’est à cet instant que Camille se glissa près de son chef. On pouvait deviner la tuméfaction de sa pommette gauche à la lueur tremblotante de la torche mais son visage exprimait la vigueur retrouvée.

              - Je veux venir avec toi, Blois, je suis moins fatiguée.

       Blois observait le départ des deux brancardiers précédés de l’éclaireur et du quatrième soldat qui fermait la marche. Ils marchaient avec précaution à la lueur d’une seule torche atténuée que brandissait le premier du petit groupe. Ils sont évidemment repérables de loin mais c’est le prix à payer et peut-être le moyen de faire sortir les crapules de l’ombre, pensa-t-il. Il se retourna vers Camille, silencieuse à ses côtés.

              - D’accord, répondit-il enfin, tu viens avec moi. Je te dois bien ça. Et puis tout à l’heure, tu aurais pu appeler ton dogue. Je te suis reconnaissant de ne pas l’avoir fait.

       La jeune fille lui répondit par un large sourire que, dans l’obscurité, il ne put voir.

     

    (1) ficelles : des blagues, des craques

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       L'ombre démesurée de leurs silhouettes se projetaient fugitivement sur les parois noires rendues luisantes par les eaux d’infiltration et cette musique monotone de ruissellement étouffait en grande partie le bruit de leurs pas. Ils avançaient lentement, chacun longeant le bord de la voûte, le chien au centre, en avant d’eux de quelques mètres. Parfois, la lumière vacillante d’une des torches faisait sortir l’animal de l’obscurité et l’on pouvait alors apercevoir son ombre d’autant plus menaçante qu’elle était parfaitement silencieuse : Blois n’aurait pas voulu le rencontrer sur un chemin isolé. Par contraste avec le viaduc qu’ils venaient de quitter, le tunnel semblait vide : les seuls débris qui jonchaient le sol par endroits provenaient de la voûte qui, le temps passant, laissait échapper des pierres et de la terre. Au centre, les rails - et les traverses - de plusieurs voies de chemin de fer étaient des pièges à leur progression qu’il fallait absolument éviter d’où leur choix de longer les murs. Il faisait froid, bien plus froid encore qu’à l’extérieur. A l’entrée du souterrain, une abominable odeur s’était manifestée, probablement une bête venue crever dans quelque recoin. Petit à petit, les effluves de la charogne avait fait place à une omniprésente odeur de moisi mais c’était certainement bien préférable. Il s’agissait d’un monde inhabituel et hostile. Comme le reste de la ville, l’impression d’enfermement en plus.

       Camille détestait cette atmosphère confinée. Elle haïssait ces ténèbres sans arrêt repoussées par la lumière de leur torches mais qui, à peine effleurées, se refermaient derrière eux. En dépit de sa chaude parka, de son pantalon de laine épaisse et de ses bottes, elle frissonnait par moments et ce n’était certainement pas de froid. Elle s’obligeait à marcher lentement mais sans hésitation, comme Blois qui progressait sur sa droite. Pourtant, il lui arrivait parfois de lutter contre cette envie terrible de rentrer les épaules et d’accélérer sa marche, de combattre cette idée absurde qu’elle était suivie, que des démons sortiraient peut-être de cachettes secrètes creusées dans les murs dès que le misérable éclairage de leurs torches les rendrait à la nuit. Camille était courageuse : c’était une des rares qualités qu’elle acceptait de se reconnaître, mais cet endroit oppressant, cette obscurité opaque finissaient par l’impressionner. Elle avait hâte d’atteindre l’extrémité du tunnel. Blois lui avait dit qu’ils la verraient de loin comme une tâche de lumière, diffuse tout d’abord puis parfaitement identifiable sous la forme d’un cercle blanc presque parfait. Trois mille pas en tout peut-être…

       La jeune femme ne discutait pas les ordres de ses chefs. Si Lermontov pensait que du danger pour le village pouvait venir de ce lieu, il devait avoir raison. C’était probablement cela la différence entre un chef qui prévoit et un simple soldat comme elle. Elle, elle aurait attendu au village, déjà suffisamment fortifié à son idée, qu’on vienne les attaquer, qu’on cherche à les déloger. D’après elle, à moins de disposer d’une véritable armée regroupant des dizaines et des dizaines de soldats, il était impossible de pénétrer dans le village. Impossible. Mais elle n’était pas le commandant et elle ne comprenait rien à la stratégie. Si on lui demandait d’aider Blois à faire le ménage autour de leur village – c’était l’expression que Lermontov utilisait le plus souvent – eh bien, il n’y avait pas à discuter. Pourtant, que le prix était dur à payer ! Caspienne, Blanche, quelques autres encore, tous ces amis disparus…. Elle ne voulait pas inclure Lydia dans cette liste déprimante. Lydia était trop forte, trop maligne. Ils allaient sûrement la retrouver et elle aurait une bonne explication à leur fournir. Alors, elles riraient à nouveau toutes les deux ensemble. Ce n’était pas possible autrement.

       Serp s’arrêta d’un coup. Les deux humains l’imitèrent presque immédiatement. Le chien grondait légèrement et, à la lumière des torches, on distinguait parfaitement que les poils de son dos s’étaient dressés en une ligne parfaitement noire sur le pelage déjà sombre. Sa queue oscillait lentement et ses yeux étaient fixés sur l’obscurité devant lui. Il y avait quelque chose.

       Blois fit signe à Camille de se rapprocher de son chien et il tira sa dague. D’un geste du bras, il indiqua à la jeune femme de continuer puis moucha sa torche, disparaissant brusquement dans la nuit. Camille, la main droite sur le dos de Serp et la main gauche serrant sa torche haut levée afin d’éclairer un maximum d’espace, avança avec prudence. Elle savait que Blois, derrière elle, dans l’ombre, était prêt à intervenir. Ses interrogations des quelques minutes précédentes étaient oubliées. Elle n’était plus qu’un soldat sur le qui-vive.

       Le souterrain poursuivait un coude léger et, dépassant la courbure de la paroi, Camille eut l’impression de distinguer du coin de l’œil la tant espérée vague luminosité du jour. Mais ce qui attirait à présent son attention était un renfoncement dans le mur controlatéral, une espèce de grotte naturelle ou plutôt de cabane troglodyte indéniablement d’origine humaine. Il s’agissait en réalité d’un poste de sécurité de l’ancien temps mais elle ne pouvait pas le savoir. La porte et la fenêtre du réduit avaient depuis longtemps disparu. Serp s’arrêta face à l’entrée béante et noire, attendant les ordres de sa maîtresse. Camille hésita un bref moment.

              - Avance doucement et éclaire. Je suis juste derrière toi, chuchota Blois.

       La jeune femme ordonna à Serp de ne plus bouger puis elle sortit son poignard et, la main tenant la torche en avant, pénétra précautionneusement dans le local. Une silhouette allongée sur le sol attira d’emblée son attention et elle sut immédiatement qu’il s’agissait de Lydia. Camille s’approcha rapidement d’elle : la jeune femme était étendue, les mains attachées derrière le dos et un bâillon sur le visage. Elle entendit Blois grogner : « Toi, tu restes tranquille ; tu bouges un doigt et je t’explose ! » mais elle était uniquement préoccupée de son amie dont l’état, à la lueur de la torche, était pitoyable. Aux trois-quarts nue, couverte de sang et de terre, Lydia paraissait épuisée. Elle pouvait à peine ouvrir les yeux tant ils avaient été marqués par les coups et son bras gauche était probablement cassé. Une plaie profonde entaillait son sein gauche. Elle essayait de parler mais n’y arrivait pas en raison de ses lèvres tuméfiées. On ne pouvait pas savoir si elle avait des dents brisées. Elle gémit doucement lorsque Camille chercha à lui soulever le tête.

              - Comme on se retrouve ! grommela Blois d’une voix menaçante. Je suis bien content de te revoir, tu sais.

       Il s’adressait à Lime, affalé sur un pauvre galetas dont il ne cherchait même pas à se sauver en dépit de la présence soudaine de ceux qui, à ses yeux, devaient représenter le danger absolu. Lui aussi semblait dans un triste état :  le pantalon couvert de sang en partie coagulé, la bouche ouverte à la recherche d’une bouffée d’air qui ne venait pas, il était, par instants pris de tremblements incoercibles, froid, frayeur ou fièvre, on ne pouvait savoir et, de toute façon, cela n’intéressait en rien Blois. Après s’être assuré qu’aucun danger ne les menaçait, ce dernier, l’œil sévère, s’approcha de Lydia que Camille cherchait à réconforter avec un linge tiré de son sac dorsal et humecté d’eau qu’elle lui passait délicatement sur le visage.

              - Il faut sortir d’ici au plus vite, déclara-t-il. On a récupéré Lydia et c’est l’essentiel. De plus, je suis certain que la petite ordure n’est pas seule. Ils l’ont laissée ici parce que…. Mais ils risquent de revenir. Lydia, je sais que c’est dur mais dis-moi : ils sont combien ? Ne dis rien, montre seulement du doigt… Cinq ? Bien, Allez, davaï, on te sort d’ici maintenant. Je sais que tu es courageuse. On y verra plus clair dès qu’on aura quitté cet endroit dégueulasse.

       Il enveloppa le corps de Lydia avec sa veste, s’empara des vêtements déchirés de la jeune femme qui jonchaient le sol et la prit dans ses bras. Il s’apprêtait à partir quand Camille l’interpella :

              - Et lui, chuchota-t-elle en désignant Lime, on en fait quoi ?

              - Ce que tu veux ! Pour moi, cette charogne est déjà crevée. Mais rejoins-moi vite : j’aurai besoin de la lumière de ta torche…

       Camille resta seule avec Lime. Elle pouvait deviner l’ombre de Serp qui attendait patiemment à l’entrée du réduit. Elle étreignit fermement son poignard dans sa main droite et s’approcha du petit homme. Il gémissait faiblement. Allongé dans une mare de sang, il était pratiquement inconscient. Sa tête allait d’un côté à l’autre et son regard aveugle paraissait suivre des ombres connues de lui seul. Camille leva son arme. Elle savait parfaitement comment se débarrasser une fois pour toutes de celui qui, il y avait quelques semaines, avait tant fait de mal à Blois, et qui, à n’en pas douter, avait à présent martyrisé Lydia. Mais elle ne se résolvait pas à l’achever. Elle lui décocha un coup de pied qui ne le fit même pas réagir. Alors, elle décida de l’abandonner à son misérable sort : d’après elle, il ne serait plus jamais un danger pour personne et c’était bien ce qui importait. Elle se baissa pour ramasser une sorte de tige de fer recourbée à l’une de ses extrémités. Cela ressemblait à une canne mais c’était indéniablement une arme. Peut-être appartenait-elle à l’agonisant ? Elle haussa les épaules avec indifférence et jeta le tisonnier contre le mur du réduit où il heurta la pierre avec un bruit métallique étouffé. Tout cela n’avait plus guère d’importance. Elle siffla Serp et sortit.

       Elle rejoignit Blois rapidement. Son chien trottait à nouveau devant eux mais le tunnel avait changé. La lumière du jour n’était plus qu’à quelques dizaines de mètres et l’idée de quitter enfin l’obscurité fit, en dépit de son angoisse, frissonner Camille de plaisir anticipé. Blois, quant à lui, faillit trébucher avec son précieux chargement mais se rattrapa au dernier moment. Lydia paraissait évanouie, sa tête dodelinant au rythme des mouvements de son porteur. Le soleil subit fit cligner Camille des yeux. Elle faillit éternuer et observa les lieux. En réalité, cette partie du viaduc ressemblait parfaitement à celle qu’ils avaient quittée avant d’entrer dans le tunnel. Les mêmes voies abandonnées aux mauvaises herbes et à de petits arbres dont on se demandait bien comment ils avaient pu grimper jusque là, les mêmes wagons comme dispersés au hasard. Après avoir marché quelques dizaines de mètres, sans même se retourner vers elle, Blois déposa le corps de Lydia sur la plate-forme d’un wagon découvert puis se hissa à son côté. Camille s’empressa de les rejoindre. Blois entreprit de rhabiller sa soldate inconsciente.

              - Laisse-moi faire, Blois, murmura Camille.

       L’homme cherchait à l’aider de son mieux mais on devinait sa maladresse. Blois sauta finalement du wagon et revint presque immédiatement avec plusieurs morceaux de bois. Avec une douceur extrême, il entreprit de faire une attelle à la blessée. La mâchoire serrée et le regard fixe, il entoura son bras avec un chiffon tiré de son sac et qu’il avait déchiré en lambeaux.

              - C’est curieux, Blois, hasarda Camille. Lydia a beaucoup de sang entre les jambes mais elle n’est pas blessée à cet endroit… C’est peut-être pas son sang, continua-t-elle comme Blois ne lui répondait pas. Mais alors, d’où vient tout ce sang ? Je ne comprends pas bien.

             - Je pense que c’est le sang de la petite crapule, répondit enfin Blois.

       Et comme Camille, les yeux levés vers lui, ne semblait pas comprendre, il précisa sa pensée.

             - Hum, voilà, c’est dur à expliquer. Tu le sais bien, Camille, c’est toujours difficile pour une femme de se battre comme un homme, comme un soldat… Parce que… Lydia, un jour, me l’avait expliqué… Elle… Elle craignait toujours de tomber entre les mains d’une ordure quelconque. Et c’est hélas bien ce qui est arrivé… Alors comme elle ne se faisait aucune illusion sur le sort qui lui serait réservé, elle avait décidé qu’elle vendrait chèrement sa peau. Elle avait décidé de faire souffrir celui qui voudrait la violer. Elle m’a expliqué que… Elle avait toujours avec elle un truc, un sorte de machin avec plein de lames de rasoir, des petites lames très coupantes et des sortes de petits grappins minuscules qu’elle avait fabriqués… et même à ce que je sais un genre de poison … tout ça pour mettre au fond de son ventre en cas de problème…

               - Mais comment on fait pour pas se blesser soi-même ? s’étonna Camille.

             -Tu lui demanderas quand elle ira mieux mais tu as pu voir que ça marche plutôt bien… C’est comme ça que je sais que le sang, c’est celui de la petite crapule. J’imagine que le pauvre minable avait pensé profiter de l’absence de ses petits camarades pour… A moins qu’ils lui aient permis de s’amuser avec elle… mais je ne crois pas. Ils la gardaient plutôt comme… monnaie d’échange ou pour nous attirer, je sais pas… En tout cas, la pauvre clamèche a voulu profiter de la situation, profiter d’elle pour... Mauvaise idée qu’il a eue là mais il ne pouvait pas savoir ! Après, il l’a sans doute encore battue mais il perdait trop de sang. Allez, tout ça, c’est trop dégueulasse… Une chose quand même, tu vérifieras tout à l’heure que… que son truc n’est plus en place et… Enfin, tu comprends bien. C’est mieux que ce soit toi qui…

       Il détourna la tête, gêné par sa remarque.

             - Voilà, reprit-il après un petit silence en regardant Lydia. Ça tiendra ce que ça tiendra mais ça devrait aller si on retourne au village assez vite. Allez, rappelle ton chien. On part. On va essayer d’avancer avant que les autres ne s’aperçoivent qu’on est passés par leur repaire.

     

     

       Blois renonça assez vite à sa première idée de confectionner une espèce de brancard pour transporter la blessée : ils auraient été beaucoup trop vulnérables. Il était absolument certain que, fous de rage en s’apercevant de la disparition de leur prisonnière, leurs ennemis se mettraient immédiatement en chasse, pensant à juste titre qu’ils ne pourraient pas aller bien loin avec la blessée. C’est à cet instant que Camille comprit la raison pour laquelle Blois était un des meilleurs miliciens du Village. Contrairement à l’envie immédiate qu’elle avait de fuir aussi loin que possible, Blois les força à revenir sur leurs pas et choisit un wagon de fer situé immédiatement sur la gauche de la bouche du tunnel.

              - Jamais, expliqua-t-il à mi-voix à Camille, jamais ces clamèches ne penseront que nous sommes tout à côté de leur base. Avec un peu de chance même, ils trouveront les taches de sang, là-bas, sur le wagon qui nous a servi à faire le pansement de Lydia et, bien sûr, ils continueront plus loin. Cela veut dire quand même deux choses : que nous ne fassions aucun bruit et je dis bien aucun ! et, deuxièmement, que ton chien ne revienne pas trahir notre présence.

              - Pour Serp, je peux garantir, répondit Camille. Serp ne reviendra que lorsque je l’appellerai.

              - Nous allons nous reposer et surtout permettre à Lydia de reprendre un peu de force. On partira plus tard. A la fin de la prochaine nuit me paraît bien mais ça dépendra surtout des autres…

       Le soleil illuminait le paysage désolé mais, en raison du froid ambiant, il ne chauffait pas vraiment leur wagon. Lydia était allongée contre Blois qui lui humectait le visage régulièrement. La jeune femme avait de la fièvre et elle frissonnait dans son sommeil. Elle geignait doucement par moments et Blois la rassurait alors de la main. Les trois fugitifs avaient de la chance : le vent s’était levé, ce qui expliquait d’ailleurs l’absence de nuages, et en s’infiltrant entre les tôles et les ferrailles disjointes des convois abandonnés, il gémissait parfois à la manière d’une bête malade. De ce fait, les plaintes déjà presque inaudibles de la blessée passaient totalement inaperçues. Camille, au début, avait vécu de longues heures à étudier chaque pierre, chaque tourbillon de poussière, s’attendant à tout moment à voir apparaître les silhouettes de leurs poursuivants. Mais, en dehors des oiseaux et de quelques insectes encore vivants pour la saison, rien ne bougeait et le seul autre être animé qu’elle aperçut fut un grand chat noir qui, sortant lentement du tunnel, fit halte deux à trois minutes pour se lécher les pattes avant de prestement disparaître à nouveau. Lassée, elle se rapprocha de Lydia et s’installa près de son amie pour lui tenir la main, comme le faisait Blois de l’autre côté. Elle laissa errer son esprit sur ses souvenirs du Village et même sur le temps d’avant, ce qui ne lui était pas arrivé depuis longtemps. Elle avait certainement la nostalgie de ce temps-là, lorsque tout était plus simple et qu’il suffisait de se cacher derrière un mur ou dans une futaie pour échapper à d’éventuels ennemis mal identifiés. Pourtant elle appréciait aussi ce que lui apportait sa nouvelle vie : cette possibilité de partager le fil du temps avec d’autres, certainement la satisfaction d’accomplir une tâche commune mais aussi et sans doute surtout la sensation de représenter une certaine importance aux yeux d’autres êtres qu’elle même. Elle n’aurait pas su dire pourquoi mais elle ressentait profondément que le temps de la solitude était passé pour elle, qu’elle ne pourrait d’ailleurs plus le supporter et que si elle gardait cette nostalgie comme un sourire triste dans son cœur, c’était parce qu’elle savait avec certitude qu’elle correspondait à une époque révolue, celle de son enfance. Elle finit par s’assoupir, détendue, l’âme sereine, en un relâchement de posture qui témoignait de sa confiance. Blois qui l’observait se demandait comment Camille, une toute jeune femme en réalité, arrivait ainsi à oublier le mal ambiant et la désespérance qui planait sur cette terre hostile. C’était peut-être le privilège de l’âge : dans ce cas, Blois se sentait bien vieux et il soupira de lassitude.

       L’après-midi se traînait en longueur. Blois commençait à se demander s’ils avaient bien fait de se cacher dans le wagon. Peut-être les blésines étaient-elles parties pour plus longtemps qu’il n’avait cru ? Peut-être justement était-ce son trop grand souci de précaution qui les conduisait à présent à s’exposer effectivement alors qu’ils auraient pu s’échapper sans crainte dès le début ? Il calcula que, même avec Lydia sur une espèce de brancard de fortune, ils n’auraient guère mis plus d’une demi-journée pour regagner l’aire de protection du village. S’ils étaient partis immédiatement, ils auraient déjà presque quitté le périmètre maudit de la ville. Seulement voilà : comment aurait-il pu le savoir ? Comment anticiper les réactions des autres ? Il se tourna vers Lydia qui paraissait dormir plus calmement. A ce qu’il pouvait savoir, elle ne souffrait pas de dommages trop profonds : en tout cas, ses multiples plaies ne saignaient plus et son bras était bien immobilisé (il avait renforcé le pansement à plusieurs reprises en prenant soin, comme il l’avait lu jadis, de ne pas le serrer trop fort). La douleur qu’elle n’avait pas manqué de ressentir semblait s’être estompée. Restait que son avenir était incertain puisqu’il savait, pour l’avoir vu se produire à plusieurs reprises, que, quelquefois, des dommages plus profonds, insoupçonnés pouvaient apparaître au bout de quelques jours et que dès lors il ne restait pas grand chose à faire. Il soupira et chercha le regard de Camille mais la jeune fille, par un interstice de la paroi d’acier, scrutait encore et toujours l’extrémité du tunnel. Blois passa sa langue sèche sur ses lèvres et balança entre l’idée de boire son restant d’eau ou celle de le garder pour plus tard lorsqu’il sursauta tout à coup. Camille, elle aussi, s’était figée. Au début, ils n’entendirent qu’une espèce de grondement sourd, comme celui que pouvait faire une petite troupe qui marche. C’était incontestablement humain et amplifié par le tunnel. Des voix qui s’interpellent, des jurons, des ordres incompréhensibles. Un homme apparut et s’immobilisa sur le seuil du souterrain, observant attentivement devant lui. De taille plutôt modeste et presque ventripotent il était vêtu d’une sorte de long manteau qui lui tombait jusqu’au bas des jambes et qui, en s’entrouvrant au vent, dévoilait un pantalon de treillis verdâtre et des bottes poussiéreuses et usées. Il était tête nue et portait en bandoulière une sorte d’arc bizarrement compliqué que Blois reconnut comme étant une arbalète. Il se tourna vers l’obscurité du tunnel et fit un bref signe du bras. Les autres sortirent. Quatre silhouettes dont les deux dernières transportaient un volumineux paquet. Tous étaient vêtus de longs manteaux comme le premier ce qui leur conférait une apparence identique, presque militaire. Repoussant nerveusement les deux premiers, celui qui était à l’évidence le chef s’avança et, après un bref regard, ordonna de jeter le paquet sur la droite du tunnel.

              - Alors, voilà c’que j’dis, bande de naves, s’exclama-t-il. D’abord on laisse c’te merde ici. Faut bien qu’y bouffent aussi les dogues.

       Grâce au vent favorable, les voix portaient dans leur direction : Blois et Camille comprenaient presque tout ce que disait l’homme. Le petit groupe, détendu, entourait le paquet qu’ils venaient de déposer et il était difficile d’être certain qu’on avait bien affaire aux amis de la petite crapule. Après tout, toute une faune devait vivre dans cette ville. Comment savoir ?

              - On n’est pas pressé, que j’dis, moi, reprit le chef après quelques instants de silence. J’suis sûr qu’y sont pas loin. D’abord, on regarde si ces toquards sont pas dans la région. Allez, on fouille les wagons. Toi, tu commences là. Toi, ici.

             - Ça sert à rien, Jacmo, contesta une des silhouettes. J’te parie qu’y sont loin. Tu crois pas qu’y nous ont attendus, pas vrai ?

             - Ta gueule, Pluto ! D’puis quand qu’tu discutes les ordres, maintenant ?

             -  En plus, l’as raison, Jacmo, sont pt’êt pas aussi loin qu’on croit, les gusses.

       La dernière voix à prendre la parole était celle d’une femme. Blois sentit Camille se raidir un peu plus. Il fit immédiatement le rapprochement avec la femme dont lui avait parlé la jeune fille, celle qui l’avait traqué quand il était à moitié inconscient lors de leur dernière visite à la ville. Lui ne l’avait jamais entendue mais Camille l’avait écoutée donner ses ordres et s’emporter devant l’absence de réussite de ses recherches. Bon, ils étaient à présent renseignés : comme Blois s’y attendait depuis qu’ils avaient retrouvé la petite crapule sur leur chemin, il s’agissait bien des mêmes gens, des mêmes salopards. Le groupe se sépara. Deux des silhouettes s’avancèrent dans la direction de leur wagon. Trois, peut-être quatre autres voitures à explorer et les deux crapules feraient coulisser leur porte. Etre prêts à leur sauter dessus dès l’irruption du jour. Qu’ils n’aient pas le temps de les situer. Blois échangea un bref regard avec Camille et sortit sa dague à longue lame. Avec l’effet de surprise peut-être… Ensuite, évidemment, il resterait à gérer les autres… Un cri arrêta la marche des deux hommes qui se retournèrent d’un bloc. Un des autres était revenu sur ses pas et criait.

              - Quoi encore ? hurla un des deux hommes.

             - Sont là, que j’te dis. Les a trouvé le Jacmo ! Vous v’nez ou merde ?

       Au grand soulagement de Blois, les deux silhouettes dirent demi-tour en courant et bientôt, par l’interstice de la paroi, ni Blois, ni Camille ne purent voir quoi que ce soit. Le silence était retombé. Blois se pencha vers sa soldate.

             - Ces crevures ont dû trouver les taches de sang. Je te parie qu’ils doivent maintenant cavaler après nous… de l’autre côté. On a eu raison d’attendre.

    Camille approuva silencieusement mais déjà Blois poursuivait doucement.

            - On a gagné un peu de temps mais il ne faut certainement pas s’endormir… J’ai un peu réfléchi. Voilà. Impossible de transporter Lydia à deux. Même avec le chien… Il nous faut du renfort. Tu vas donc aller chercher du monde au village… En faisant attention de ne pas t’exposer, tu devrais être là-bas à la fin du jour. Ensuite, pas de problème. Lermontov donnera assez de soldats pour que les autres vous laissent tranquilles et vous serez de retour une fois le soir complètement tombé, mettons… voyons… au plus tard deux ou trois heures, heu… la moitié du soir après le début de la nuit mais…

       Blois avait surtout parlé pour lui-même et Camille avait parfaitement suivi son raisonnement. Il se tourna vers elle.

             - Mais… Ca m’ennuie de t’envoyer seule avec cette racaille qui fouille les environs… Pourtant, on n’a quand même pas le choix.  Il faudra que tu repasses par le tunnel. Avec ton dogue, ça devrait aller. Ensuite, un grand mouvement tournant pour te remettre dans l’axe du village. Et c’est là qu’il te faudra être particulièrement vigilante car les autres savent bien… Quoi ?

       Camille avait saisi le bras de son chef afin d’attirer son attention. Elle lui désigna l’entrée du tunnel. Profitant de la disparition apparente des humains, deux chiens s’étaient approchés du paquet abandonné près de l’entrée du tunnel. Ils s’étaient mis à le renifler puis avaient brutalement fait un saut en arrière en grognant. A présent, ils tournaient autour avec méfiance. Un troisième chien fit irruption à côté des deux autres et se mit à tourner avec eux.

             - C’est la petite crapule, murmura Blois. Ses potes l’ont jeté aux dogues… J’espère pour lui qu’il est crevé…

              - L’est pas mort, Blois, je l’ai vu bouger.

       Blois soupira. Il n’y avait rien à faire. Il se tourna vers Camille mais la jeune fille avait compris. Elle indiqua d’un geste  son sac à dos posé sur le sol.

              - Je pars, Blois, si tu es d’accord. Le plus tôt je… Enfin tu sais. Je te laisse l’eau pour Lydia.

       Avec mille précautions, la jeune fille fit coulisser la porte du wagon. La lumière brutale les éblouit tous les deux. Elle sauta enfin et disparut. Par l’interstice de la cloison, Blois la revit bientôt : elle avançait par petits bonds attentifs. Arrivée à proximité du wagon voisin elle se retourna et gratifia son chef d’un petit signe de la main droite puis se dirigea vers le tunnel dans lequel elle pénétra.  Blois fixait la bouche noire du souterrain sans vouloir détailler la curée des chiens qu’il percevait du coin de l’œil. Au bout de quelques minutes, une ombre surgit qui tétanisa la meute des cinq ou six chiens dépeçant en se chamaillant la masse sombre de Lime. Serp. Le grand animal contourna lentement ses congénères puis entra dans le tunnel. Les autres, assurés d’être laissé tranquilles, reprirent leur repas. Blois laissa filer quelques secondes supplémentaires puis se détendit enfin. A présent que Serp l’avait rejointe, il était sûr que, flanquée de cet incorruptible compagnon, Camille réussirait à passer.

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          L'herbe humectée de rosée chatouillait malicieusement le visage de Camille au point que la jeune femme dut suspendre son mouvement pour se concentrer sur son envie d’éternuer. Bloquant sa respiration et fronçant désespérément son visage dans une grimace qui n’arrivait pas à l’enlaidir, elle parvint à grand peine à contenir l’impérieuse sensation venue du plus profond d’elle-même. Apaisée, elle reprit sa reptation, les yeux fixés sur le muret à quelques mètres en contrebas. Le vague tumulus à franchir, l’arbre à contourner et elle pourrait attaquer l’ennemi qui l’attendait, mais par l’autre côté de la pente, un ennemi qui devait se demander où elle avait bien pu passer. Elle ne lui laisserait pas le temps de se ressaisir et fondrait sur lui comme elle l’avait vu faire des oiseaux de proie : silencieuse et implacable. Adossée à l’arbre, après quelques secondes d’immobilité absolue, elle serra nerveusement son poignard et s’apprêta à bondir. Elle sentit le déplacement d’air avant de voir la silhouette qui lui tombait dessus. Elle voulut se redresser mais l’ombre l’écrasait à présent au sol sans qu’elle puisse faire le moindre mouvement et elle sut qu’elle avait perdu.

              - Bien essayé mais un peu court, ma petite !

        La silhouette relâcha son étreinte et Camille put se redresser, écumant intérieurement de rage mais souriante néanmoins. Lydia lui tendit la main pour l’aider à  retrouver son équilibre.

              - Je te signale qu’avec un vrai ennemi, tu aurais déjà la gorge tranchée. Ou pire, va savoir, ajouta la jeune femme qui, pourtant, ne paraissait pas particulièrement satisfaite de son succès.

           Elle devait peut-être s’en vouloir de n’avoir réagi qu’au tout dernier moment mais c’était difficile à affirmer tant il était en définitive compliqué de deviner ce qu’elle ressentait vraiment. C’était d’ailleurs cette faculté si particulière de prendre du recul par rapport aux situations, ce talent certain pour ne jamais donner l’impression de s’impliquer personnellement, que Camille commençait à apprécier chez elle. Elle admirait ce détachement, peut-être feint, et cherchait souvent à le copier. Camille inclina la tête sur le côté gauche, ses yeux gris à demi cachés par sa chevelure blonde, dans un geste inconscient que tous les habitants du Village avaient appris à connaître.

              - Bravo, Lydia, je n’ai rien vu venir. Tu étais dans l’arbre et Camille… Je te croyais plus bas, bien plus bas. Tu es très forte.

            - Ben non, pas tant que ça, tu vois. Parce que tu t’es approchée vraiment très près de nos lignes. Une véritable couleuvre, je dois bien le reconnaître…

              - Match nul, donc, si je comprends bien.

         La voix douce de l’homme fit sursauter les deux jeunes femmes et elles se retournèrent d’un bloc.

              - Blois ! Alors, c’est que ça va mieux si tu viens assister à nos petits entraînements, s’exclama Lydia.

         Elle s’approcha de lui, qui les regardait avec attention sans doute depuis plusieurs minutes, et lui caressa le bras pour se convaincre de sa guérison. Camille, immobile, était heureuse de retrouver son chef à l’air libre, après toutes ses journées de convalescence. Elle se sentait d’une certaine manière responsable de l’homme et de sa résurrection car, à n’en pas douter, c’était bien grâce à elle qu’il s’était tiré du mauvais sort que lui réservait la ville. Lui revinrent fugitivement en mémoire les longues heures passées à son chevet lorsque, brûlant de fièvre, il délirait dans le sous-sol de l’immeuble. Puis le retour au village en traversant cette campagne de tous les dangers. Curieusement, Camille n’avait jamais douté du succès de leur entreprise et c’est seulement une fois à l’abri, face aux questions des autres – et à leur admiration – qu’elle avait compris la chance qu’ils avaient eue. Pour le coup, elle avait été définitivement admise au sein du groupe si fermé des soldats du village. Bien entendu, on l’avait félicitée – Lermontov le premier – pour son dévouement et sa clairvoyance et on avait voulu y voir la marque d’un remarquable soldat, ce qu’elle était peut-être, encore qu’elle en doutât. Pour la jeune femme, il s’agissait en fait de bien plus : Lydia lui avait finalement confié la mission difficile de rapatrier son chef tandis qu’elle s’évertuait à retrouver les autres et pour rien au monde Camille n’aurait souhaité la décevoir. C’était aussi simple que cela. Au bout du compte, elle avait compris que l’opération de nettoyage de la Ville, malgré quelques prises intéressantes, n’avait été qu’un demi-succès puisqu’on n’avait jamais réentendu parler du petit groupe de sauvages qui avait pris en chasse Blois et son groupe. Ceux-là, on aurait pu croire qu’ils s’étaient évanouis dans la Nature, remettant certainement à plus tard le soin de régler leurs comptes. Bien qu’on n’en ait pas reparlé, cette simple menace lui faisait comprendre que l’histoire n’en resterait pas là.

         Camille avait changé. Elle le savait et tous les autres s’en étaient rendu compte. Quoique, d’une certaine façon, elle soit en partie restée la fille sauvage des débuts, elle se tenait à présent moins à l’écart de la vie du village et, si elle parlait peu, on pouvait deviner qu’elle n’était plus hostile. Elle s’intéressait aux problèmes de la vie quotidienne, n’hésitait jamais à aider quand cela lui était possible et allait même jusqu’à faire quelques suggestions de bon sens qu’on accueillait toujours avec une surprise satisfaite. Si elle restait en grande partie imprévisible, elle ne mettait plus mal à l’aise ses interlocuteurs, ce qui était un progrès remarquable. Elle vivait avec bonheur sa liberté revenue et n’hésitait pas à explorer la campagne avoisinante, certaine de ne plus être suivie, retrouvant ainsi tous ses automatismes. Pour elle aussi, il s’agissait d’une véritable résurrection.

     

     

         L’air soucieux, Blois venait de pousser la porte presque brutalement et Camille sursauta. La jeune femme était allongée sur son lit, dans la grande pièce qui lui servait de chambre qu’elle partageait avec quatre autres soldates et, sans se lever, s’appuyant sur son coude droit, elle se tourna vers son chef, intriguée. Mais Blois n’entrait pas. Il laissait errer son regard sur les lits impeccablement tirés au cordeau, sur le mobilier sommaire et parfaitement rangé qui représentait toutes les possessions des jeunes femmes. Puisque Camille était présentement la seule occupante des lieux, c’était elle assurément que Blois cherchait, aussi resta-t-elle immobile et silencieuse. Les yeux de l’homme se posèrent enfin sur la jeune fille. Il eut un sourire fugitif avant de s’approcher.

              - Je n’ai pas de bonnes nouvelles, jeta-t-il, avant de lancer sur le lit une sorte de médaille dont l’éclat brilla fugitivement dans le soleil de l’après-midi avant de s’éteindre en s’immobilisant. Tu la reconnais, n’est-ce pas ?

                - Le porte-bonheur de Caspienne.

              - Talion l’a ramené de sa mission d’observation dans la ville. Il l’a trouvé sur un jeune mec qu’il a surpris dans une ruine. Mauvais présage. Nous savons tous que Caspienne ne s’en serait jamais séparé vivant.

         Camille revoyait parfaitement le grand soldat jouant machinalement avec son médaillon qu’il prenait bien soin, chaque fois qu’il était en opération, de renfoncer dans son col. Mon identité personnelle, se plaisait-il à rappeler. Ce médaillon et moi, on est marié à la vie, à la mort. C’est ma femme qui me l’a offert, il y a bien longtemps, avait-il confié lors d’un de ses rares moments d’intimité, et on m’enterrera avec.

         Blois reprit pensivement le petit bijou et le fit jouer quelques instants dans le creux de sa main avant d’ajouter :

              - Lermontov est d’accord pour envoyer un commando dans la ville, pour savoir ce qui est arrivé à Caspienne. J’estime que c’est à moi d’en avoir le cœur net et il est d’accord. Alors, voilà ce que j’ai décidé : je pars avec Lydia et Blanche. Il reste un soldat à choisir et je veux savoir si tu es d’accord pour nous accompagner…

                - Je suis d’accord, évidemment. Mais, toi, tu penses que tu pourras…

              - Moi, ça va maintenant, répondit Blois en jetant sans s’en rendre compte un bref regard à son bras convalescent. Je sais que je suis à nouveau opérationnel. On partira demain soir pour arriver là-bas dans la nuit. C’est le meilleur moyen pour s’approcher sans être repéré trop vite.

         Devant le silence de la jeune femme, Blois se dirigea vers la porte.

              - Le dogue ? murmura Camille.

              - C’est une bonne idée. Mais tu devras le surveiller avec soin. Les autres le connaissent à présent.

         Blois referma la porte doucement. Le dogue peut nous être utile, pensait-il. De toute façon, la jeune femme ne s’en séparait jamais quand elle quittait le village.

     

     

        La ville à nouveau mais une ville différente de leur dernière visite. Si, ça et là, quelques restes d’une neige abîmée s’accrochaient encore à certains reliefs, ce n’était certainement plus l’implacable pelisse glacée qui s’étendait alors sur les terres. Le ciel, dégagé toute la journée, allié à un semblant de douceur de l’air, apportait comme un trompeur avant-goût de printemps auquel il eut été fou de se fier. Il ne s’agissait certainement que d’un répit, tous le savaient, puisque la saison froide était loin d’être finie. La ville avait de nouveau réapparu dans sa décrépitude qui n’arrivait pourtant pas à faire oublier sa gloire de jadis. Par endroits, on pouvait encore percevoir sa puissance, celle d’un temps où les hommes avaient su s’imposer à une Nature soumise à contrecœur. Ce temps était révolu. A présent, la ville avait échappé aux hommes et ne vivait plus que pour elle. Elle n’en était que plus dangereuse et exhalait à présent toute sa capacité de nuisance.

        Le petit groupe avançait lentement dans l’obscurité naissante du crépuscule, envoyant constamment l’un d’eux en éclaireur quelques dizaines de mètres en avance, jamais le même. Il ne s’agissait plus de ratisser en se montrant au grand jour pour faire fuir la racaille qu’on rabattait. Outre la recherche de Caspienne, Lermontov, après avoir longuement hésité, avait finalement assigné au groupe de Blois une tâche autrement dangereuse, celle de pousser une reconnaissance, la plus discrète possible, pour évaluer le potentiel agressif – et surtout l’état d’organisation – des éléments hostiles qui ne devaient pas manquer de pulluler dans les ruines immenses. On ne devait en aucun cas se faire repérer, seulement observer, avait ajouté Lermontov. Cette mission n’avait qu’un seul but : préparer une opération de grande envergure, certainement mieux organisée que la précédente. On aurait pu commencer par ça, avait pensé Blois qui s’était bien gardé d’en faire la remarque au Commandant. Bien entendu, s’ils rencontraient la petite canaille et ses acolytes… Lermontov n’avait rien ajouté mais Blois avait très bien compris. D’ailleurs, livré à lui-même dans cette jungle, il était bien décidé à accomplir ce qu’il croyait juste. Sans désir de vengeance, quoique… Plus simplement parce qu’il était impossible de laisser le village à la merci d’une telle menace.

       Le soldat qui avait retrouvé le médaillon de Caspienne - par chance quelqu’un qui avait quelques rudiments d’écriture, une sorte de lettré pour cette époque - avait griffonné un vague croquis qui servirait de point de départ. Pour le reste, Blois s’en remettait à leur expérience de ce type de situations… et au hasard. La nuit, la patience, une observation sans faille de la topographie et des éventuelles traces d’occupation humaine étaient tout ce dont il avait besoin. Il avait même demandé à Camille d’éloigner son chien qui devait probablement chasser à quelques centaines de mètres de là.

       Blois attendit que son éclaireur – Lydia – revienne de son embryon d’exploration avant de désigner d’un geste furtif un pont qui enjambait la rue jonchée de gravats qu’ils remontaient. Les quatre villageois s’approchèrent avec précaution de l’ombre encore visible du bâtiment et, après une inspection attentive, décidèrent de sa relative sécurité.

              - On va s’installer là pour la nuit, murmura Blois, mais je veux qu’on surveille à deux. De chaque côté. On se relaiera toutes les deux heures. On mange quelque chose mais silence maximum.

        Ils se débarrassèrent avec satisfaction de leurs sacs à dos, évidemment encombrants mais sans lesquels ils n’auraient pu progresser aussi loin. Deux par deux, ils se partagèrent du pain et du lard, provisions obligées, qu’ils mâchèrent lentement en s’aidant de l’eau de leurs gourdes. La nuit était tombée sur les ruines et l’obscurité était presque totale, le silence pesant. Par moments un croissant de lune ventru transparaissait au travers de nuages hauts, tandis que, ailleurs, quelques étoiles rappelaient furtivement au petit groupe le ciel de leur village. Pour le reste, tout était différent : les ombres noires qui les entouraient, les bruits épars et jusqu’aux odeurs qui trahissaient l’inconnu et le danger. Un endroit froid et hostile. Camille, qui n’était pas de surveillance, finissait tranquillement son maigre repas en observant avec curiosité les murs qui l’entouraient. Blois la tira de son observation en lui chuchotant :

              - Nous sommes sous un pont. Dans l’ancien temps, il y avait des sortes de charrettes accrochées ensemble qui passaient dessus pour transporter les gens et les choses. On appelait ça le chemin de fer parce que les roues de ces charrettes, de ces … carrioles étaient guidées par de grandes barres de fer sur le sol, deux lignes parallèles qui…

               - Et les bêtes… Comment elles pouvaient…

              - Pas de bêtes. Ces voitures roulaient toutes seules. Par une force créée par les hommes qui s’appelait l’électricité… Tu sais la même que celle dans les vieilles lampes que je t’ai montrées et qui du coup s’allumaient et éclairaient bien plus que nos bougies…

       Mais il s’agissait de notions trop étranges, trop abstraites pour la compréhension de la jeune femme et Blois abandonna brusquement ses explications pour revenir à sa surveillance. Ce n’était, il le savait, que partie remise car quelque chose en lui le poussait, chaque fois qu’il le pouvait, à expliquer le monde d’avant à Camille. Il le faisait sans arrière pensée, simplement parce qu’il devinait que la jeune femme était intéressée et qu’il pressentait qu’elle pouvait comprendre. Elle lui avait avoué un jour que ses parents lui avaient appris la lecture quand elle vivait encore avec eux. Par la suite, elle n’avait jamais omis d’entretenir cette faculté, inutile en apparence dans son petit monde au jour le jour, au moyen de l’unique document dont elle disposait : un petit traité de botanique, presque illisible d’avoir été tant feuilleté, dont le contenu corroborait ses observations de la nature. Ce premier apprentissage témoignait de la bonne volonté de la jeune femme, de son désir de comprendre et donc de son aptitude à pouvoir sortir de la vie aliénante du présent immédiat. Peut-être aussi un espoir pour Blois de rencontrer enfin quelqu’un avec qui communiquer dans ce monde de l’esprit qui comptait tant pour lui, quelqu’un avec qui parler de tout ce qu’on ne voyait pas.

         Blois venait à peine de s’endormir à l’issue de son tour de garde – c’est en tout cas l’impression qu’il en eut – lorsqu’il sentit qu’on le tirait doucement mais fermement par la manche gauche de sa parka. Immédiatement alerté, il se releva vers Camille penchée sur lui. La jeune femme chuchota à son oreille :

              - J’ai vu quelque chose bouger juste devant les grosses pierres, là, devant…

              - Ton dogue ? demanda Blois, immédiatement conscient de la stupidité de la remarque. Serp, libéré par sa maîtresse pour la nuit, devait être en train de fureter dans les ruines mais jamais Camille n’aurait pu le confondre avec quoi que ce soit.

               - Autre chose, répondit-elle.

       En raison des nuages qui masquaient par moments la lune, on ne voyait faiblement que par intermittence et pas au delà des quelques mètres de part et d’autre du pont. Blois eut beau écarquiller les yeux, il ne remarqua rien de particulier : toujours les inévitables gravats jonchant le sol inégal et les ombres vagues des constructions alentour mais il restait certain que Camille avait réellement perçu quelque chose. Un dogue errant ? Un autre animal ? Ou bien un humain, forcément de la racaille, clamèche ou blésine ? Alors, bouger ? Attendre ? Ce n’était pas l’habitude de Blois et de ses soldats, réputés pour leur mobilité… Bouger ! Le plus vite possible.

              - Il faut dégager d’ici. Camille et moi, on va voir ce que c’est, décida Blois. Lydia, Blanche, vous attendez un petit moment – vingt fois dix bruits du cœur environ – pour être sûrs et vous nous rejoignez. On prend nos sacs. On sera dans la rue, contre le mur de droite, à trois jets de pierre. Davaï !

       Blois profita de l’obscurité totale pour avancer, de l’autre côté de la rue, vers la maison de coin identifiée à la lumière de la lune deux minutes plus tôt. Contre le mur de l’immeuble presque intact, il attendit quelques secondes puis, certain de la présence de Camille, il entreprit de progresser dans la rue, adossé au mur, en direction de l’enchevêtrement de pierres et de branchages devant lequel son soldat avait cru voir bouger quelque chose. Collé contre la pierre, il attendait que la chape de nuages s’étiole quelque peu, autorisant une luminosité sourde qui lui permettrait d’identifier vaguement son environnement immédiat. Il marchait lentement, extraordinairement attentif à ne buter sur aucun obstacle, le regard à la recherche constante du moindre mouvement, l’oreille à l’écoute du plus petit bruit. L’obscurité était profonde et le silence total, à l’exception des quelques raclements de pierraille qu’ils ne pouvaient éviter et du miaulement sourd du vent qui venait de se lever. Brusquement, tel un coup de tonnerre dans cette tranquillité glacée, le sifflet bitonal retentit, aussi proche que s’il avait été juste derrière eux. Blois se pétrifia deux à trois secondes puis saisit le bras de Camille et, sans prononcer le moindre mot, lui intima l’ordre de faire demi-tour. Ils retrouvèrent Lydia près du pont.

              - Blanche ! murmura-t-elle. Il était derrière moi puis… quand je me suis retournée… Rien entendu. Rien ! J’ai voulu commencer à le chercher mais dans cette saloperie de nuit… rien.

       Les trois soldats fouillèrent les alentours sans trop s’écarter du pont et sans se séparer. Blanche restait introuvable. C’est en revenant vers l’arrière du pont, à un endroit où l’espèce de trottoir faisait un coude, que Blois faillit s’étaler sur un liquide poisseux. Il toucha immédiatement du doigt la flaque large et noire à la lueur lunaire et la porta à son nez.

              - Du sang, chuchota Camille qui avait réagi de la même manière, beaucoup de sang…

       Blois saisit Lydia par sa manche droite et l’attira vers lui. Camille comprit plus qu’elle ne vit son chef lui faire signe de se rapprocher également et elle se pencha vers eux. La voix de Blois n’était qu’un murmure infime, presque une prière.

           - Ils sont au-dessus… Sur le pont au dessus. C’est forcément ça. Autrement, on les aurait rencontrés… forcément. C’est comme ça qu’ils ont pris Blanche. Sur le pont.

              - Ils venaient peut-être de l’autre côté, hasarda Lydia.

       Blois secoua négativement la tête. Il n’aurait pas su dire pourquoi mais il était persuadé que leurs ennemis invisibles étaient sur le pont, au dessus d’eux. Il passa en silence son avant-bras droit sur son visage, comme pour chasser une angoisse, puis poursuivit :

              - On ne peut pas laisser Blanche comme ça même si… Pourtant, il faut nous séparer… trouver un moyen de grimper là-haut… chercher. Lydia, pars de ce côté et nous on va de l’autre. On suit le mur et, dès qu’on peut, on grimpe. Fais attention, Lydia, de ton côté, je le sais, il y a un tunnel : tu n’y entres pas ! Trop dangereux pour un seul soldat… Tu dois monter sur la voie avant le tunnel, tu reviens vers nous et on se retrouve. C’est le seul moyen de coincer la racaille et de retrouver Blanche…. Il faut absolument qu’on les coince, ces clamèches…

              - C’est peut-être qu’un seul, chuchota Camille.

              - C’est peut-être qu’un seul, oui… lui répondit Blois. On peut pas savoir. Faudra être très très vigilants. Surtout toi, Lydia, qui sera toute seule. Au moindre problème, tu siffles, c’est tout. Surtout, tu n’interviens jamais seule : tu nous attends, comprendo ?

              - Affirmatif, murmura la jeune femme.

       Sac au dos, elle s’était déjà fondue dans la nuit soudain noire de la lune cachée par les nuages. Blois retint Camille par la main et demanda :

              - Il faudra que tu rappelles ton dogue mais pas maintenant… les autres écoutent sûrement s’ils sont encore là… Et il faut qu’ils soient là, je le veux.

       Camille examinait la direction dans laquelle était partie Lydia. Un bref moment, la lune éclaira l’endroit et il lui sembla apercevoir la silhouette de son amie longeant le mur du viaduc. Une impression fugitive et irréelle. Blois lui toucha l’épaule pour signifier leur départ et elle sut qu’il avait également aperçu la fragile silhouette. Ils ramassèrent leurs sacs dissimulés quelques minutes plus tôt derrière le tas de pierres qu’ils avaient choisi pour camp de fortune – Blois avait l’extraordinaire sensation que c’était des heures auparavant – et se mirent en marche dans le grand silence de la nuit. Après quelques pas, Camille fit inconsciemment un détour pour éviter le sang et Blois hocha la tête. Quittant l’abri du mur contre lequel ils s’étaient appuyés, ils s’avancèrent à découvert pour passer à la hauteur du pont. Il n’y avait personne que le vent et l’obscurité. De l’autre côté, leur progression le long du mur du viaduc fut difficile tant un incroyable amoncellement de débris divers en encombrait la base, pierres, morceaux de bois ou poutrelles de fer, fils électriques dont depuis longtemps on avait oublié à quoi ils avaient bien pu servir, vieilles carcasses de véhicules battues par les pluies, constructions d’origine indéterminée aux trois quarts éboulées, tout un monde de pièges et de chausse-trappes qu’il fallait contourner ou escalader dans un silence complet. Par moments, au sortir de l’obscurité qui les entourait, la lumière, presque comme en plein jour, illuminait brièvement leur chemin et blessait les yeux. On pouvait alors avancer un peu plus vite mais la noirceur revenait ralentir la progression. Chaque raclement, chaque craquement d’éboulis suspendait les mouvements et il fallait avec encore plus d’attention observer la nuit. Blois avançait deux pas en avant de Camille et, chaque fois qu’un faible halo le permettait, il levait les yeux vers le sommet de cette muraille de pierre d’où à chaque instant pouvait descendre la mort. Ce fut la jeune fille qui, la première, repéra l’escalier. Elle toucha de l’index l’épaule de son chef et le lui désigna. Il hocha la tête. Prudemment ils s’avancèrent jusqu’aux marches de pierre qui, heureusement, paraissaient encore en très bon état. On pouvait même apercevoir une rambarde de fer qui protégeait la partie haute de l’escalier. Ils montèrent sans difficulté. En haut, sur le terre-plein, on y voyait mieux, certainement parce que l’espace était dégagé. Même lorsque la lune était cachée, on distinguait une vague grisaille qui permettait, sinon de comprendre l’exacte distribution du lieu, du moins de pouvoir approximativement se repérer. Blois se pencha vers sa soldate.

              - On va attendre ici un peu afin peut-être d’entendre venir les autres s’ils sont encore là. Si rien ne se passe, on ira à la rencontre de Lydia. Toi, tu prendras ce côté, moi l’autre. Normalement si on progresse à la même vitesse, on ne se perdra pas de vue.

       Camille hocha affirmativement la tête. Tous deux étaient aplatis contre le sol et, parfaitement immobiles, se fondaient complètement dans l’environnement. Blois chercha à anticiper leur prochaine reconnaissance. L’ouvrage de l’ancien chemin de fer, en réalité un viaduc qui traversait cette partie de la ville, s’étendait devant eux sur un ou deux kilomètres avant de se poursuivre par un tunnel. Ça, Blois le savait d’une précédente expédition. Le tunnel, pas question de s’y risquer. Trop dangereux. Trop d’inconnu. Depuis le pont, ils avaient fait environ trois cent mètres et il espérait que, de son côté, Lydia avait pu trouver un moyen d’accéder pas trop éloigné. Avant le tunnel en tout cas. Il prévoyait qu’elle n’avait pas dû s’écarter de plus de cinq cents mètres mais cinq cent mètres, c’était de toute façon bien au delà de ce qu’il pouvait voir ou même deviner ! Blois se forçait à compter en mètres, l’ancienne unité, parce que c’était ce que voulait Lermontov et ce qu’il avait lu dans les livres. On avait même conservé, bien en vue dans la salle de conseil du Village, une ancienne toise et quelques mesures en centimètres pour les grandes occasions, lorsque qu’il fallait obtenir un total précis. Mais, là-bas, dès que le Commandant avait le dos tourné, tout le monde se remettait à compter en pas pour les distances moyennes et en pieds pour les petites mesures. Blois, à chaque fois, se forçait à une traduction mentale : dans sa tête, un mètre valait à peu près trois pas et un pas deux pieds… C’était la même rengaine pour les unités de temps dans un monde forcément dépendant du rythme du soleil et, d’ailleurs, il lui arrivait… Il secoua soudain la tête comme pour se sortir d’une torpeur qui l’envahissait. Je vais mal, pensa-t-il, qu’est-ce que c’est que toutes ces foutaises d’unités de compte qui m’occupent le crâne alors que la situation est plus que difficile ? Ce n’était pas la première fois que, dans des circonstances similaires, son esprit essayait de s’échapper. Comme s’il avait voulu être ailleurs. S’évader pour de bon. À cet instant précis, c’était certainement le moyen d’oublier l’angoisse qui le taraudait de se savoir si vulnérable sur cette espèce de talus ouvert à tous les vents, avec ces racailles qui les entouraient, qui les observaient  peut-être… Déjà, Blanche, le fidèle soldat, qu’il n’espérait plus revoir vivant. Qui après ? Jusqu’à quand cette folie ? Pourtant, ce n’était pas le moment de se laisser aller à cette forme de découragement. Il avait encore tant de travail devant lui et il avait charge d’âmes ! Il regretta tout à coup d’avoir laissé Lydia partir seule. Il ne doutait pas de sa grande valeur et de son courage mais seule… Et seule contre qui, en réalité ? C’était sans doute cela, le pire : s’affronter à une menace invisible. Aurait-il fallu attendre le jour ? Mais alors Blanche… Pour échapper à  ses questions sans réponses, Blois toucha de la main la veste de Camille et lui fit signe qu’il s’engageait de l’autre côté des voies de chemin de fer dont on devinait entre les mauvaises herbes la rectitude fragmentaire. Courbé en deux, il se dépêcha de se mettre en position puis leva le bras gauche. Il observa avec satisfaction que, de l’autre côté, l’ombre noire de Camille se mettait en route en même temps que lui. Blois avançait lentement, demi courbé, mais, même ainsi il avait l’impression d’être une cible qui, d’en bas, risquait de se détacher par moments sur fond de lumière crépusculaire. Il était toutefois peu probable qu’on le vise de si loin et dans cette obscurité, puis il repensa à la flèche qui avait tué l’homme durant l’interrogatoire, des semaines auparavant, et à celle qui l’avait atteinte, lui. Il frissonna et, d’un infime claquement de doigt, il attira l’attention de Camille qui s’immobilisa. Il attendit que la Lune se montre entre deux nuages et lui désigna les rails au centre du viaduc avant de commencer à s’en rapprocher. La jeune fille l’imita immédiatement. Ils avançaient lentement, s’arrêtant souvent à l’écoute d’un bruit suspect. Bientôt, ils dépassèrent le pont sous lequel ils avaient campé et des environs duquel Blanche avait disparu. Rien ne bougeait et, hormis les habituels bruits de la ville et du vent, on ne pouvait distinguer quoi que ce soit de particulier. Blois hésita. Si Lydia n’était pas encore là, cela voulait dire qu’elle n’avait pu grimper sur le viaduc que bien plus loin qu’il l’avait espéré. Et cela voulait aussi dire qu’il était toujours possible de rencontrer la racaille. Il décida d’attendre quelques minutes puis, rien ne bougeant, signifia à Camille de reprendre leur route. Devant eux, le paysage fantomatique commençait à changer. Le viaduc s’élargissait, les voies devenant plus denses. De grosses masses noires se devinaient sur les rails jusque là abandonnés aux seules herbes folles et à quelques arbustes. Blois savait qu’il s’agissait de wagons, ultimes témoignages immobilisés à jamais de ce qui avait jadis été un va et vient permanent. Il fit signe à sa compagne de poursuivre. Bientôt les voitures de trains devinrent plus nombreuses et il perdit Camille de vue de plus en plus souvent. Il profita d’un espace vide presque miraculeux entre deux convois pour se rapprocher d’elle.

              - On va s’arrêter un petit peu plus loin et on attendra Lydia. Il faut bien qu’elle revienne vers nous à un moment ou à un autre… Bien entendu, toi, tu n’as rien remarqué de spécial ?

       Et devant la réponse négative, il haussa les épaules. Il n’aimait décidément pas ça.

       Ils reprirent leur route mais au bout de quelques dizaines de mètres, alors que les silhouettes des wagons se raréfiaient et s’éparpillaient, la lune soudain les confronta à l’entrée du tunnel, bien plus près que l’avait anticipé Blois. Il fit un signe à Camille qui vint silencieusement se ranger à ses côtés. Blois était désorienté. Il saisit sa compagne par sa manche droite pour l’attirer à l’abri d’une vieille voiture de train dont le bois, à moitié pourri et écroulé, faisait comme un rempart devant la bouche béante qui se dressait face à eux. Il cherchait à réfléchir, à assimiler la situation, à intégrer cette nouvelle donne puisque rien ne semblait se passer comme il l’avait prévu. Il comprenait qu’il était à présent impossible que Lydia soit au devant d’eux : jamais elle ne se serait engagée dans le tunnel. Pas seule et pas de son plein gré, en tout cas. Fallait-il en déduire qu’elle aussi, comme Blanche, avait été capturée par les clamèches ? Ou bien n’avait-elle tout simplement pas pu trouver le moyen de grimper sur le viaduc ? Blois qui la connaissait bien en doutait absolument ; au pire, elle aurait fini par escalader la paroi de pierre qui n’était pas si haute, d’autant que de nombreux monticules de débris en diminuaient la difficulté d’accès. Non, la vérité était ailleurs : où, pour une raison inconnue, elle avait continué à longer l’ouvrage pour le retrouver au delà du tunnel mais dans quel but ? ou bien ils s’étaient croisés sans se voir. Rien qu’en y pensant, Blois comprenait toute l’absurdité de l’idée : un, à la rigueur, mais trois soldats comme eux, constamment sur leurs gardes, n’auraient pu se tromper à ce point… Il était donc probablement arrivé quelque chose à Lydia… Ce qui le rendait malade d’angoisse. Les nuages se faisaient de plus en plus rares et, par voie de conséquence, la nuit plus claire. D’ailleurs, le petit matin ne devait pas être loin puisque Blois avait l’impression de voir s’éclaircir le ciel sur l’horizon des toits, vers l’est, mais c’était peut-être la fatigue, le manque de sommeil et le stress qui trompaient son esprit. De plus, le froid s’intensifiait et si Camille ne donnait aucun signe de lassitude, il décida qu’il valait mieux pour eux se mettre à l’abri et chercher à se reposer : de toute manière, qu’auraient-ils bien pu faire, hormis revenir en arrière ou s’avancer dans la gueule noire du tunnel, deux éventualités à proscrire pour l’instant ?

              - On va se reposer une heure ou deux, chuchota-t-il. Là, dans la voiture qui a un toit. Mais prudence, hein ? On va attendre Lydia en montant la garde à tour de rôle jusqu’au matin. Je commence. Allez, suis-moi, davaï, davaï !

     

     

     

       Camille effleura du dos de la main celle de son chef endormi après ses trois premières heures de veille et celui-ci s’éveilla immédiatement. Il s’étira en silence et observa la jeune femme qui s’était remise à la surveillance par l’un des interstices du wagon. Ce n’était qu’une faible ligne de lumière entre deux planches mal jointes mais qui permettait d’avoir une vue assez complète sur leur environnement. Il faisait à présent plein jour, un jour clair qui serait probablement illuminé par le soleil. On entendait mille craquements témoignant de la ville s’éveillant à la chaleur naissante et, au loin, les aboiements intermittents d’une meute de chiens errants. Blois se sentait poisseux et encore engourdi. Il s’ébroua en silence et écrasa de la paume de sa main droite un des petits insectes qui, sans réellement le réveiller, avaient couru sur sa peau durant son sommeil avant de désigner d’un signe de la tête leurs sacs à dos pour un rapide inventaire. Ils avaient suffisamment de nourriture et d’eau pour trois jours, des armes blanches de réserve pour l’improbable cas où ils perdraient les leurs et des torches huilées, soigneusement empaquetées dans des linges imbibés. Un système d’allumage à mèches d’amadou complétait ce petit nécessaire de survie. Blois regretta de n’avoir pas su s’obliger à emmener son arc et son carquois. Il avait toutefois son revolver, son deuxième en fait puisque le premier, celui qu’il préférait en raison de son acier bleuté, avait été perdu dans la ville quelques semaines plus tôt. Mais, outre le fait que l’arme était forcément bruyante, il n’avait que peu de balles, moins d’une trentaine et, dans la région, il ne savait pas où se réapprovisionner : il convenait donc d’être parcimonieux, de ne réserver ce type de défense qu’à la toute dernière extrémité. L’arc toutefois… Il aurait dû y réfléchir plus longuement. Il avait trop vite supposé que l’attirail ne pourrait que le gêner mais, à présent, il s’en mordait les doigts : sans arme de moyenne portée, ils devraient se contenter de luttes au corps à corps ou, si cela était encore possible, d’une retraite forcée.

              - On va revenir en arrière. Jusqu’au pont. Voir si Lydia, par extraordinaire… Ensuite… ensuite, on avisera. Tu as des remarques à faire ? C’est le moment…

        Comme la jeune femme haussait les épaules en un signe de dénégation, ils sautèrent doucement du wagon après avoir une nouvelle fois scruté les alentours. Ils refirent en sens inverse, et évidemment bien plus rapidement, leur chemin de la veille et c’est en arrivant au niveau du pont que Blois aperçut ce qui lui avait échappé la veille. Une forme manifestement humaine gisait le long du bord du viaduc, dans ce qui avait été le fossé de drainage du pont. Ils s’en approchèrent rapidement. Le cadavre de Blanche les regardait de ses yeux vides. Des fourmis déjà lui recouvraient une partie du visage et, en dépit du froid du matin naissant, des mouches s’envolèrent à leur approche. Les vêtements et les chaussures du milicien lui avaient été volés. Blois s’agenouilla.

            - Tu vois : il a été happé par une sorte de collet et remonté sur le pont, déclara-t-il en montrant les traces sur le cou de leur compagnon. Le malheureux ne pouvait plus crier. C’est pour ça qu’on n’a rien entendu. Égorgé ensuite. Comme un cochon. Les ordures !

              - Cela veut dire, Blois, que tu avais raison et qu’ils étaient plusieurs, lui répondit Camille. Pour monter un homme de son poids jusqu’ici… Il y a autre chose : je me demande qui a bien pu être assez adroit pour réussir à le piéger du premier coup dans cette nuit. Il a fallu être très très adroit… Pauvre, pauvre Blanche.

              - On ne peut pas le laisser comme ça, décida Blois.

        S’armant de leurs dagues et de leurs mains, les deux soldats creusèrent un trou dans le fossé assez meuble, non sans continuellement observer le viaduc. Ils se méfiaient de tout. Leur pénible tâche terminée, ils abandonnèrent la tombe improvisée pour aller s’asseoir à quelques dizaines de mètres. Ce fut Camille qui reprit la parole.

              - Blois, il faut qu’on retrouve Lydia. Maintenant on sait que les autres sont plusieurs. Une vraie bande, peut-être… mais il faut rejoindre Lydia. Tu crois qu’elle se cache ?

              - Ça m’étonnerait. Comme je la connais, elle aurait tout fait elle aussi pour nous retrouver… Non, j’espère seulement…

        Blois ne termina pas sa phrase mais il n’en avait pas besoin : Camille comprenait parfaitement ce qu’il voulait dire. Il décida de parler franchement. La jeune femme était un excellent soldat. Cela faisait longtemps que sa période de probation, une expression retenue à la suite d’une ancienne lecture et dont il aimait désigner son apprentissage, était révolue. Il avait totalement confiance en elle et de toute façon, ni elle, ni lui n’avaient le choix.

              - Ça va être dur, déclara-t-il en laissant errer ses yeux sur l’hostile horizon de pierre qui les entourait. Ça va être difficile parce que nous ne sommes que deux et que nous ne savons rien de… tout ça. Si nous retournons maintenant au village, cela veut dire que nous laissons Lydia aux mains de… des clamèches. A moins qu’elle ne leur ait échappé et qu’elle se soit blessée, qu’elle soit peut-être incapable de se défendre… Tout ça revient au même. Moi, je ne veux pas l’abandonner comme ça. Pas ici. Pas comme ça. Mais je sais que c’est personnel. On ne doit pas agir de cette façon. En pareil cas, la procédure – tu le sais parfaitement – c’est d’aller chercher du renfort. Seulement… On n’a pas le temps. Il faut… Mais je ne veux rien t’imposer. Tu as ton mot à dire, toi aussi. Non, ne me réponds pas tout de suite. Réfléchis bien. Je te laisse un petit moment.

        Sans plus s’occuper de sa compagne, Blois rampa vers le bord du viaduc et observa. Rien ne bougeait nulle part si l’on exceptait les oiseaux nombreux dans le ciel ensoleillé et, de temps à autre, entre les murs envahis par la végétation, l’ombre d’un chat ou d’un chien, peut-être même celle d’un renard ou d’une fouine. Les seuls animaux à ne pas s’exposer trop franchement à la lueur du jour étaient les rats qui pullulaient certainement dans les sous-sols. Et les hommes également, cela le frappa soudainement. Blois savait que des dizaines d’individus, isolés ou en petits groupes, occupaient ces ruines qui, la mauvaise saison surtout, offraient des abris commodes. La plupart de ces gens vivaient de petites rapines menées contre les villages isolés et plus ou moins bien défendus. Parfois, ils volaient ceux qui travaillaient dans les champs mais les attaquaient rarement car c’était avant tout des lâches qui ne souhaitaient guère se battre contre ceux qui risquaient de défendre leurs biens les armes à la main. Alors, ils se rabattaient sur un pauvre bougre sans défense  comme le vieux Cavier ou se contentaient de piéger un animal. Des vies misérables et dénuées de sens d’après ce qu’en pensait Blois. Pourtant il avait beau observer, aucun signe, même indirect, d’activité humaine ne se manifestait et cela lui parut étrange. Une giclée d’adrénaline soudaine le fit frissonner et il décida qu’il fallait bouger. Il rejoignit Camille qui, assise sur la voie centrale du train, appuyée contre un petit arbre la protégeant du soleil relativement vif malgré le froid, ne quittait pas des yeux leur environnement. Il l’interrogea du regard. Les yeux clairs se rétrécirent en un signe de complicité et elle haussa les épaules.

             - Je n’avais pas besoin de réfléchir à tout ça. Évidemment que je viens avec toi pour chercher Lydia. On ne va pas la laisser ici, voyons. Je n’oserais jamais retourner au village sinon.

        Blois acquiesça. Il n’avait jamais douté d’elle.

             - Voilà comment je vois les choses, commença-t-il, soit on descend du viaduc maintenant et on le longe jusqu’à l’autre pont qu’on voit là-bas après le tunnel, soit on traverse par le tunnel. Je suis pour la deuxième solution : il faut s’assurer qu’il n’y a personne dans ce trou… Être sûrs que Lydia n’est pas dedans… Pour le tunnel, on a des torches, d’accord, mais ce qu’il nous faut absolument, c’est ton dogue. Lui seul est capable de nous ouvrir la route dans la noirceur. Si on ne trouve rien, on élargira nos recherches en partant de l’autre bout mais une chose est certaine : il ne faut plus se séparer ! Est-ce que tu as une remarque à faire ? Non ? Tu es sûre ? Bon, tu crois que tu peux rappeler le dogue rapidement ?

        Camille sortit de la poche de sa parka l’étrange sifflet que Blois et son groupe lui avaient confisqué lors de sa capture et qui lui avait été rendu en signe d’intégration au village. Blois observa les joues de la jeune fille qui se gonflaient sans qu’aucun son ne jaillisse de l’instrument, à peine un léger souffle d’air par instant. C’était étrange mais Blois savait que le chien, comme tous ses semblables, était sensible aux ultra-sons. La jeune femme insista environ trois à quatre minutes avant d’abandonner le sifflet pour émettre elle-même une espèce de sifflotement léger, presque imperceptible. Ils entendirent bientôt un bruit de gravier et, avant même de s’être alarmé, Blois vit surgir l’impressionnante masse de Serp venant se coucher aux pieds de sa maîtresse. Pour Blois, cette extraordinaire complicité entre le demi-loup et la jeune fille était hallucinante. Hallucinante mais tellement réconfortante.

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